La Loi des mâles (28 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Celui-ci courut sur Paris pour
contester la désignation de son futur beau-père. Il exigeait la convocation du
Conseil des Pairs et la reconnaissance de la petite Jeanne de Navarre comme
reine de France.

Philippe, pour s’assurer la régence,
avait sacrifié la comté de Bourgogne ; pour garder la royauté il offrit de
séparer les deux couronnes de France et de Navarre, si récemment réunies, et de
laisser le petit royaume pyrénéen à la fille douteuse de son frère.

Mais si Jeanne était jugée digne de
régner sur la Navarre, n’était-elle pas digne de régner également sur la
France ? Le duc Eudes en décida ainsi et refusa la proposition. On irait
donc à l’épreuve de force.

Eudes repartit au galop pour Dijon
d’où il lança, au nom de sa nièce, une proclamation à tous les seigneurs
d’Artois et de Picardie, de Brie et de Champagne, les invitant à refuser
obéissance à un usurpateur.

Il s’adressa dans le même sens au
roi Edouard II d’Angleterre qui, malgré les efforts de sa femme Isabelle,
s’empressa d’envenimer la querelle en prenant le parti des Bourguignons. Dans
toute division qui surgissait au royaume de France, le roi anglais voyait la
perspective d’émanciper la Guyenne.

« Est-ce donc à cela que je
suis parvenue en dénonçant l’adultère de mes belles-sœurs ! » pensait
la reine Isabelle.

À se voir ainsi menacé au nord, à
l’est, au sud-ouest, un autre que Philippe le Long eût peut-être lâché prise.
Mais le nouveau roi savait qu’il disposait de plusieurs mois ; l’hiver
n’était pas temps de guerre ; ses ennemis devaient attendre le printemps
pour pouvoir mettre des armées sur pied. Le plus urgent, pour Philippe, était
d’aller se faire couronner et d’être revêtu de l’indélébile dignité du sacre.

Il voulut d’abord fixer la cérémonie
à l’Epiphanie ; la fête des Rois lui semblait de bon augure. On lui
représenta que les bourgeois de Reims n’auraient pas le temps de tout
préparer ; il accorda un délai de trois jours. La cour partirait de Paris
le 1
er
janvier, et le sacre se ferait le dimanche 9.

Depuis Louis VIII, premier roi
non élu du vivant de son prédécesseur, on n’avait jamais vu l’héritier du trône
se précipiter aussi vite à Reims.

Mais la consécration religieuse
semblait encore insuffisante à Philippe ; il voulait y ajouter quelque
chose qui frappât d’une manière nouvelle la conscience populaire.

Il avait souvent médité les
enseignements d’Egidio Colonna, le précepteur de Philippe le Bel, l’homme qui
avait véritablement formé la pensée du Roi de fer et dont le traité sur les
principes de la royauté contenait de telles remarques que celle-ci :

« À parler dans l’absolu, il
serait préférable que le roi fût élu ; seuls les appétits corrompus des
hommes et leur manière d’agir doivent faire préférer l’hérédité à
l’élection. »

— Je veux être roi du
consentement de mes sujets, déclara Philippe le Long, et je ne me sentirai
vraiment digne de les gouverner qu’à ce prix. Et puisque certains grands me
font défaut, je donnerai la parole aux petits.

Son père lui avait montré la voie en
convoquant, dans les heures difficiles de son règne, des assemblées où toutes
les classes, tous les « états » du royaume se trouvaient représentés.
Il décida que deux assemblées de cette sorte, mais plus larges encore que les
précédentes, seraient tenues l’une à Paris pour la langue d’oïl, l’autre à
Bourges pour la langue d’oc, dans les semaines qui suivraient son sacre. Et il
prononça le mot d’« États généraux ».

Les légistes furent mis à fourbir
les textes qui seraient présentés à l’approbation des États, de telle sorte que
Philippe apparût comme choisi et désigné par le peuple entier. On reprit tout
naturellement les arguments du connétable, à savoir que les lis ne pouvaient
filer la laine et que le royaume était trop noble pour tomber entre mains de
femme. On s’appuya, plus étrangement, sur le fait qu’entre le vénéré Saint
Louis et Madame Jeanne de Navarre on comptait trois intermédiaires successoraux,
alors qu’entre Saint Louis et Philippe il n’en existait que deux. Ce qui fit, à
bon droit, le comte de Valois s’écrier :

— Pourquoi pas moi, dans ce
cas, qui ne suis séparé de Saint Louis que par mon père !

