Authors: Richard Bachman
Tags: #Fiction, #Horror, #Thrillers, #General, #sf
STEPHEN KING
(RICHARD BACHMAN)
RUNNING
MAN
TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR FRANK STRASCHITZ
Titre original :
THE RUNNING MAN
© Richard Bachman, 1982
Pour la traduction française :
© Éditions Albin Michel, S.A., 1988
Compte à rebours...
100
Les yeux mi-clos, elle s’efforçait de lire le thermomètre à la lumière froide qui tombait de la fenêtre. Derrière elle, dans la bruine incessante, se dressaient les autres immeubles de Co-Op City. Au-dessous, dans le puits d’aération, du linge grisâtre séchait sur des fils. Tout en bas, des rats et des chats de gouttière bien nourris fouillaient dans les tas d’ordures.
Elle regarda son mari. Il était assis à la table, fixant le Libertel avec un regard d’une totale vacuité. Il faisait ça depuis des semaines. Ça ne lui ressemblait pas. Il avait toujours détesté le Libertel. Bien sûr, il y en avait un dans chaque appartement ― c’était la loi – mais il n’était pas encore interdit de l’éteindre. La loi de 2021 sur la prestation obligatoire n’avait pas obtenu (à six voix près) la majorité requise des deux tiers. D’habitude, il ne la regardait jamais. Depuis que Cathy était malade, il suivait tous les jeux. En le voyant ainsi, une peur insidieuse s’emparait d’elle.
La voix hystérique du speaker donnant le flash d’infos de la mi-temps couvrait presque la toux sifflante et les gémissements de Cathy.
— Alors ? demanda Richards.
— Ça va...
— Me raconte pas de conneries !
— Elle a quarante.
Il abattit les deux poings sur la table, faisant voler une assiette en plastique qui tomba sur le sol avec un bruit creux.
— On va appeler un docteur... Ça ira, je t’assure. Tu te fais trop de bile. Ecoute...
Elle essayait en vain d’attirer son attention : il s’était de nouveau tourné vers l’écran, où le jeu avait repris. C’était un petit jeu de début d’après-midi,
Le Moulin de la fortune
. Seuls étaient acceptés les concurrents atteints de maladies chroniques du cœur, du foie ou des poumons, plus un ou deux estropiés pour les intermèdes comiques. La règle était simple : il fallait rester le plus longtemps possible sur un moulin de discipline, tout en bavardant sans trêve avec l’animateur. Chaque minute valait dix dollars. Toutes les deux minutes, l’animateur posait au concurrent une question-bonus à cinquante dollars, dans la catégorie choisie par celui-ci (le type qui passait en ce moment avait un souffle au cœur et sa spécialité était l’histoire des Etats-Unis). Si le concurrent, hors d’haleine, en proie au vertige, le cœur faisant des bonds fantastiques dans sa poitrine, loupait une question, on déduisait cinquante dollars de ses gains et le moulin était accéléré d’un cran.
— On s’en tirera, Ben, je t’assure. Vraiment. Je... Je vais...
— Tu vas faire quoi ? (Il lui lança un regard mauvais.) Te débrouiller, comme tu dis ? Non, Sheila, c’est fini, ça. Et puis, ça ne sert à rien. Ce qu’il lui faut, c’est un vrai médecin. Pas une sage-femme de quartier aux mains crasseuses et à l’haleine qui empeste le whisky. Avec tout le matériel moderne. Je vais m’en occuper.
Il traversa la pièce, sans pouvoir détacher son regard du Libertel scellé dans le mur au-dessus de l’évier. Il décrocha sa veste en cotonnade bon marché et l’enfila avec des gestes saccadés.
— Non ! Non, je... je t’interdis, tu m’entends ? Tu ne vas pas...
— Et pourquoi pas ? Au pire, tu toucheras une allocation de mère seule. D’une façon ou d’une autre, il faut trouver une solution.
