Elle avait subi pendant sa maladie
de telles tortures, et si fort éprouvé l’impression d’agonie, que de se sentir
vivante, de respirer sans peine, de s’alimenter, de poser son regard sur des
murs, des meubles, des visages, lui semblait surprenant et lui procurait les
seules émotions dont son âme aux trois quarts détruite fût encore capable.
À mesure que se déroulait sa lente
convalescence, et qu’elle retrouvait sa légendaire beauté, la reine Clémence se
mit à développer des goûts de femme âgée et capricieuse. On eût dit que sous
cette apparence admirable, sous ces cheveux d’or, ce visage de retable, cette
poitrine noble, ces membres fuselés, qui reprenaient de jour en jour leur
séduction, quarante années, d’un coup, s’étaient écoulées. Dans un corps
somptueux, une vieille veuve réclamait à la vie ses dernières joies. Elle les
réclamerait pendant onze ans.
Frugale jusque-là, autant par
religion que par indifférence, la reine montra vite d’étranges exigences pour
des nourritures rares et dispendieuses. Comblée par Louis X de joyaux
qu’elle avait dédaignés en les recevant, elle s’animait maintenant devant ses
coffres à bijoux, se passionnait à dénombrer les pierres, à en calculer la
valeur, à en apprécier la taille ou l’eau. Elle décidait soudain de modifier
les montures et convoquait, pour d’interminables entretiens, ses orfèvres. Elle
passait aussi de longues heures avec les lingères, faisait acheter au plus cher
des étoffes d’Orient, commandait d’excessives quantités de parfums.
Si, pour sortir de ses appartements,
elle revêtait la blanche tenue des veuves, dans sa chambre ses familiers
étaient surpris, gênés, de la voir, lovée près de la cheminée, sous des voiles
d’une excessive transparence.
Sa générosité de naguère ne
survivait que sous la forme altérée de libéralités absurdes. Les marchands
s’étaient donné le mot et savaient qu’aucun prix ne serait discuté. L’avidité
gagnait le personnel. Oh ! certes, la reine Clémence était bien servie. On
se disputait aux cuisines la faveur de lui apporter son plat, car pour un
dessert ornementé, pour un lait de noisettes, pour une « eau d’or »
récemment découverte et où le romarin et la girofle avaient macéré à suffisance
dans un jus de grenade, la reine, soudain, ouvrait sa main pleine de pièces.
Elle voulut bientôt entendre
chanter, et que contes, lais et romans lui fussent récités par bouches
agréables. Son regard refroidi ne voulait plus se poser que sur de jeunes
visages. Un ménestrel bien pris de taille et de voix chaleureuse, qui l’avait
distraite une heure, et dont les yeux s’étaient troublés en entrevoyant son
corps sous les voiles de Chypre, recevait de quoi festoyer aux tavernes pendant
tout un mois.
Bouville s’alarmait de ces
profusions ; mais il n’avait pu se défendre d’en être lui-même
bénéficiaire.
Le 1
er
janvier, qui était
le jour des compliments et des cadeaux bien que l’année officielle ne débutât
qu’à Pâques, la reine Clémence remit à Bouville un sac brodé contenant trois
cents livres d’or. L’ancien chambellan s’écria :
— Non, Madame, de grâce, je ne
l’ai point mérité !
Mais on ne peut refuser le présent
d’une reine, même si l’on sait que cette reine se ruine
[22]
.
Dans cette même journée du 1
er
janvier, Bouville reçut la visite de messer Tolomei. Le banquier trouva
l’ancien chambellan étonnamment maigri et blanchi. Bouville flottait dans ses
vêtements ; ses joues s’affaissaient de chaque côté du visage ; son
regard était inquiet et son attention en même temps paraissait défaillante.
« Cet homme-là, pensa Tolomei,
est rongé d’une maladie secrète, et je ne serais point surpris qu’il fût saisi
avant peu du mal de mort. Il faut me hâter d’arranger les affaires de
Guccio. »
Tolomei connaissait les usages. À
l’occasion de l’an neuf, il apportait une pièce d’étoffe à l’intention de
madame de Bouville.
— … pour la remercier,
dit-il, de tout le soin qu’elle a pris de cette damoiselle qui donna un fils à
mon neveu…
Bouville voulut aussi refuser ce
présent-là.
— Mais si, mais si, insista
Tolomei. Je voudrais d’ailleurs vous entretenir un peu de cette affaire. Mon
neveu va rentrer d’Avignon où notre Saint-Père le pape…
Tolomei se signa.
— … l’a retenu jusqu’ici
pour travailler aux comptes de sa cassette. Il vient chercher sa jeune épouse
et son enfant…
Bouville sentit tout son sang lui
refluer au cœur.
