La Loi des mâles (15 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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— Ainsi, mon cousin,
s’écria-t-il, vous qui avez choisi d’unir votre fils aîné à une autre de mes
sœurs, vous vous employez donc à honnir celle-là qui est morte ?

— Eh, mon compère ! dit
Valois, pour ce qui est de se honnir, votre sœur Marguerite… que Dieu lui
pardonne ses péchés… n’a pas eu besoin de mon aide !

Et, plus bas, il ajouta à l’adresse
de Gaucher de Châtillon :

— Quel besoin aviez-vous de
m’aller mettre en cause !

— Et vous, mon frère par le
mariage, continuait Eudes en désignant Philippe de Valois, approuvez-vous aussi
les vilenies que j’entends ?

Philippe de Valois, empêtré de sa
grande taille et cherchant vainement des yeux le conseil de son père, souleva
les bras d’un geste d’impuissance, et se contenta de dire :

— Il faut avouer, mon frère,
que le scandale était gros !

L’assistance commençait de
bourdonner. Du fond de la salle venaient des bruits de disputes, certains
seigneurs tenant pour la bâtardise de Jeanne, et d’autres pour la légitimité.
Charles de La Marche, mal à l’aise, pâle, baissait la tête, comme chaque fois
qu’il était question de cette misérable affaire. « Marguerite est
morte ; Louis est mort, se disait-il ; mais ma femme Blanche est
toujours vivante et moi je continue de porter au front mon déshonneur. »

À ce moment, le comte de Clermont,
auquel personne n’accordait plus attention, donna des signes d’agitation :

— Je vous défie, messires, je
vous défie tous ! cria-t-il soudain.

— Plus tard, mon père, plus
tard, nous irons en tournoi, dit Louis de Bourbon d’une voix qui se voulait
tranquille et naturelle.

Et en même temps il invitait du
geste les deux gigantesques écuyers à se tenir prêts, pour le cas où il
faudrait ceinturer le dément.

Robert d’Artois contemplait,
enchanté de soi, le tumulte qu’il avait provoqué.

Le duc de Bourgogne lançait à
Charles de Valois :

— Certes je souhaite que Dieu
pardonne à Marguerite ses péchés, si elle en a commis ; mais je souhaite
moins qu’il pardonne à ses assassins !

— Ce sont mensonges que vous
avez écoutés, Eudes, répliquait Valois, et vous savez bien que votre sœur n’est
morte de rien d’autre que de honte et de remords en sa prison.

Maintenant que le comte de Valois et
le duc de Bourgogne étaient bien profondément brouillés, sans chance aucune
qu’ils unissent leurs causes avant longtemps, Philippe de Poitiers étendit les
mains dans un geste d’apaisement.

Mais Eudes ne voulait pas la paix,
bien au contraire.

— J’ai assez ce jour d’hui, mon
cousin, entendu outrager la Bourgogne, dit-il. J’oppose refus à vous
reconnaître pour régent, et j’affirme et maintiens devant tous les droits de ma
nièce Jeanne.

Puis, faisant signe aux seigneurs
bourguignons de le suivre, il quitta la salle.

— Messeigneurs, Messires, dit
le comte de Poitiers, voici tout justement ce que nos légistes s’étaient
efforcés d’éviter en remettant au Conseil des Pairs de décider plus tard, s’il
y a lieu, de la question des filles. Car si la reine Clémence donne un mâle au
royaume, toute cette querelle est sans objet.

Robert d’Artois était toujours
devant l’estrade, les poings aux hanches.

— Je retiens ceci de votre
règlement, mon cousin, s’écria-t-il, que désormais, en coutume de France, le
droit à succéder est contesté aux femmes. Je demande donc que me soit retourné
mon comté d’Artois qui fut indûment remis à ma tante Mahaut. Et tant que vous
ne m’aurez point fait justice sur ce point, je ne saurai paraître à votre
Conseil.

Là-dessus il se dirigea lui aussi
vers la sortie, suivi de sa mère qui trottinait, fière de lui et fière d’elle.

La comtesse Mahaut éleva les mains
d’un geste qui exprimait : « Là ! Je l’avais bien
dit ! »

Avant de franchir la porte, Robert,
passant derrière le comte de Clermont, lui souffla méchamment à
l’oreille :

— Aux lances, cousin, aux
lances !

— Coupez cordes ! Hurlez
bataille
[12]
 !
cria Clermont en se dressant.

— Porc malfaisant, le diable
t’étripe ! lança Louis de Bourbon à Robert.

Puis à son père :

— Restez encore avec nous. Les
trompettes n’ont point sonné.

— Ah ! Elles n’ont point
sonné ? Eh bien ! Qu’elles sonnent ! Il se fait tard, dit
Clermont.

Il attendait, l’œil vide, les bras
écartés.

