Le Jour des Fourmis (59 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Ils essayèrent d’inventer une
plaisanterie fourmi : « C’est l’histoire d’une fourmi qui repeint son
plafond…», mais le résultat ne fut pas très probant. Il aurait fallu savoir ce qui
est important et ce qui ne l’est pas pour une habitante d’une fourmilière.

103
e
renonce pour
l’instant à comprendre, elle note juste dans sa phéromone zoologique :
« Les Doigts ont besoin de raconter des histoires bizarres qui provoquent
des phénomènes physiologiques. Ils aiment à se moquer de tout. »

On zappa.

« Piège à réflexion ». M
me
Ramirez apparut, confrontée au mystère des six triangles à construire avec six
allumettes. Elle persistait à prétendre ne pas posséder la réponse, mais
Laetitia et Jacques savaient maintenant que toutes les réponses, M
me
Ramirez les connaissait depuis longtemps.

Ils zappèrent.

Film sur la vie d’Albert Einstein.
Explications en forme de vulgarisation de ses théories astrophysiques. 103
e
y trouve un intérêt inattendu.

Réception : Au début, je ne
différenciais pas les Doigts les uns des autres. Maintenant, à force de voir
des physionomies doigtières, je distingue des différences. Lui, par exemple,
c’est un mâle, n’est-ce pas ? Je le reconnais car il a le poil court.

Reportage sur l’obésité. On y
explique l’anorexie et l’obésité. La fourmi s’insurge.

Réception : Qu’est-ce que
c’est que ces individus qui mangent à tort et à travers ! Manger, c’est
l’acte le plus simple et le plus naturel du monde. Même une larve sait comment
se nourrir. Quand une fourmi citerne enfle en se gonflant de nourriture, c’est
pour le bien de la communauté et elle est fière de son corps épaissi, pas comme
ces femelles Doigts qui se lamentent parce qu’elles sont incapables de limiter
leur nourriture !

103
e
s’avérait une
téléspectatrice inlassable.

Les Ramirez avaient fermé leur
magasin de jouets. Laetitia et Jacques dormirent dans la chambre d’amis. Tous
se relayaient pour satisfaire la fourmi.

103
e
est avide
d’informations en tout genre. Tout l’intéresse : les règles du football,
du tennis, des jeux, les guerres inter-Doigts, la politique des nations, les
parades nuptiales doigtières. Les dessins animés la ravissent par leur
graphisme simple et clair. Elle s’extasie devant
La Guerre des étoiles.
Elle ne comprend pas tout le scénario du film mais certaines séquences lui
rappellent les batailles de la Ruche d’or.

Elle consigne tout dans sa phéromone
zoologique. Ces Doigts sont d’une imagination !

189. ENCYCLOPÉDIE

ONDE : Tout, objet, idée,
personne, peut se ramener à une onde. Onde de forme, onde de son, onde d’image,
onde d’odeur. Ces ondes entrent forcément en interférence avec d’autres ondes
lorsqu’elles ne sont pas dans le vide infini. C’est l’étude des interférences
entre les ondes-objets, idées, personnes qui est passionnante. Que se
passe-t-il lorsqu’on mélange le rock and roll et la musique classique ?
Que se passe-t-il lorsqu’on mélange la philosophie et l’informatique ? Que
se passe-t-il lorsqu’on mélange l’art asiatique et la technologie occidentale ?
Quand on verse une goutte d’encre dans de l’eau, les deux substances ont un
niveau d’information très bas, uniforme. La goutte d’encre est noire et le
verre d’eau est transparent L’encre, en tombant dans l’eau, génère une crise.
Dans ce contact, l’instant le plus intéressant est celui où des formes
chaotiques apparaissent. L’instant avant la dilution. L’interaction entre les
deux éléments différents produit une figure très riche. Il se forme alors des
volutes compliquées, des formes torturées et toutes sortes de filaments qui peu
à peu se diluent pour donner de l’eau grise. Dans le monde des objets, cette
figure très riche est difficile à immobiliser, mais dans le monde du vivant,
une rencontre peut s’incruster et rester figée dans la mémoire.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

190. CHLI-POU-NI SE TOURMENTE

Chli-pou-ni est inquiète. Des
moucherons messagers, revenus d’Orient, rapportent qu’il ne reste rien de la
croisade contre les Doigts. Elle a été entièrement anéantie par une arme
doigtière projetant des tornades d’« eau qui pique ».

Tant de légions, tant de soldates,
tant d’espoirs gaspillés en vain !

La reine de Bel-o-kan, face au
cadavre de sa mère Belo-kiu-kiuni, lui demande conseil. Mais la carapace est
vide et creuse. Elle ne lui répond pas. Chli-pou-ni arpente nerveusement la
loge nuptiale. Des ouvrières veulent l’approcher pour la caresser et l’apaiser.
Elle les repousse avec violence.

