La Loi des mâles (30 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Madame de Bouville, elle, n’attendit
pas. Elle fit atteler sa litière et courut au faubourg Saint-Marcel. Là elle
s’enferma avec Marie de Cressay. Après avoir causé la mort de son enfant, elle
venait à présent exiger de Marie qu’elle renonçât à son amour.

— Vous avez juré le secret sur
les Évangiles, disait madame de Bouville. Mais serez-vous capable de le tenir
devant cet homme ? Aurez-vous le front de vivre avec votre époux…

Maintenant elle consentait à parer
Guccio de cette qualité.

— … en lui laissant croire
qu’il est le père d’un enfant qui ne lui appartient pas ? C’est péché que
de cacher si grave chose à son conjoint ! Et quand nous pourrons faire
triompher la vérité et qu’on viendra chercher le roi pour le mettre au trône,
que direz-vous alors ? Vous êtes trop honnête fille, et trop noble de
sang, pour consentir à pareille vilenie.

Toutes ces questions, Marie se les
était posées cent et cent fois, en chaque heure de sa solitude. Elle ne pensait
à rien d’autre ; elle en devenait folle. Et elle savait bien la
réponse ! Elle savait que, dès qu’elle se retrouverait dans les bras de
Guccio, la feinte et le silence lui seraient impossibles, non point
« parce que c’était péché » comme disait madame de Bouville, mais
parce que l’amour lui interdirait l’atrocité d’un tel mensonge.

— Guccio me comprendra, Guccio
m’absoudra. Il saura que cela s’est passé sans ma volonté ; il m’aidera à
supporter ce fardeau. Guccio ne dira rien, Madame, je puis en jurer pour lui
comme pour moi !

— On ne peut jurer que pour
soi-même, mon enfant. Et un Lombard, en plus ; vous pensez comme il irait
se taire ! Il en tirera usure.

— Madame, vous
l’insultez !

— Mais non je ne l’insulte pas,
ma bonne, je connais le monde. Vous avez juré de ne pas parler, même en
confession. C’est le roi de France que vous avez en garde ; et vous ne
serez relevée de votre serment que quand le temps sera venu.

— De grâce, Madame, reprenez le
roi et délivrez-moi.

— Ce n’est point moi qui vous
l’ai remis, c’est la volonté de Dieu. C’est dépôt sacré que vous avez là !
Auriez-vous trahi Notre-Seigneur le Christ s’il vous avait été donné à garder
pendant le massacre des Innocents ?… Cet enfant doit vivre. Il faut que
mon époux vous ait tous deux sous sa surveillance, et qu’on puisse à tout
instant vous joindre, et non que vous partiez en Avignon comme il en est
question.

— J’obtiendrai donc de Guccio
que nous demeurions où vous voudrez ; je vous assure qu’il ne parlera pas.

— Il ne parlera pas parce que
vous ne le reverrez point !

La lutte, coupée par la tétée du
petit roi, dura l’après-midi entier. Les deux femmes se battaient comme deux
bêtes au fond d’un piège. Mais la petite madame de Bouville avait les dents et
les griffes plus dures.

— Et qu’allez-vous faire de
moi, alors ? Allez-vous m’enfermer ici pour la vie ? Gémissait Marie.

« Je le voudrais bien, pensait
madame de Bouville. Mais l’autre va arriver, avec sa lettre du pape…»

— Et si votre famille
consentait à vous reprendre ? proposa-t-elle. Messire Hugues, je crois,
pourrait parvenir à décider vos frères.

Rentrer à Cressay, entre des parents
hostiles, accompagnée d’un enfant qui serait considéré comme celui du péché
alors que, de tous les enfants de France, il était le plus digne d’honneur…
Renoncer à tout, se taire, vieillir, en n’ayant plus rien à faire qu’à
contempler la monstrueuse fatalité, le désespérant gâchis d’un amour que rien
n’aurait dû altérer. Tant de rêves écroulés !

Marie se cabra ; elle retrouva
la force qui l’avait poussée, contre les lois et contre sa famille, à se donner
à l’homme qu’elle avait choisi. Brusquement elle refusa.

— Je reverrai Guccio, je lui
appartiendrai, je vivrai avec lui ! s’écria-t-elle.

Madame de Bouville frappa à petits
coups, lentement, le bras de son siège.

— Vous ne reverrez point ce
Guccio, répondit-elle, parce que s’il approchait de ce couvent, ou de tout
autre lieu clos où nous pourrions vous enfermer, et que vous lui parliez une
minute, ce serait pour lui la dernière. Mon époux, vous le savez, est un homme
énergique et redoutable s’il s’agit de la sauvegarde du roi. Si vous tenez trop
à revoir cet homme, vous pourrez le contempler, mais avec une miséricorde entre
les deux épaules.

Marie s’affaissa un peu sur
elle-même.

