La Loi des mâles (14 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Mais le dauphin de Viennois,
beau-frère de Clémence et le plus naturellement désigné pour la défendre, avait
partie liée avec Philippe de Poitiers.

Mais Charles de Valois, bien qu’il
se donnât comme le grand protecteur de sa nièce, ne songeait qu’à travailler
pour lui-même.

Mais le duc Eudes de Bourgogne qui
était là, ainsi qu’il le déclarait, en représentant de la succession de sa sœur
Marguerite, souhaitait en premier chef l’éviction de Clémence.

Restée trop peu de mois au trône
pour s’y être fait connaître et y avoir pris ascendant sur les barons, la belle
Angevine n’était déjà plus considérée que comme la survivante d’un règne bref,
troublé, et à maints égards calamiteux.

— Elle n’a pas porté chance au
royaume, disait-on.

Et si l’on tenait compte d’elle en
tant que future mère, on lui marquait bien que comme reine elle avait cessé
d’exister.

Enfermée dans l’aile du palais, elle
entendit décroître les voix ; l’assemblée entrait en séance dans la salle
du Grand Conseil dont on fermait les portes.

« Mon Dieu, mon Dieu,
pensa-t-elle, pourquoi ne suis-je restée à Naples ! »

Et elle se mit à sangloter en
songeant à son enfance, à la mer bleue, à ce peuple grouillant, bruyant,
généreux, compatissant à la douleur, son peuple qui savait si bien aimer…

Pendant ce temps, Miles de Noyers
lisait aux barons le règlement de succession.

Le comte de Poitiers avait pris soin
de ne s’entourer d’aucun des attributs de la majesté royale. Son faudesteuil
était au centre de l’estrade, mais il avait refusé qu’on le surmontât d’un
dais. Lui-même était vêtu d’étoffe sombre et sans aucun ornement. Il semblait
dire : « Messeigneurs, nous sommes ici en conseil de travail. »
Simplement, trois sergents massiers se tenaient debout derrière son siège. Il
assurait l’exercice de la souveraineté, sans pour autant s’en prétendre
investi. Mais il avait soigneusement préparé la salle et fait à chacun assigner
sa place par les chambellans, selon un cérémonial à la fois assez arbitraire et
assez roide où les assistants retrouvaient les façons de Philippe le Bel.

À la droite de Philippe était assis
Charles de Valois, et aussitôt après le connétable Gaucher de Châtillon, ceci
pour surveiller l’ex-empereur de Constantinople et l’isoler de son clan.
Philippe de Valois était relégué à six rangs de son père. À main gauche,
Poitiers avait mis son oncle Louis d’Évreux puis son frère Charles de La
Marche, empêchant de la sorte celui-ci de pouvoir se concerter avec Valois en
cours de séance et revenir sur la parole par eux donnée quatre jours plus tôt.

Mais l’attention du comte de
Poitiers se tournait surtout vers son cousin le duc de Bourgogne, placé en
retour d’estrade, et qu’il avait flanqué de la comtesse Mahaut, du dauphin de
Viennois, du comte de Savoie et d’Anseau de Joinville.

Philippe savait que le jeune duc
allait parler au nom de sa mère, la duchesse Agnès, à laquelle sa qualité de
fille de Saint Louis conférait, même absente, un grand prestige sur les
seigneurs. Tout ce qui touchait au souvenir de Louis IX était objet de
vénération ; et les rares survivants qui pouvaient témoigner de l’avoir vu
ou servi, qui avaient recueilli sa parole ou reçu son affection, se trouvaient
revêtus d’un caractère un peu sacré.

Il suffirait à Eudes de Bourgogne de
dire : « Ma mère, fille de notre Sire Saint Louis qui la bénit au
front avant d’aller mourir en terre infidèle… » pour bouleverser
l’assistance.

Aussi, afin de faire échec à cette
manœuvre, Philippe de Poitiers avait fait surgir dans son jeu une pièce
maîtresse et tout inattendue : Robert de Clermont, l’autre survivant des
onze enfants du roi canonisé, le sixième et dernier fils. Voulait-on absolument
la caution de Saint Louis ? Eh bien, Poitiers la produisait !

Or la présence de Robert de Clermont
était d’autant plus marquante et impressionnante qu’il ne se montrait plus à la
cour depuis bien longtemps ; sa dernière apparition remontait à près de
cinq ans ; son existence était presque oubliée, et lorsqu’on s’en
souvenait nul n’osait en parler qu’à voix basse.

En effet, le grand-oncle Robert
était fou, depuis qu’à l’âge de vingt-quatre ans il avait reçu un coup de masse
d’armes sur la tête. Folie frénétique, mais intermittente, avec de longues
périodes d’accalmie qui avaient permis à Philippe le Bel de se servir de lui,
parfois, pour des missions décoratives. Cet homme-là n’était pas dangereux par
ce qu’il disait ; il parlait à peine. Il était dangereux par ce qu’il
pouvait faire, car rien ne signalait jamais qu’une crise allait le saisir et le
jeter, glaive en main, contre ses familiers. Il offrait alors le pénible
spectacle d’un seigneur de soixante-deux ans, aussi majestueux d’aspect que
noble de race, qui soudain fendait les meubles, tranchait les tentures, et
poursuivait les femmes de service devenues ses adversaires en tournoi
[11]
.