Et puis, enfin, des conseillers du
Parlement, pressés au zèle par Miles de Noyers, exhumèrent sans trop de foi le
vieux code de coutumes des Francs Saliens, antérieur à la conversion de Clovis
au christianisme. Ce code ne contenait rien quant à la transmission des
pouvoirs royaux. Il se présentait comme un recueil de jurisprudence civile et
criminelle assez grossier, et de surcroît mal compréhensible puisqu’il avait
plus de huit siècles. Une indication brève stipulait que l’héritage d’une
propriété foncière devait échoir, par division égale, aux enfants mâles du
possesseur défunt. C’était tout.

Il n’en fallut pas plus à quelques
docteurs en droit séculier pour bâtir là-dessus leur démonstration. La couronne
de France ne pouvait aller qu’aux mâles, puisque couronne impliquait possession
des terres. Et la meilleure preuve que le code salien avait été appliqué dès
l’origine, ne la trouvait-on pas dans le fait que seuls des hommes se fussent
succédé ? Ainsi Jeanne de Navarre pouvait être éliminée sans que
l’accusation de bâtardise, improuvable, eût seulement à être avancée.

Les docteurs étaient maîtres de
leurs grimoires. On ne s’avisa pas de leur objecter que la dynastie
mérovingienne n’était pas issue des Saliens, mais des Sicambres et des
Bructères ; et nul n’alla, dans l’instant, regarder sur pièce cette
fameuse loi salique, qu’on inventa en prétendant s’y référer, et qui ferait
fortune dans l’Histoire après qu’elle aurait ruiné le royaume en causant une
guerre de cent ans.

L’adultère de Marguerite de
Bourgogne, en vérité, coûterait cher à la France.

Mais, pour le présent, le pouvoir
central ne chômait pas. Déjà Philippe réorganisait l’administration, appelait
de grands bourgeois à son Conseil, et créait des « chevaliers
poursuivants », remerciant ainsi ceux qui depuis Lyon l’avaient servi sans
trêve
[21]
.

À Charles de Valois, il rachetait
l’atelier de monnaie du Mans, avant de reprendre dix autres ateliers épars en
France. Désormais toute la monnaie circulant au royaume ne serait plus battue
que par le roi.

Se souvenant des idées de
Jean XXII lorsque celui-ci n’était encore que le cardinal Duèze, Philippe
prépara une réforme du système des amendes pénales et des droits de
chancellerie. Les notaires verseraient chaque samedi au Trésor les sommes
encaissées, et l’enregistrement des actes serait soumis à des tarifs décrétés
par la Chambre des comptes.

Comme il en allait des
chancelleries, il en alla des douanes, des prévôtés, capitaineries de villes et
recettes de finances. Les abus et malversations, qui avaient eu libre cours
depuis la mort du Roi de fer, furent durement réprimés. À toutes les hauteurs
de la société, dans toute l’activité nationale, dans les cours de justice, sur
les ports, sur les places de marché et de foire, on sentit, on comprit que la
France était reprise en mains fermes… des mains de vingt-cinq ans !

Les fidélités ne s’obtiennent pas
sans bienfaits. Philippe paya son avènement de larges libéralités.

Le vieux sénéchal de Joinville
s’était fait reconduire à son château de Wassy où il avait déclaré vouloir
mourir. Il se savait sur l’extrême fin. Son fils Anseau, qui depuis Lyon
n’avait pas quitté Philippe, dit un jour à ce dernier :

— Mon père m’a assuré que
d’étranges choses s’étaient passées à Vincennes, lors de la mort du petit roi,
et il lui est venu aux oreilles de troublantes rumeurs.

— Je sais, je sais, répondit
Philippe. À moi aussi, certains faits, en ces journées, ont paru surprenants.
Voulez-vous mon sentiment, Anseau ? Je ne veux pas médire de Bouville, car
je n’ai point de preuves. Mais je me demande s’il n’a pas été inférieur à la
tâche confiée. Il montrait tant d’agitation, écoutait tant de vains
propos ! Ses prudences désordonnées ont donné du fil aux imaginations… De
toute manière il est trop tard.

Il prit un temps et ajouta :

— Anseau, je vous ai fait
marquer au Trésor pour une donation de quatre mille livres, et ceci vous dira
assez ma gratitude pour l’aide que vous m’avez toujours apportée. Et si le jour
du sacre, mon cousin le duc de Bourgogne, comme je le pense, ne se trouve point
là pour me nouer les éperons, c’est vous qui tiendrez cet office. Vous êtes
assez haut chevalier pour cela.

L’or toujours pour river les bouches
fut le meilleur métal : mais Philippe savait qu’avec certains hommes il
faut en plus orfévrer un peu la soudure.

Restait à régler le cas de Robert
d’Artois. Philippe se félicitait d’avoir tenu en prison son dangereux cousin
pendant les derniers événements. Mais il ne pouvait pas le garder indéfiniment
au Châtelet. Un couronnement s’accompagne généralement d’actes de clémence et
d’octrois de grâces. Sur une pressante intervention de Charles de Valois,
Philippe feignit de se montrer bon prince.