Elle n’avait jamais été bien jolie, et était devenue maigre et sèche depuis que son mari ne travaillait plus. Mais en ce moment de rébellion, elle était presque belle.
— Pas question ! J’aime encore mieux faire une passe de deux dollars au gérant que de toucher une prime sur la peau de mon homme !
Il lui fit face, les mâchoires serrées, le regard sombre : conscient, et un peu fier aussi, de ce qui le rendait différent, de ce quelque chose d’invisible qui faisait de lui une proie toute désignée pour le Réseau. Il était une sorte de dinosaure. Pas bien gros, mais tout de même une survivance gênante. Un danger, peut-être. Les grands nuages se condensent autour de particules infimes.
Il montra la chambre à coucher.
— Tu préfères peut-être qu’elle soit jetée dans la fosse commune ? Ça te dirait, ça ?
A court d’arguments, elle fondit en larmes. Entre deux sanglots, elle fit un ultime effort :
— Mais c’est exactement ce qu’ils veulent, Ben. Ils veulent que les gens comme nous, comme toi...
— Ils ne me prendront peut-être pas, dit-il en ouvrant la porte. Je n’ai peut-être pas ce qu’ils cherchent.
— Ils vont te tuer ! Et je serai ici, à tout regarder. Tu tiens vraiment à ce que je voie cela, avec Cathy à côté de moi ?
— Je veux qu’elle vive.
Il essaya de refermer la porte, mais elle s’interposa :
— Embrasse-moi, au moins.
Il l’embrassa. Au bout du couloir, Mme Jenner entrouvrit sa porte pour jeter un coup d’œil. Une succulente, une intolérable odeur de choux et de corned-beef leur parvint. Mme Jenner se débrouillait bien. Elle était aide-caissière au drugstore du quartier, et avait un flair extraordinaire pour repérer les porteurs de fausses cartes.
— Tu prendras l’argent ? demanda Richards. Tu ne feras pas d’idioties ?
— Je le prendrai, murmura-t-elle. Tu sais bien que je le prendrai.
Il la serra gauchement contre lui, puis l’écarta et, sans se retourner, plongea dans l’escalier sombre et abrupt.
Figée sur le seuil, secouée par des sanglots silencieux, elle l’écouta descendre les cinq étages, puis claquer la porte. Elle s’essuya les yeux avec un coin de son tablier, tenant toujours à la main le thermomètre avec lequel elle avait pris la température du bébé.
Mme Jenner arriva sans bruit et lui toucha le bras pour attirer son attention.
— Chérie... Quand vous aurez l’argent, je peux vous trouver de la pénicilline au marché noir... Pas cher... et de première qualité...
— Foutez le camp ! hurla-t-elle.
Mme Jenner eut un mouvement de recul et retroussa instinctivement la lèvre supérieure, révélant des chicots noircis.
— C’était juste pour rendre service, ronchonna-t-elle avant de regagner son logement d’un pas pressé.
Derrière la mince cloison de plastibois, les vagissements de Cathy continuaient. Ils furent bientôt couverts par les rugissements venus du Libertel : le concurrent du
Moulin de la fortune
venait simultanément de rater une question et d’avoir une crise cardiaque. Des assistants l’emmenaient sous les applaudissements du public.
Le visage agité par un tic, Mme Jenner nota le nom de Sheila Richards sur son calepin.
— Nous verrons ça, ma petite sainte nitouche, marmonna-t-elle... Nous verrons qui aura le dernier mot.
Elle referma le calepin d’un geste sec et s’installa pour regarder le jeu suivant.
Compte à rebours...
099
Lorsque Richards arriva dans la rue, la bruine s’était transformée en pluie. Sur l’immeuble d’en face, le thermomètre publicitaire de DOKES (
Juste la bonne température pour allumer une Dokes... Seuls les riches fument des Dokes !
