La Loi des mâles (32 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Il eut un grand rire, fit craquer
une cathèdre de chêne en s’y asseyant, et soudain parut remarquer la présence
de Guccio.

— Et vous, mon gentillet,
comment vont vos amours ? demanda-t-il, ce qui signifiait, dans sa bouche,
rien de plus que « bonjour ».

— Mes amours ! Parlons-en,
Monseigneur ! répondit Guccio mécontent de cette violence plus bruyante
qui interrompait la sienne.

Tolomei, d’une grimace, fit signe au
comte d’Artois que le sujet n’était guère d’à-propos.

— Eh quoi ! s’écria d’Artois
avec sa délicatesse coutumière ; une belle vous a quitté ? Donnez-moi
vite son adresse, j’y cours ! Allons, ne prenez point cette triste
face ; toutes les femmes sont des catins.

— Ah ! certes ;
Monseigneur ; toutes !

— Alors !… Ébattons-nous
au moins avec des catins franches ! Banquier, il me faut de l’argent. Cent
livres. Et j’emmène ton neveu souper avec moi, pour lui tirer de la tête ses
idées noires. Cent livres !… Oui, je sais, je sais, je vous dois déjà
beaucoup et vous vous dites que je ne vous paierai jamais ; vous avez
tort. Avant peu vous verrez Robert d’Artois plus puissant que jamais. Le
Philippe peut bien se faire enfoncer la couronne jusqu’au nez ; je ne
tarderai pas à le décoiffer. Car je vais t’apprendre une chose, qui vaut plus
de cent livres, et qui va te servir fort pour prendre garde à qui tu prêtes…
Comment punit-on le régicide ? Pendaison, décollation, écartèlement ?
Vous assisterez bientôt à un plaisant spectacle : ma grosse tante Mahaut,
nue comme ribaude, étirée par quatre chevaux et ses vilaines tripes déroulées
dans la poussière. Et son blaireau de gendre lui tiendra compagnie ! Le
dommage sera qu’on ne puisse les supplicier deux fois. Car ils en ont tué deux,
les scélérats. Je n’ai rien dit tant que j’étais au Châtelet, pour qu’on ne
vienne pas une belle nuit me saigner comme un porc. Mais j’ai pu me faire tenir
au courant. Lormet… toujours mon Lormet ; ah ! le brave homme !…
Écoutez-moi.

Après sept semaines de mutisme
forcé, le terrible bavard se rattrapait et ne reprenait son souffle que pour
parler davantage.

— Écoutez-moi bien,
poursuivit-il. Un : le roi Louis confisque à Mahaut ses possessions
d’Artois, où mes partisans s’échauffent ; aussitôt Mahaut le fait
empoisonner. Deux : Mahaut, pour se couvrir, pousse Philippe à la régence
contre Valois qui, lui, est prêt à soutenir mon droit. Trois : Philippe
fait accepter son règlement de succession qui exclut les femmes de la couronne
de France, mais non de l’héritage des fiefs, vous pensez bien !
Quatre : étant confirmé régent, Philippe peut lever l’ost pour me déloger
de l’Artois que je suis sur le point de regagner entièrement. Pas fol, je viens
me rendre seul. Mais la reine Clémence va accoucher ; on veut avoir les
mains libres ; on m’incarcère. Cinq : la reine met au monde un fils.
Peccadille ! On ferme Vincennes, on cache l’enfant aux barons, on raconte
qu’il n’est pas né viable, on s’acoquine avec quelque ventrière ou nourrice
qu’on effraie ou qu’on soudoie, et l’on tue un deuxième roi. Après quoi, on va
se faire sacrer à Reims. Voilà, mes amis, comment s’obtient une couronne. Tout
cela pour ne pas me rendre mon comté.

Au mot de « nourrice »,
Tolomei et Guccio avaient échangé un bref regard d’inquiétude.

— Ce sont choses que tout un
chacun pense, acheva d’Artois, mais que nul n’ose proclamer faute de preuves.
Seulement j’ai la preuve, moi ! Je vais maintenant produire une certaine
dame qui a fourni le poison. Et puis après il faudra faire un peu chanter, dans
des brodequins de bois, la Béatrice d’Hirson qui a servi de maquerelle du
diable en ce beau jeu. Il est temps d’y mettre fin, sinon nous allons tous y
passer.

— Cinquante livres,
Monseigneur ; je puis vous remettre cinquante livres.

— Avare !

— C’est tout ce que je puis.

— Soit. Tu m’en devras donc
cinquante autres. Mahaut te paiera tout cela, avec les intérêts.

— Guccio, dit Tolomei, viens
donc m’aider à compter cinquante livres pour Monseigneur.

Et il se retira, avec son neveu,
dans la pièce voisine.

— Mon oncle, murmura Guccio,
croyez-vous qu’il y ait du vrai dans ce qu’il vient de dire ?