— Un instant, messer, un
instant, dit-il ; j’ai là un messager qui m’attend et auquel je dois
confier une réponse urgente. Faites-moi la grâce de patienter.
Et il disparut, la pièce d’étoffe
sous le bras, prendre conseil de sa femme.
— Le mari revient, dit-il.
— Quel mari ? demanda
madame de Bouville.
— Le mari de la nourrice !
— Mais elle n’est pas mariée.
— Il faut croire ! Il faut
croire ! Tolomei est là. Tiens, il t’a apporté ceci.
— Que veut-il ?
— Que la fille sorte du
couvent.
— Quand ?
— Je ne sais encore. Bientôt.
— Alors attends de savoir, et
ne promets rien.
Bouville reparut devant son
visiteur.
— Vous disiez donc, messer
Tolomei ?
— Je vous disais que mon neveu
Guccio arrive, pour faire sortir, du couvent où vous avez eu la bonté de leur
trouver refuge, sa femme et son enfant. À présent, ils n’ont plus rien à
craindre. Guccio est porteur d’une recommandation du Saint-Père, et il
s’établira, je crois, en Avignon, du moins pour un temps… J’aurais assez aimé
pourtant les garder près de moi. Savez-vous que je n’ai pas encore vu ce
petit-neveu qui m’est né ? J’étais sur les chemins, à visiter mes
comptoirs, et n’ai su la nouvelle que par une lettre toute joyeuse de la jeune
mère. Avant-hier, aussitôt rentré, j’ai voulu l’aller voir ; mais au
couvent des Clarisses, je me suis heurté à porte de bois.
— C’est que la règle est fort
sévère, aux Clarisses, dit Bouville. Et puis nous avions donné, sur votre
demande, consignes étroites.
— Il n’est advenu nulle chose
mauvaise ?
— Mais… non, messer ; rien
que je sache. Je vous en eusse aussitôt averti, répondit Bouville qui se
sentait au gril. Quand donc votre neveu arrive-t-il ?
— Je l’attends sous deux ou
trois jours.
Bouville le regarda d’un œil effaré.
— Je vous prie une autre fois
de me pardonner, dit-il, mais je me rappelle soudain que la reine m’avait
envoyé quérir un objet que je ne lui ai pas porté. Je reviens, je reviens.
Et il s’éclipsa de nouveau.
« C’est dans la tête, à coup
sûr, que la maladie le tient, pensa Tolomei. Le plaisir de s’entretenir avec un
homme qui à chaque seconde s’enfuit ! Pourvu qu’il ne m’oublie pas ici, à
mon tour ! »
Il s’assit sur un coffre, et resta
un bon moment à lustrer la fourrure qui bordait sa manche.
— Me voici, dit Bouville
soulevant une tenture. Vous me parliez donc de votre neveu ? Vous savez
que je lui suis tout acquis. Le gentil compagnon qu’il fut dans nos voyages à
Naples ! Naples… répéta-t-il en s’attendrissant ; si j’avais pu
penser !… La pauvre reine, la pauvre reine…
Il s’était laissé choir sur le
coffre à côté de Tolomei et essuyait de ses gros doigts les larmes du souvenir.
« Allons ! Voilà qu’il me
pleure au nez, maintenant ! » pensa le banquier. Et à haute
voix :
— Je ne vous ai rien dit de
tous ces nouveaux malheurs ; je devine trop combien ils vous ont affligé.
J’ai fort pensé à vous…
— Ah ! Tolomei, si vous
pouviez savoir !… Ce fut pire que ce que vous pourriez imaginer ; le
démon s’en est mêlé…
On entendit une petite toux sèche
derrière la tapisserie, et Bouville s’arrêta court sur la pente des confidences
dangereuses.
« Tiens, on nous écoute »,
pensa Tolomei qui se hâta de reprendre :
— Enfin, en cette affliction,
une consolation au moins nous est donnée ; nous avons un bon roi.
— Certes, certes, nous avons un
bon roi, répéta Bouville sans grande chaleur.
— Je craignais, reprit le
banquier en s’efforçant d’entraîner son interlocuteur un peu loin de la
tapisserie suspecte, je craignais que le nouveau roi ne nous maltraitât, nous
autres Lombards. Point du tout. Il paraît même qu’il a confié les recettes
d’impôts, en certaines sénéchaussées, à des gens de nos compagnies… Pour mon
neveu donc, qui a fort bien travaillé je dois dire, j’aimerais qu’il fût
récompensé de ses peines en trouvant sa belle et son héritier installés en ma
demeure. Déjà je fais préparer la chambre de ces gentils époux. On médit des
jeunes gens de notre temps. On ne les croit plus capables de sincérité, ni
d’amour fidèle. Ces deux-là s’aiment fort, je vous le certifie. Il suffit de
lire leurs lettres. Si le mariage n’a point été fait selon toutes les règles,
qu’importe ! Nous le recommencerons, et je vous demanderai même, si cela
ne vous désoblige, d’y paraître en témoin.