) indiquait dix degrés. Il devait donc faire dans les quatorze dans l’appartement. Et la petite Cathy avait la grippe...
Un rat traversa sans se presser la chaussée de béton craquelé. A cheval sur le trottoir, l’épave d’une Humber 2013 finissait de rouiller. Elle avait été dépouillée de tout ce qui pouvait se démonter, y compris les roues et le carter du moteur, mais les flics n’étaient pas venus l’enlever. Depuis des années, ils ne s’aventuraient plus guère au sud du Canal. Co-Op City était un dédale de cages à lapins ponctué de parkings hantés par les rats, de terrains de jeu bétonnés, de magasins fermés. Les gangs de motards y faisaient la loi. Les rues étaient silencieuses et fantomatiques. Ceux qui ne pouvaient éviter de sortir prenaient le pneumo-bus ou s’armaient d’un cylindre de gaz.
Il marchait vite, sans penser, sans regarder autour de lui. L’air épais avait une odeur sulfureuse. Quatre motards le croisèrent en rugissant. L’un d’eux lui lança un pavé, qu’il évita aisément. Deux pneumos passèrent dans un grand déplacement d’air, mais il ne leur fit pas signe. Il n’avait pas de quoi prendre un ticket : les vingt dollars (
anciens
dollars) de son allocation de chômage hebdomadaire avaient été dépensés jusqu’au dernier
cent
. Les bandes qui écumaient le quartier devaient sentir son dénuement : personne ne l’embêta.
Grands ensembles, lotissements, clôtures métalliques, parkings vides, fenêtres aux vitres brisées, sacs poubelles déchiquetés par les rats, ordures entraînées par la pluie, graffiti tracés à la craie sur le sol et les murs : LAISSE PAS LE SOLEIL SE LEVER SUR TOI, T’ENTENDS ! ÇA BAT LES DOKES ! TA MAMAN ÇA LA DÉMANGE. PÈLE TA BANANE. TOMMY DEALE. HITLER ÉTAIT COOL. MARY. SID. À MORT LES YOUPINS. Les vieilles lampes à sodium installées par G-A dans les années 70 étaient depuis longtemps brisées à coups de pierres. Pas de danger qu’on vienne les remplacer. Les technicos restent au nord du fleuve, mon gars, dans les quartiers résidentiels. Là où c’est « cool ». Ils marchent aux nouveaux dollars.
Tout est silencieux, à part l’écho des pas de Richards et le chuintement proche ou lointain des pneumos. Ce champ de bataille ne s’anime que la nuit. Le jour, c’est un désert gris et silencieux où seuls bougent les chats, les rats et les grosses larves blanches qui couvrent les tas d’ordures. Partout règne l’odeur de pourriture et de mort de cette belle année 2025. Les câbles du Libertel sont enterrés à bonne profondeur ; seul un idiot ou un révolutionnaire essaierait de s’y attaquer. Le Libertel, c’est le pain de la vie, l’étoffe dont sont faits les songes. La poudre vaut douze anciens dollars le sachet et le Frisco Push, vingt la tablette, mais le Libertel vous envoie en l’air à l’œil. Là-bas, de l’autre côté du Canal, l’usine à rêves tourne vingt-quatre heures sur vingt-quatre... mais elle tourne aux nouveaux dollars, et seuls ceux qui travaillent en ont. Au sud du Canal, à Co-Op City, ils sont quatre millions, presque tous au chômage.
Au bout de quatre à cinq kilomètres, les magasins de liqueurs et les fumeries devinrent plus nombreux, et leurs grilles, moins solides. Richards passa aussi devant deux ou trois clubs X (
24 perversions ― Venez les compter, 24 !
), quelques prêteurs sur gages, des Boutiques du Sang. A tous les coins de rues, des dealers sur leurs motos, des caniveaux pleins de mégots de joints. Seuls les riches fument des Dokes !