— Je ne sais, mon garçon, je ne
sais ; mais je crois que tu as raison assurément de partir. Il n’est point
bon d’être trop mêlé à cette affaire qui a mauvaise odeur. Les étranges
manières de Bouville, la soudaine fuite de Marie… Sans doute on ne peut prendre
au comptant toutes les agitations de ce furieux ; mais j’ai souvent
remarqué qu’il ne passait pas loin de la vérité lorsqu’il s’agissait de
méfaits ; il y est maître et les respire de loin. Rappelle-toi l’adultère
des princesses ; c’est bien lui qui l’a fait découvrir, et il nous l’avait
annoncé. Ta Marie… dit le banquier en balançant sa main grasse d’un geste de
doute. Elle est peut-être moins naïve et moins franche qu’elle semblait. Il y a
certainement un mystère.

— Après sa lettre de trahison,
on peut tout croire, dit Guccio dont la pensée s’égarait dans vingt directions.

— Ne crois rien, ne cherche
rien ; pars. C’est un bon conseil.

Quand Monseigneur d’Artois fut en
possession des cinquante livres, il n’eut de cesse que Guccio partageât la
petite fête qu’il comptait s’offrir pour célébrer sa libération. Il lui fallait
un compagnon, et il se fût saoulé avec son cheval plutôt que de rester seul.

Il y mettait tant d’insistance que
Tolomei finit par souffler à son neveu :

— Va, sinon nous allons le
blesser. Mais tiens ta langue.

Guccio termina donc sa désespérante
journée dans une taverne dont le tenancier payait tribut aux officiers du guet
pour qu’on le laissât faire un peu de trafic bordelier. Toutes les paroles qui
se prononçaient là étaient d’ailleurs répétées à la sergenterie.

Monseigneur d’Artois s’y montra dans
son meilleur, insatiable au pichet, prodigieux d’appétit, braillard, ordurier,
débordant de tendresse envers son jeune compagnon, et retroussant les jupes des
filles pour faire reconnaître à chacun le vrai visage de sa tante Mahaut.

Guccio, pris d’émulation, ne résista
guère au vin. L’œil brillant, les cheveux en désordre et le geste mal assuré,
il criait :

— Moi aussi je sais des choses…
Ah ! si je voulais parler…

— Parle, parle donc !

Il restait à Guccio, dans le fond de
son ivresse, une lueur de prudence.

— Le pape… dit-il. Ah !
j’en sais long sur le pape.

Soudain il se mit à pleurer comme
une rivière dans les cheveux d’une ribaude qu’il gifla ensuite parce qu’il
voyait en elle l’image de toute la trahison féminine.

— Mais je reviendrai… et je
l’enlèverai !

— Qui donc ? Le
pape ?

— Non, son enfant !

La soirée tournait à la confusion,
les regards étaient vacillants, et les filles fournies par le bordelier
n’avaient plus guère de vêtements sur la peau, quand Lormet s’approcha de
Robert d’Artois pour lui dire à l’oreille :

— Il y a dehors un homme qui
nous épie.

— Tue-le ! répondit
négligemment le géant.

— Bien, Monseigneur.

Ainsi madame de Bouville perdit un
de ses valets, qu’elle avait attaché aux pas du jeune Italien.

Jamais Guccio ne saurait que Marie,
par son sacrifice, lui avait probablement épargné de finir le ventre en l’air,
sur les flots de la Seine.

Vautré, dans une couche douteuse,
sur les seins de la fille qu’il avait giflée et qui se montrait compréhensive
aux chagrins de l’homme, Guccio continuait d’insulter Marie et imaginait se
venger d’elle en pétrissant une chair mercenaire.

— Tu as raison ! Moi non
plus, je n’aime pas les femmes ; c’est toutes des trompeuses, disait la
ribaude dont Guccio ne se rappellerait jamais les traits.

Le lendemain, le chapeau enfoncé
jusqu’aux yeux, les membres las, l’âme et le corps également écœurés, Guccio
prenait la route d’Italie. Il emportait une coquette fortune sous forme d’une
lettre de change signée de son oncle et qui représentait sa part de bénéfices
sur les affaires qu’il avait traitées depuis deux ans.

Le même jour, le roi
Philippe V, sa femme Jeanne et la comtesse Mahaut, avec tout leur train de
maison, arrivaient à Reims.

Les portes du manoir de Cressay
s’étaient déjà refermées sur la belle Marie qui y vivrait, inconsolable, un
perpétuel hiver.

Le vrai roi de France allait grandir
là, comme un petit bâtard. Il ferait ses premiers pas dans la cour boueuse,
parmi les canards, il irait rouler dans la prairie aux iris jaunes, le long de
la Mauldre, dans cette prairie, où Marie, chaque fois qu’elle y marcherait,
revivrait ses brèves et tragiques amours. Elle tiendrait son serment, tous ses
serments, envers Guccio comme envers le royaume, garderait son secret, tous ses
secrets, jusqu’à son lit de mort. Sa confession, un jour, troublerait l’Europe.