Le comte de Poitiers l’avait fait
asseoir sur l’autre aile de l’estrade, en pendant au duc de Bourgogne, et à
proximité d’une porte. Deux écuyers monumentaux se tenaient à courte distance,
chargés de le ceinturer à la moindre alerte. Clermont laissait flotter un
regard méprisant, ennuyé, absent, qui se fixait soudain sur un visage, avec
l’inquiétude douloureuse des souvenirs irretrouvables, puis s’éteignait. On
l’observait, et sa vue causait un vague malaise.

Tout auprès de ce fol siégeait son
fils, Louis de Bourbon, lequel était boiteux, ce qui semblait l’avoir toujours
gêné pour attaquer en bataille, mais non pas pour fuir, ainsi qu’il l’avait
montré à Courtrai. Dégingandé, contrefait et couard, Bourbon, en revanche,
n’était pas dépourvu de clairvoyance ; aussi venait-il de rallier, comme à
son ordinaire, la protection du parti le plus fort.

De ces deux princes, l’un pris à la
tête et l’autre aux jambes, descendrait la longue lignée des Bourbons.

Ainsi, en cette assemblée du 16
juillet 1316, se trouvaient réunies les trois branches capétiennes qui allaient
pour cinq siècles encore régner sur la France. Les trois dynasties pouvaient ce
jour-là se contempler, en leur fin ou en leur souche : celle des Capétiens
directs qui s’éteindrait bientôt par Philippe de Poitiers et Charles de La
Marche ; celle des Valois qui, avec le fils de Charles, prendrait la suite
pour treize règnes ; celle enfin des Bourbons, qui n’apparaîtrait au trône
qu’à l’extinction des Valois, lorsqu’il faudrait remonter une fois encore à la
descendance de Saint Louis pour désigner un roi. Chaque rupture de dynastie
s’accompagnerait de guerres épuisantes, dévastatrices. Et chaque race se
terminerait par trois frères…

La combinaison entre les actes des
hommes et l’imprévu des destins ne cessera jamais d’étonner. Toute l’histoire
de la monarchie française, pendant cinq siècles, avec ses grandeurs et ses
drames, devait découler du règlement de succession que Miles de Noyers, ancien
maréchal de l’ost et conseiller au Parlement, achevait de lire aux « hauts
hommes du royaume », ce 16 juillet-là.

Alignés sur des bancs ou adossés aux
murs, barons, prélats, grands officiers, docteurs, juristes et délégués des
bourgeois de Paris, avaient écouté attentivement. Philippe de Poitiers les
regardait, plissant les yeux pour combattre sa myopie qui brouillait un peu les
visages et estompait le contour des groupes.

« J’ai un fils ; j’ai un
fils, se disait-il avec bonheur, et ils ne l’apprendront que demain. » Il
se disposait à soutenir l’attaque du duc de Bourgogne. Or l’assaut vint d’un
autre côté.

Il y avait en cette assemblée un
homme dont rien ne pouvait avoir raison, que la noblesse du sang
n’impressionnait pas car il était du meilleur, qui ne s’inclinait pas devant la
force car il était capable de renverser un bœuf, et sur lequel n’avait prise
aucune combinaison autre que celles échafaudées par lui-même. Ce personnage
était Robert d’Artois. Ce fut lui, aussitôt que Miles de Noyers eut terminé la
lecture, qui se leva pour engager le combat, sans s’être concerté avec
personne.

Comme chacun, ce jour-là, faisait
étalage de sa famille, Robert d’Artois avait amené sa mère, Blanche de
Bretagne, une toute petite femme au visage mince, aux cheveux blancs, aux
membres frêles, et qui semblait constamment stupéfaite d’avoir donné le jour à
une telle merveille de géant.

Coudes écartés, et les pouces passés
dans sa ceinture d’argent, Robert d’Artois lança :

— Je m’ébaubis, Messeigneurs,
qu’on nous vienne offrir un nouveau règlement de régence, de toutes pièces
fabriqué pour le propos, alors qu’il en existe déjà un, dicté par notre dernier
roi.

Les yeux se tournèrent vers le comte
de Poitiers, et certains des assistants se demandèrent avec inquiétude si l’on
n’avait pas escamoté une partie du testament de Louis X.

— Je ne vois pas, mon cousin,
dit Philippe de Poitiers, de quel règlement vous voulez parler. Vous étiez présent
aux derniers moments de mon frère, avec bien d’autres seigneurs qui sont ici,
et nul ne m’a jamais fait savoir qu’il eût exprimé aucune volonté à ce sujet.