— C’est assez de l’enfant,
murmura-t-elle, pour ne point aussi tuer le père.

— Il ne tient qu’à vous, dit
madame de Bouville.

— Je ne pensais pas qu’à la
cour de France on fût si peu marchand de la mort des gens. Voilà la belle cour
que le royaume respecte. Il me faut bien vous dire, Madame, que je vous hais.

— Vous êtes injuste, Marie. Ma
tâche est lourde et je vous défends contre vous-même. Vous allez écrire ce que
je vous dicterai.

Vaincue, désemparée, les tempes en
feu et le regard obscurci par les pleurs, Marie traça péniblement des phrases
qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir écrire. La lettre devait être portée chez
Tolomei, afin qu’il la remît à son neveu.

Marie déclarait éprouver grande
honte et horreur pour le péché qu’elle avait commis ; elle voulait se
consacrer à l’enfant qui en était le fruit, ne plus retomber dans les errements
de la chair, et mépriser celui qui l’y avait poussée. Elle faisait interdiction
à Guccio de jamais chercher à la revoir, où qu’elle se trouvât.

Elle voulut au moins mettre en
terminant : « Je vous jure de n’avoir jamais d’autre homme en ma vie
que vous, ni d’engager à quiconque ma foi. » Madame de Bouville refusa.

— Il ne doit point supposer que
vous l’aimez encore. Allons, signez, et donnez-moi cette lettre.

Marie ne vit même pas la petite
femme partir.

« Il me haïra, il me méprisera,
et il ne saura jamais que c’était pour le sauver ! » pensa-t-elle en
entendant battre la porte du couvent.

 

VIII
DÉPARTS

L’arrivée au manoir de Cressay, le
lendemain matin, d’un chevaucheur portant fleur de lis à la manche gauche et
les armes royales brodées au col produisit grand effet. On lui donna du
« Monseigneur » et les frères Cressay, sur la foi du bref billet qui
les mandait d’urgence à Vincennes, se crurent appelés à quelque commandement de
capitainerie ou déjà nommés sénéchaux.

— Cela n’est point étonnant,
dit dame Eliabel ; on se sera enfin souvenu de nos mérites et des services
que nous avons rendus au royaume depuis deux cents ans. Ce nouveau roi m’a
l’air de comprendre où il lui faut trouver des hommes valeureux ! Allez,
mes fils ; parez-vous de votre mieux et hâtez-vous de trotter. Il y a
décidément un peu de justice au Ciel, et cela nous consolera des hontes que
nous a faites votre sœur.

Elle était mal remise de sa maladie
de l’été. Elle s’alourdissait, avait perdu sa belle activité d’antan, et ne
montrait plus guère son autorité qu’en tracassant sa servante. Elle avait
abandonné à ses fils la direction du petit domaine, qui n’en allait guère
mieux.

Les deux frères se mirent donc en
route, la tête pleine d’espérances ambitieuses. Le cheval de Pierre cornait si
fort, en arrivant à Vincennes, qu’on pouvait bien penser que ce serait son
dernier voyage.

— J’ai à vous entretenir de
choses graves, mes jeunes sires, leur dit Bouville en les accueillant.

Et il leur offrit du vin aux épices
et des dragées.

Les deux garçons se tenaient sur le
bord de leur siège, comme des nigauds de campagne, et osaient à peine approcher
de leurs lèvres les hanaps d’argent.

— Ah ! Voici la reine qui
passe, dit Bouville. Elle profite de l’éclaircie pour prendre un peu l’air.

Les deux frères, le cœur battant,
tendirent le cou pour apercevoir, à travers les vitres verdâtres, une forme
blanche, en grand manteau, qui allait à pas lents, escortée de quelques
serviteurs. Puis ils se regardèrent en hochant la tête. Ils avaient vu la
reine !

— C’est de votre jeune sœur que
je veux vous parler, reprit Bouville. Seriez-vous disposés à la
reprendre ? Il vous faut d’abord savoir qu’elle a nourri l’enfant de la
reine.

Et il leur expliqua, dans le moins
de mots possible, ce qu’il était indispensable de leur apprendre.

— Ah ! J’ai une bonne
nouvelle aussi à vous faire connaître, continua-t-il… Cet Italien qui l’a mise
grosse… elle ne veut point le revoir, jamais. Elle a compris sa faute, et
qu’une fille de noble sang ne peut s’abaisser à être une femme d’un Lombard, si
bien tourné qu’il soit. Car il est plaisant damoiseau, il faut le reconnaître,
et vif d’esprit…

— Mais enfin ce n’est qu’un
Lombard, coupa madame de Bouville qui, cette fois, assistait à
l’entretien ; un homme sans aveu ni foi, il l’a bien montré.

Bouville baissa la tête.