 

IX
LA VEILLE DU SACRE

Les portes de Reims, surmontées des
armoiries royales, avaient été repeintes à neuf. Les rues étaient encourtinées
de draperies éclatantes, de tapis et de soieries, les mêmes qui avaient servi
dix-huit mois auparavant, pour le sacre de Louis X. Auprès du palais
archiépiscopal, trois grandes salles de charpenterie venaient d’être édifiées à
la hâte : l’une pour la table du roi, l’autre pour la table de la reine,
la troisième pour les grands officiers, afin de donner festin à toute la cour.

Les bourgeois de Reims, qui étaient
astreints aux dépenses du sacre, trouvaient la charge un peu lourde.

— Si l’on se met à mourir si
vite au trône, disaient-ils, nous ne ferons bientôt plus qu’un seul repas l’an,
pour lequel il nous faudra vendre nos chemises ! Clovis nous coûte gros de
s’être fait administrer le baptême chez nous et Hugues Capet d’avoir choisi d’y
recevoir la couronne ! Si quelque autre ville du royaume veut nous acheter
la sainte ampoule, nous conclurions bien le marché.

Aux gênes de trésorerie s’ajoutait
la difficulté de réunir, en plein hiver, le ravitaillement somptuaire
nécessaire à tant de bouches. Et les bourgeois rémois d’énumérer
quatre-vingt-deux bœufs, deux cent quarante moutons, quatre cent vingt-cinq
veaux, soixante-dix-huit porcs, huit cents lapins et lièvres, huit cents
chapons, mille huit cent vingt oies, plus de dix mille poules et de quarante mille
œufs, sans parler des barils d’esturgeons qu’on avait dû faire venir de
Malines, des quatre mille écrevisses pêchées en eau froide, des saumons,
brochets, tanches, brèmes, perches et carpes, des trois mille cinq cents
anguilles destinées à la fabrication de cinq cents pâtés. On disposait de deux
mille fromages, et l’on espérait que trois cents tonneaux de vin, celui-ci
heureusement produit par le pays, suffiraient à abreuver tant de gueules
assoiffées qui allaient banqueter là pendant trois jours ou plus.

Les chambellans, arrivés à l’avance
pour régler l’ordonnance des fêtes, montraient de singulières exigences.
N’avaient-ils pas décidé qu’on présenterait, à un seul service, trois cents
hérons rôtis ? Ces officiers ressemblaient bien à leur maître, à ce roi
pressé qui commandait son sacre d’une semaine sur l’autre, pour ainsi dire,
comme s’il s’agissait d’une messe de deux liards à l’intention d’une jambe
cassée ! Depuis des jours, les pâtissiers montaient leurs châteaux forts
en pâte d’amandes peints aux couleurs de France.

Et la moutarde ! On n’avait pas
reçu la moutarde ! Il en fallait trente et un setiers. Et puis les
convives n’allaient pas manger dans le creux de la main. On avait eu bien tort
de vendre à vil prix les cinquante mille écuelles de bois du sacre
précédent ; il eût été plus profitable de les laver et de les garder. Pour
les quatre mille cruches, elles avaient été cassées ou volées. Les lingères
ourlaient à la hâte deux mille six cents aunes de nappes, et l’on pouvait
compter que la dépense totale s’élèverait à près de dix mille livres.

À vrai dire, les Rémois y
trouveraient tout de même leur compte, car le sacre avait attiré force
marchands lombards et juifs qui payaient taxe sur leurs ventes.

Le couronnement, comme toutes les
cérémonies royales, se déroulait dans une ambiance de kermesse. C’était un
spectacle ininterrompu qu’on offrait au peuple en ces journées-là, et qu’on
venait voir de loin. Les femmes se voulaient parées de robes neuves ; les
galants ne rechignaient pas à la joaillerie ; la broderie, les beaux
draps, les fourrures, se vendaient sans peine. La fortune était aux habiles, et
les boutiquiers qui montraient un peu de hâte à servir la pratique pouvaient,
en une semaine, se faire leur aisance pour cinq ans.

Le nouveau roi logeait au palais
archiépiscopal devant lequel la foule stationnait en permanence pour voir
apparaître les souverains ou pour s’ébahir devant le char de la reine, un char
tendu d’écarlate vermeille. La reine Jeanne, environnée de ses dames de parage,
présidait, avec une agitation de femme comblée, au déballage des douze malles,
des quatre bahuts, du coffre à chaussures, du coffre à épices. Sa garde-robe
était à coup sûr la plus belle qu’ait jamais eue dame de France. Un vêtement
particulier avait été prévu pour chaque jour et presque chaque heure de ce
voyage triomphal.

Sous une chape de drap d’or fourrée
d’hermine, la reine avait fait son entrée solennelle en la ville, tandis que le
long des rues on offrait aux époux royaux des représentations, mystères et divertissements.
Au souper de veille du sacre, qui aurait lieu tout à l’heure, la reine
paraîtrait dans une robe de velours violet bordée de menu-vair. Pour le matin
du couronnement elle avait une robe de drap d’or de Turquie, un manteau
d’écarlate et une cotte vermeille ; pour le dîner, une robe brodée aux
armes de France ; pour le souper, une robe de drap d’or, et deux manteaux
d’hermine différents.

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