— Grand honneur, au contraire,
grand honneur, messer, répondit Bouville en regardant la tenture comme s’il y
cherchait une araignée. Mais il y a la famille.
— Quelle famille ?
— Mais oui. La famille de la
nourrice.
— La nourrice ? répéta
Tolomei qui ne comprenait plus rien.
Pour la seconde fois, la petite toux
s’éleva derrière la tapisserie. Bouville changea de visage, bafouilla, bégaya.
— C’est que, messer… Oui, je
voulais dire… oui, je voulais vous l’apprendre tout de suite, mais… à être
dérangé sans cesse, je l’avais omis. Ah ! oui, maintenant il faut que je
vous le dise… Votre… la femme de votre neveu, puisqu’ils sont mariés
m’assurez-vous… nous lui avons demandé… Voilà, nous étions en peine de
nourrice, et de bonne grâce, de très bonne grâce, sur la prière de ma femme,
elle a nourri le petit roi… le peu de temps, hélas ! qu’il a vécu.
— Elle est donc venue
ici ; vous l’avez fait sortir du couvent ?
— Et nous l’y avons
ramenée ! J’avais gêne à vous l’avouer… Mais voyez-vous le temps pressait.
Et tout s’est passé si vite !
— Mais, messire, n’en soyez pas
honteux. Vous avez fort bien agi. Cette belle Marie ! Elle a donc nourri
le pauvre petit roi ? Que voilà une surprenante nouvelle et combien
honorable ! C’est pitié seulement qu’elle n’ait pas eu à donner son lait
plus longtemps, dit Tolomei qui regrettait déjà tous les avantages qu’il aurait
pu tirer d’une telle situation. Alors il vous est aisé de la faire sortir à
nouveau ?
— Eh non ! Pour la faire
sortir tout à fait, il faut le consentement de la famille. Avez-vous revu sa
famille ?
— Jamais. Ses frères, qui
avaient mené si grand tapage, ont semblé bien aise de s’en débarrasser et n’ont
jamais reparu.
— Où vivent-ils ?
— Chez eux, à Cressay.
— Cressay… Où cela se
trouve-t-il donc ?
— Mais près de Neauphle, où
j’ai un comptoir.
— Cressay… Neauphle… fort bien.
— En vérité, vous êtes étrange
homme, Monseigneur, si j’ose vous le dire ! s’écria Tolomei. Je vous
confie une fille, je vous conte tout à son propos ; vous l’allez chercher
pour nourrir l’enfant de la reine, elle vit ici huit jours, dix jours…
— Cinq, précisa Bouville.
— Cinq jours, reprit Tolomei,
et vous ne savez pas d’où elle vient ni presque comment elle se nomme !
— Si, je sais, je savais bien,
dit Bouville en rougissant. Mais par moments la tête me fuit.
Il ne pouvait pas une troisième fois
courir vers sa femme. Que ne venait-elle le secourir, au lieu de demeurer
cachée derrière la tapisserie, pour le tancer tout à l’heure s’il commettait
une sottise ! Elle avait ses raisons, sans doute.
— Ce Tolomei est le seul homme
que je redoute en cette affaire, avait-elle dit à Bouville. Un nez de Lombard
vaut trente chiens de meute. S’il te voit seul, niais comme tu l’es, il se
défiera moins, et je pourrai mieux mener le jeu ensuite.
« Niais comme tu l’es… Elle a
raison, je suis devenu niais, se disait Bouville. Pourtant, j’ai su parler à
des rois naguère, et traiter de leurs affaires. J’ai négocié le mariage de
Madame Clémence. J’ai dû m’occuper du conclave et ruser avec Duèze… » Ce
fut cette pensée qui le sauva.
— Votre neveu, me disiez-vous,
est muni d’une lettre d’ordre du Saint-Père ? reprit-il. Eh bien !
voilà qui arrange tout. C’est à Guccio d’aller chercher sa femme, en montrant
cette lettre. Ainsi nous serons tous couverts et ne pourrons avoir ni reproches
ni procès. Le Saint-Père ! Que veut-on de plus… Dans deux ou trois jours,
n’est-ce pas ? Souhaitons donc que tout se passe au mieux. Et grand merci
de ce beau drap ; ma bonne épouse, je suis sûr, l’appréciera fort. À vous
revoir, messer, et toujours votre serviteur.
Il se sentait plus épuisé que s’il
avait chargé en bataille.
Tolomei, en quittant Vincennes,
pensait : « Ou bien il me ment pour quelque raison que j’ignore, ou
bien il retourne en âge d’enfance. Enfin, attendons Guccio. »