« Et voilà ! Toi aussi il
me faut te trahir, mon ami Guccio, mon gentil compagnon de voyage ! Ne
dois-je donc finir mes jours qu’en reniant tous ceux qui m’ont marqué de
l’amitié ? » pensait-il. Il se tut, laissant à sa femme le soin de
conduire l’opération.

Les frères étaient un peu dépités,
l’aîné surtout. Ils s’étaient attendus à merveilles, et il ne s’agissait que de
leur sœur. Aucun événement dans leur vie n’arriverait donc jamais que par
elle ? Ils la jalousaient presque. Nourrice de roi ! Et de si hauts
personnages qu’un grand chambellan s’intéressant à son sort ! Qui aurait
pu imaginer cela ?

Le caquet de madame de Bouville ne
leur laissait guère le temps de réfléchir.

— Le devoir du chrétien, disait
madame de Bouville, est d’aider le pécheur en son repentir. Conduisez-vous en
bons gentilshommes. Qui sait si ce n’était point l’effet de la volonté divine
que votre sœur se trouvât accouchée au moment qu’il fallait, sans grand bien,
hélas ! puisque le petit roi est mort ; mais enfin, elle lui a porté
secours.

La reine Clémence, pour témoigner sa
reconnaissance, ferait inscrire l’enfant de la nourrice pour un revenu de
cinquante livres à prendre chaque année sur son douaire. En outre, un don de
trois cents livres en or serait remis dès à présent. La somme était là, dans
une grosse bougette brodée.

Les deux frères Cressay cachèrent
mal leur émoi. C’était la fortune qui leur tombait des cieux, le moyen de faire
relever le mur d’enceinte de leur manoir ébréché, la certitude d’une table
fournie toute l’année, la perspective de s’acheter enfin des armures et
d’équiper quelques-uns de leurs serfs en valets d’armes, afin de pouvoir
paraître avec avantage aux levées de bannières ! On parlerait d’eux sur
les champs de bataille.

— Entendez-moi bien, précisa
madame de Bouville ; c’est à l’enfant que ces dons sont faits. S’il était
maltraité ou qu’il lui arrivât malheur, le revenu, bien sûr, serait supprimé.
Car d’être le frère de lait du roi lui confère une distinction que vous devez
respecter.

— Certes, certes, j’approuve…
Puisque Marie se repent, dit le frère barbu, mettant de l’emphase à son
empressement, et puisque son pardon nous est présenté par si hautes personnes
que vous, messire, madame… nous lui devons ouvrir les bras. La protection de la
reine efface son péché. Et que nul désormais, noble ou vilain, ne s’avise d’en
rire devant moi ; je le tranche.

— Et notre mère ? demanda
le cadet.

— Je me fais fort de la
convaincre, répondit Jean. Je suis le chef de famille depuis la mort de notre
père ; il ne faut pas l’oublier.

— Vous allez, reprit madame de
Bouville, jurer sur les Évangiles de ne rien écouter ni répéter de ce que votre
sœur pourrait vous dire avoir vu pendant qu’elle fut ici, car ce sont des
choses de couronne qui doivent rester secrètes. D’ailleurs, elle n’a rien vu,
elle a nourri et voilà tout ! Mais votre sœur a un peu d’extravagance dans
la tête et se plaît à conter des fables ; elle vous l’a bien prouvé…
Hugues ! Va quérir les Évangiles.

Le livre saint d’un côté, le sac
d’or de l’autre, et la reine qui passait dans le jardin… Les frères Cressay
jurèrent de taire toutes choses concernant la mort du roi Jean I
er
,
de veiller, nourrir et protéger l’enfant qui appartenait à leur sœur, ainsi que
d’interdire leur porte à l’homme qui l’avait séduite.

— Ah ! Nous le jurons de
grand cœur ! Qu’il ne reparaisse jamais, celui-là ! s’écria l’aîné.

Le cadet montrait moins de
conviction dans l’ingratitude. Il ne pouvait s’empêcher de penser :
« Tout de même, sans Guccio…»

— Nous nous informerons
d’ailleurs pour savoir si vous êtes attentifs à votre serment, dit madame de
Bouville.

Elle offrit aux deux frères de les
accompagner sur-le-champ au couvent des Clarisses.

— C’est trop de peine vous
donner, madame, dit Jean de Cressay ; nous irons bien nous-mêmes.

— Non, non, il faut que j’y
vienne. Sans mon ordre, la mère abbesse ne laissera point sortir Marie.

Le visage du barbu se rembrunit. Il
réfléchissait.

— Qu’avez-vous ? demanda
madame de Bouville. Voyez-vous quelque difficulté ?

— C’est que… je voudrais
auparavant acheter une mule pour y faire monter notre sœur.

Alors que Marie était enceinte, il
l’avait fait voyager en croupe de Neauphle à Paris ; mais maintenant
qu’elle les enrichissait, il tenait à ce que son retour s’effectuât avec
dignité. Et puis la mule qui servait à dame Eliabel était crevée depuis le mois
précédent.

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