Elle s’arrête et lève haut ses
antennes.

Il doit bien exister un moyen de
les détruire.

Elle fonce vers la Bibliothèque
chimique en continuant d’émettre la phéromone.

Il y a forcément un moyen de les
détruire.

191. CE QU’ELLE PENSE DE NOUS

Depuis cinq jours déjà, 103
e
,
sans le moindre repos, regardait la télévision. Elle n’avait émis qu’une seule
demande : elle avait besoin d’une petite capsule pour y ranger ses
phéromones zoologiques sur les Doigts.

Laetitia considéra ses
compagnons :

— Cette fourmi devient une
vraie droguée de télé !

— Elle a l’air de comprendre ce
qu’elle voit, remarqua Méliès.

— Probablement un dixième de ce
qui passe sur l’écran, pas plus. Elle est comme un nouveau-né devant ce
téléviseur. Ce qu’elle ne saisit pas, elle l’interprète à sa manière.

Arthur Ramirez n’était pas d’accord.

— Je crois que vous la
sous-estimez. Ses commentaires sur la guerre syrako-syranienne sont très
judicieux. En plus, elle sait apprécier les dessins animés de Tex Avery.

— Moi, je ne la sous-estime pas
du tout, dit Méliès, et c’est bien pourquoi je m’inquiète. Si seulement elle ne
s’intéressait qu’aux cartoons ! Hier, elle m’a demandé pourquoi nous nous
donnions tant de mal pour nous faire souffrir les uns les autres.

Tous en furent consternés. Un même
tourment les agitait :
Que peut-elle donc penser de nous ?

— Il nous faudrait veiller à ce
qu’elle ne perçoive pas d’images trop négatives de notre monde. Il suffit de
changer de chaîne à temps, après tout, ajouta le commissaire.

— Non, protesta le maître des
lutins. Cette expérience est trop intéressante. Pour la première fois, un être
vivant non humain nous juge. Laissons notre fourmi libre de nous juger et de
nous dire ce que nous valons dans l’absolu.

Ils revinrent tous trois devant la
machine « Pierre de Rosette ». Dans la cloche, l’invitée de marque
gardait sa tête bien plaquée devant l’écran à cristaux liquides. Elle
frétillait des antennes et salivait à toute vitesse des phéromones en suivant
une campagne électorale. Visiblement, elle écoutait très attentivement le
discours du président de la République, en prenant une multitude de notes.

Émission : Salutations, 103
e
.

Réception : Salutations,
Doigts.

Émission : Tout va
bien ?

Réception : Oui.

Pour mieux permettre à 103
e
de suivre les émissions à son gré, Ramirez avait fini par fabriquer une
télécommande microscopique permettant à la fourmi de zapper depuis sa cloche
d’expérimentation. L’insecte en usait et en abusait.

L’expérience dura encore plusieurs
jours.

La curiosité de la fourmi semblait
inépuisable. Elle exigeait sans cesse des Doigts de nouvelles explications.
C’est quoi, le communisme, le moteur à explosion, la dérive des continents, les
ordinateurs, la prostitution, la Sécurité sociale, les trusts, le déficit
économique, la conquête de l’espace, les sous-marins nucléaires, l’inflation,
le chômage, le fascisme, la météorologie, les restaurants, le tiercé, la boxe,
la contraception, la réforme universitaire, la justice, l’exode rural… ?

103
e
a déjà entassé trois
phéromones zoologiques sur les Doigts.

Le dixième jour, Laetitia Wells n’en
put plus. Elle n’avait peut-être guère apprécié d’humains jusqu’ici mais elle
avait toujours eu le sens de la famille. Or, son cousin Jonathan était
peut-être à l’article de la mort et la fourmi salvatrice qu’il leur avait
dépêchée restait plantée là, indéracinable, devant son récepteur.

Émission : Es-tu prête
maintenant à nous guider vers Bel-o-kan ? demanda-t-elle à 103
e
.

Un instant de silence pendant lequel
le cœur de Laetitia battit la chamade. À ses côtés, les autres guettaient tout
aussi anxieusement le verdict myrmécéen…

Réception : Vous voulez donc
savoir quel est mon verdict ? Très bien. Je crois que j’en ai vu assez
pour vous juger.

Elle dégage sa tête de l’écran de
télévision et se campe sur ses pattes arrière.

Réception : Je ne prétends
pas vous connaître parfaitement, évidemment, votre civilisation est si
compliquée… mais… en fait je peux déjà me rendre compte de l’essentiel.