— Aussi bien, mon cousin,
répliqua Robert d’un ton narquois, quand je dis « notre dernier
roi », je ne parle pas de votre frère Louis Dixième, que Dieu
garde !… mais de votre père, notre bien-aimé Sire Philippe le Bel… que
Dieu garde en même temps ! Or le roi Philippe avait décidé, écrit et fait
jurer à ses pairs, par serment, que s’il venait à mourir avant que son fils fût
assez homme pour exercer le gouvernement, les offices royaux et la charge de
régence seraient remis à son frère, Monseigneur Charles, comte de Valois.
Adoncques, mon cousin, puisque aucun autre règlement n’a été fait depuis, c’est
bien celui-là, il me semble, qu’il faudrait appliquer.

Blanche de Bretagne opinait de la
tête, souriait d’une bouche sans dents et promenait à la ronde ses yeux vifs et
brillants, conviant du regard ses voisins à approuver l’intervention de son
fils. Il n’était parole prononcée par ce braillard, procès soutenu par ce
chicanier, violence ou truanderie commise par ce mauvais sujet, qu’elle
n’approuvât, n’admirât, comme la révélation d’un prodige vivant. Elle reçut,
donné par un signe de paupières, un remerciement muet du comte de Valois.

Philippe de Poitiers, un peu incliné
sur l’accoudoir de son faudesteuil, agita lentement la main.

— J’admire, Robert, j’admire,
dit-il, de vous voir si empressé aujourd’hui à suivre la volonté de mon père,
alors que vous fûtes si peu obéissant à sa justice, en son vivant. Les bons
sentiments vous viennent avec l’âge, mon cousin ! Soyez rassuré. C’est
précisément la volonté du roi Philippe que nous nous sommes efforcés de
respecter. N’est-il pas vrai, mon oncle ? ajouta-t-il à l’adresse de Louis
d’Évreux.

Louis d’Évreux, qui depuis six
semaines s’opposait aux manœuvres de Valois et de Robert d’Artois, prit la
parole.

— Le règlement sur lequel vous
vous fondez, Robert, vaut pour le principe, mais non indéfiniment pour la
personne. Que pareil accident, dans cinquante ou cent ans, survienne encore à
la couronne, ce ne sera pas mon frère Charles qu’on ira chercher pour régenter
le royaume… si longue vie que je lui souhaite. Notre sire Dieu n’a pas fait
Charles éternel tout exprès. Le règlement, en établissant que la régence
revient au frère le plus avancé en âge, désigne donc bien Philippe et c’est
pourquoi, l’autre jour, nous lui avons prêté hommage. Ne remettez donc pas en
question ce qui est tranché.

On croyait Robert maté. C’était mal
le connaître. Il baissa légèrement la tête, offrant aux rayons du soleil qui
perçaient les vitraux ses cheveux de cuivre, coiffés en rouleaux sur sa large
nuque. Son ombre s’étendait sur les dalles, comme une menace, jusqu’aux pieds
du comte de Poitiers.

— Les volontés du roi Philippe,
reprit-il, ne contenaient rien au sujet des filles royales, ni qu’elles eussent
à renoncer à leurs droits, ni que la décision fût remise à l’assemblée des
pairs.

Un frémissement d’approbation agita
aussitôt les rangs des seigneurs de Bourgogne et de Champagne, et le duc Eudes
lui-même, sur l’estrade, s’écria :

— Voilà qui est bien dit, mon
cousin, et c’est tout juste ce que j’allais clamer moi-même !

Blanche de Bretagne, à nouveau,
lança autour d’elle ses petits regards pétillants. Le connétable commençait à
s’agiter sur son siège. On l’entendait grommeler, et ceux qui le connaissaient
bien prévoyaient un éclat.

— Depuis quand, reprit le jeune
duc en se levant, cette novelleté a-t-elle été introduite dans nos
coutumes ? Depuis hier, je pense ! Depuis quand les filles, si les
fils viennent à manquer, devraient-elles être privées des possessions et
couronnes de leur père ?

Le connétable à son tour se dressa.

— Depuis le temps, messire duc,
dit-il avec une lenteur calculée, que certaine fille ne donne plus au royaume
la garantie d’être bien née de ce père dont on veut la faire hériter. Sachez
enfin ce qui se dit par le monde, et que notre cousin Valois nous a lui-même
souvent répété en Conseil étroit. La France est trop beau et trop grand pays,
messire duc, pour que l’on puisse, sans que les pairs en aient délibéré,
remettre la couronne à une princesse dont on ne sait si elle est fille de roi
ou fille d’écuyer.

L’assemblée fit silence. Eudes de
Bourgogne était devenu blanc. On crut qu’il allait se lancer contre Gaucher de
Châtillon qui attendait, ramassé dans sa force de vieil homme de guerre. Mais
ce fut vers Charles de Valois que la colère du Bourguignon dévia.

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