— C’est bien pour vous
complaire, mon oncle, dit-il. Robert sera donc remis en liberté…

Il laissa sa phrase en suspens, et
sembla calculer.

— … mais trois jours
seulement après mon départ pour Reims, ajouta-t-il, et il n’aura pas droit de
s’écarter de Paris de plus de vingt lieues.

 

VII
TANT DE RÊVES ÉCROULÉS !

Dans sa royale ascension, Philippe le
Long n’avait pas seulement enjambé deux cadavres ; il laissait encore sous
ses pas deux autres destins brisés, deux femmes écrasées, l’une reine et
l’autre obscure.

Le lendemain des obsèques du faux
Jean I
er
à Saint-Denis, Madame Clémence de Hongrie, dont chacun
s’attendait à ce qu’elle rendît l’âme, était remontée faiblement à la
conscience et à la vie. Quelque remède enfin s’était montré efficace ; la
fièvre et l’infection se retiraient de ce corps, comme pour laisser la place à
d’autres peines. Les premières paroles que prononça la reine furent pour
demander son fils, qu’elle avait à peine eu le temps d’entrevoir. Son souvenir
ne lui représentait qu’un petit corps nu qu’on frictionnait à l’eau de rose et
qu’on déposait dans un berceau…

Lorsqu’on lui fit savoir, avec mille
ménagements, qu’on ne pouvait pas le lui montrer aussitôt, elle murmura :

— Il est mort, n’est-ce
pas ? Je le savais. Je l’ai senti, dans ma fièvre… Cela aussi devait
arriver…

Elle n’eut pas la réaction
foudroyante qu’on redoutait. Elle resta prostrée, mais sans larmes, avec sur le
visage cette expression d’ironie tragique qu’ont certaines gens à la fin d’un
incendie, devant les cendres fumantes de leur demeure. Ses lèvres s’écartèrent
comme pour rire, et pendant quelques instants on la crut démente.

Le malheur avait mis de l’excès à
s’acharner sur elle ; il y avait des places mortes dans cette âme, et le
sort pouvait y frapper à coups redoublés sans plus en tirer de souffrance.

Bouville, devant elle, se voyait
condamné à une mensongère mission de consolateur impuissant. Chaque mot
d’amitié que lui adressait la reine le torturait de remords.

« Son enfant vit, et je ne dois
pas le lui dire. Quand je pense que je pourrais lui donner si grande
joie !…»

Vingt fois, la pitié, et même la
simple honnêteté, faillirent l’emporter. Mais madame de Bouville, le sachant d’âme
faible, ne le laissait jamais seul auprès de la reine.

Au moins put-il se soulager à moitié
en accusant Mahaut, la réelle coupable.

La reine haussa les épaules. Que lui
importait la main dont les forces du mal s’étaient servies pour
l’atteindre ?

— J’ai été pieuse, j’ai été
bonne ; du moins je crois l’avoir été, disait-elle ; je me suis
efforcée de suivre les ordonnances de la religion et d’amender ceux qui
m’étaient chers. Je n’ai jamais souhaité peine à quiconque. Et Dieu s’est
employé à me meurtrir plus qu’aucune de ses créatures… Or je vois des méchants
triompher en tout.

Elle ne se révoltait pas, ni ne
blasphémait non plus ; elle constatait simplement une sorte de monumentale
erreur.

Son père et sa mère avaient été
enlevés par la peste lorsqu’elle avait à peine deux ans. Tandis que toutes les
princesses de sa famille, ou presque, recevaient établissement dès avant leur
nubilité, elle avait attendu un parti jusqu’à l’âge de vingt-deux ans. Celui
qui s’était offert, inespéré, paraissait le plus haut du monde. À ce mariage
avec la France, elle était arrivée éblouie, éperdue d’un amour irréel, et
pétrie de toutes les intentions du bien. Avant même d’aborder à son nouveau
pays, elle avait manqué périr en mer. Au bout de quelques semaines, elle
découvrait qu’elle avait épousé un assassin et succédé à une reine étranglée.
Après dix mois elle restait veuve, et enceinte. Aussitôt éloignée du pouvoir,
on l’avait séquestrée sous prétexte de la défendre. Elle venait pendant huit
jours de se débattre aux portes du trépas pour apprendre, à peine sortie de cet
enfer, que son enfant était mort, empoisonné sans doute comme son mari l’avait
été.

— Les gens de mon pays croient
au mauvais sort. Ils ont raison. J’ai le mauvais sort, dit-elle. Je me dois
interdire de plus rien entreprendre et de me fier à rien, pas même à Dieu.

Amour, charité, espérance, elle
avait épuisé toutes les réserves de vertus qu’elle possédait, et la foi du même
coup se retirait d’elle.

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