Elle les fait languir, ménage ses
effets. 103
e
est vraiment très expérimentée en matière de
manipulation des individus.

Réception : Votre
civilisation est très compliquée mais j’en ai vu assez pour en comprendre
l’essentiel. Vous êtes des animaux pervers, irrespectueux de tout ce qui vous
environne, uniquement soucieux d’accumuler ce que vous nommez de
l’« argent ». Vos rétrospectives historiques m’horrifient : ce
ne sont que successions de meurtres sur une plus ou moins grande échelle.
D’abord vous tuez, ensuite vous discutez. De la même manière, vous vous
détruisez entre vous et vous détruisez la nature.

Ça commençait mal. Les trois humains
n’avaient pas prévu tant de dureté.

Réception : Ils y a
cependant chez vous des choses qui me fascinent. Ah, vos dessins !
Surtout, j’adore ce Doigt… Léonard de Vinci. Cette idée de faire des dessins
pour montrer son interprétation du monde et de fabriquer des objets inutiles
uniquement pour leur beauté esthétique, c’est fabuleux ! Comme si on
fabriquait des parfums non pas simplement pour communiquer, mais juste pour le
bonheur de les respirer ! Cette beauté gratuite et inutile que vous
appelez « art », c’est votre avantage sur notre civilisation. Nous ne
possédons rien de tel dans nos cités. Votre civilisation est riche de son art
et de ses passions inutiles.

Émission : Alors, tu es
d’accord pour nous conduire à Bel-o-kan ?

La fourmi ne veut pas répondre
encore.

Réception : Avant d’arriver
chez vous, j’ai rencontré des blattes. Et elles m’ont appris quelque chose. On
aime ceux qui sont capables de s’aimer, on aide ceux qui ont envie de s’aider
eux-mêmes…

Elle agite ses antennes, sûre d’elle
et de ses arguments.

Réception : Voilà la question
qui me semble importante. À ma place, jugeriez-vous positivement votre propre
espèce ?

La tuile. Ce n’est évidemment pas à
Laetitia Wells qu’il faut poser la question. Ni à Arthur Ramirez.

La fourmi poursuit tranquillement
son raisonnement.

Réception : Vous me
comprenez ? Vous aimez-vous vous-mêmes assez pour qu’on ait envie de vous
aimer ?

Émission : Eh bien…

Réception : Si vous ne vous
aimez pas vous-mêmes, comment peut-on espérer qu’un jour vous serez capables
d’aimer des êtres aussi différents que nous !

Émission : C’est-à-dire…

Réception : Vous cherchez
les bonnes phéromones pour me convaincre ? Ne cherchez plus. Les
explications que j’attendais de vous, votre télévision me les a fournies. J’y
ai vu des documentaires, des reportages où des Doigts s’entraidaient, où des
Doigts accouraient de nids lointains pour secourir d’autres Doigts, où des
Doigts roses soignaient des Doigts marron. Nous, les fourmis comme vous nous
appelez, nous n’en ferions jamais autant. Nous ne secourons pas les nids
éloignés, nous ne secourons pas les fourmis des autres espèces. Et puis, j’ai
vu des publicités pour des ours en peluche. Ce ne sont que des objets et
pourtant, des Doigts les caressaient, des Doigts les embrassaient. Les Doigts
ont donc en eux un surplus d’amour à donner.

Ils s’étaient attendus à tout, mais
pas à ça. Pas à ce que l’espèce humaine séduise un non-humain grâce aux œuvres
de Léonard de Vinci, aux médecins-aventuriers et à des ours en peluche !

Réception : Ce n’est pas
tout. Vous soignez bien vos couvains. Vous espérez que les Doigts du futur
seront meilleurs que ceux d’aujourd’hui. Vous aspirez à progresser. Vous êtes
comme nos soldates qui se sacrifient afin de faire un pont sur lequel passeront
leurs sœurs pour traverser un ruisseau. Les jeunes passeront et pour qu’elles
passent, les anciennes sont prêtes à mourir. Oui, tout ce que j’ai vu, films,
informations, publicités, exprimait le regret de n’être que ce que vous êtes et
votre espoir de vous améliorer. Et de cet espoir jaillit votre « humour »,
naît votre « art »…

Laetitia avait les larmes aux yeux.
Il lui avait fallu une fourmi pour lui expliquer et lui apprendre à aimer
l’espèce humaine. Après le discours de 103
e
, elle ne serait jamais
plus la même. Son humanophobie venait d’être guérie par une fourmi ! Elle
eut soudain envie de mieux connaître ses contemporains. C’est vrai qu’il y en
avait des formidables. Cette fourmi l’avait compris en quelques heures de
télévision alors qu’elle ne l’avait jamais perçu de toute sa vie.

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