Il voyait les gratte-ciel se dresser vers les nuages, hauts et immaculés. Le plus haut de tous était le Building des Jeux, cent étages, la moitié supérieure cachée par la brume de pollution. Le regard fixé sur le building, il parcourut encore un bon kilomètre. Des cinémas luxueux, des fumeries qu’aucun grillage ne protégeait (mais des privés montaient la garde, un aiguillon électrique à la ceinture). Un flic municipal à chaque croisement. Le parc de la Fontaine du Peuple : entrée, 75
cents
. Des mamans bien habillées regardaient leurs enfants s’ébattre sur le gazon artificiel, à l’abri d’une solide clôture ; la porte était surveillée par deux flics, un dedans, un dehors. Richards eut un pathétique aperçu de la fontaine.
Il traversa le Canal.
Le Building des Jeux paraissait de plus en plus immense, rangées sans fin de fenêtres identiques, parements de granit brillant. Les flics regardaient Richards du coin de l’œil, prêts à intervenir s’il faisait mine de s’arrêter : au nord du Canal, un homme au pantalon élimé, aux cheveux mal coupés et aux yeux cernés ne peut avoir qu’un seul but, les Jeux.
Les tests de qualification commençaient à midi précis ; lorsque Richards prit sa place, il se trouvait presque à l’ombre du building ; pourtant, la file d’attente serpentait devant lui sur encore un bon kilomètre. D’autres arrivaient sans cesse. Les policiers les observaient, une main sur le pistolet et l’autre sur l’aiguillon. Ils arboraient des sourires méprisants et anonymes.
— Dis donc, Frank, tu ne trouves pas qu’il a l’air d’un crétin, celui-là ?
— Y a un type qui vient de me demander s’il y a des toilettes ! Non mais tu te rends compte !
— Ces fils de pute sont...
— Tueraient leur propre mère pour...
— Puent comme s’ils s’étaient pas lavés depuis...
Tête baissée sous la pluie, ils tapaient des pieds pour se réchauffer. Petit à petit, la file avançait.
Compte à rebours...
098
Il était 4 heures passées lorsque Ben Richards arriva à la réception et fut dirigé vers le guichet 9 (Q-R). La femme assise devant le plastoperf avait une expression lasse, cruelle et impersonnelle. Elle le regarda sans le voir.
— Nom, prénoms.
— Richards, Benjamin Stuart.
Les doigts effleurèrent le clavier.
Clic-clataclac-clac
, fit la machine.
— Age-poids-taille.
— Vingt-six, quatre-vingts, un mètre quatre-vingt-cinq.
Clataclic-clac.
— Q.I. certifié par test de Weschler si vous le connaissez et âge auquel vous avez subi le test.
— Cent vingt-six. Quatorze ans.
Clic-clac-clic.
Dans le hall disproportionné, les bruits résonnaient comme dans un mausolée. Questions et réponses. Pleurs et gémissements. Protestations rauques. Parfois, un cri. Questions, encore et toujours.
— Dernière école fréquentée ?
— Métiers manuels.
— Vous avez obtenu le diplôme ?
— Non.
— Combien d’années d’études, et à quel âge avez-vous arrêté ?
— Deux ans. Seize ans.
— Raison de l’interruption des études ?
— Je me suis marié.
Clataclic-clac-clac.
— Nom et âge du conjoint.
— Sheila Catherine Richards. Vingt-six.
— Nom et âge du ou des enfants éventuels.
— Catherine Sarah Richards, dix-huit mois.
Clac-clic-clac.
— Une dernière question. Inutile de mentir : on le verrait à l’examen médical et vous seriez immédiatement disqualifié. Avez-vous jamais pris de l’héroïne ou des amphétamines synthétiques appelées San Francisco Push ?
— Non.
Clic.
Une carte en plastique fut éjectée de l’appareil. Elle la lui tendit.
— Ne la perdez surtout pas. Vous seriez obligé de tout recommencer la semaine prochaine.