Bourbon se dirigea, claudiquant, vers
le comte de Poitiers et le pria, à voix basse, de hâter le cérémonial. Philippe
approuva de la tête.

Bourbon retourna au malade, lui prit
la main en disant :

— L’hommage, mon père ;
l’hommage à présent.

— Ah ! Certes, l’hommage.

Le boiteux conduisant le dément, ils
traversèrent l’estrade.

— Messeigneurs, dit Louis de
Bourbon, voici mon père, le plus ancien du sang de Saint Louis, qui approuve le
règlement en tous points, reconnaît messire Philippe comme régent et lui jure
fidélité.

— Oui, messires, oui… dit
Robert de Clermont.

Philippe trembla de ce que son
grand-oncle allait bien pouvoir ajouter. « Il va m’appeler Madame et me
demander mon écharpe. »

Mais Clermont continuait d’une voix
forte :

— Je vous reconnais, Philippe,
parce que le mieux désigné en droit, et parce que le plus sage. Que veille sur
vous depuis le Ciel l’âme sainte de mon père, pour vous aider à garder paix au
royaume et défendre notre sainte foi.

Un mouvement de stupéfaction
heureuse parcourut les rangs des barons. Que se passait-il donc dans la tête de
cet homme pour qu’il oscillât ainsi, sans transition, du délire à la raison, du
ridicule à la grandeur ?

Il mit beaucoup de lenteur, beaucoup
de noblesse à s’agenouiller devant son petit-neveu, étendit les mains ;
lorsqu’il se releva et se retourna, ayant reçu l’accolade, ses vastes yeux
bleus étaient noyés de larmes.

L’assemblée entière se mit debout et
fit une longue ovation aux deux princes.

Philippe se trouvait confirmé dans
la régence par tout le royaume, à l’exception d’une province, la Bourgogne, et
d’un homme seul, Robert d’Artois.

 

XI
LES FIANCÉS JOUENT À CHAT PERCHÉ

Quitter à grand fracas une assemblée
politique, pour marquer un désaccord, n’empêcha jamais le protestataire de
dîner ensuite à la même table que ses adversaires.

En dépit de son éclat du matin, le
duc de Bourgogne, dûment prié, accepta de paraître au banquet de famille que le
comte de Poitiers offrait, ce même jour, au manoir de Vincennes.

Or la famille de France, cousinage
et dignitaires compris, groupait plus d’une centaine de personnes qui se
transportèrent donc à Vincennes et s’assirent, entre haute et basse vesprée,
c’est-à-dire vers cinq heures de l’après-midi, autour de longues tables à
tréteaux couvertes de nappes blanches.

La présence du duc de Bourgogne rendait
plus marquante l’absence de Robert d’Artois.

— Mon fils est tombé faible en
sortant du Palais, tant les choses qu’il avait entendues lui avaient donné
tourment, dit Madame Blanche de Bretagne.

— Tombé faible, vraiment ?
répondit Philippe de Poitiers. J’espère qu’il ne s’est pas blessé en chéant de
si haut !

Nul ne s’étonna en revanche de ne
pas apercevoir le comte de Clermont, reconduit en hâte à sa demeure aussitôt
l’hommage rendu. On félicita Louis de Bourbon de la belle impression qu’avait
produite son père, en déplorant que la maladie de celui-ci, noble maladie
d’ailleurs puisqu’elle provenait d’un accident d’armes, ne lui permît pas une
participation plus fréquente aux affaires du royaume.

Le repas s’ouvrit dans une relative
bonne humeur. Le connétable et le duc de Bourgogne avaient été placés à telle
distance que le feu entre eux ne pût reprendre. Valois pérorait pour son
compte.

Le plus étonnant, en ce dîner, était
le nombre des enfants. Car Eudes de Bourgogne ayant posé comme condition à sa
venue que la petite Jeanne de Navarre serait présente, en réparation de
l’outrage à elle fait pendant l’assemblée, le comte de Poitiers avait tenu à
amener ses trois filles, et donc le comte de Valois ses plus jeunes rejetons,
et le comte d’Évreux son fils et sa fille qui en étaient encore à jouer aux
marionnettes, et le dauphin de Viennois son « dauphiniet » Guigues,
fiancé de la troisième fille du régent, et Louis de Bourbon ses enfants en âge
de marcher… On ne parvenait pas à s’y retrouver dans les prénoms ; les
Blanche et les Isabelle, les Charles et les Philippe foisonnaient ;
lorsque quelqu’un appelait : « Jeanne ! », six têtes se
tournaient à la fois.

Tous ces cousins étaient destinés à
se marier entre eux, pour servir les combinaisons politiques de leurs parents,
qui avaient été, eux aussi, mariés de la même façon, dans la plus étroite
consanguinité. Que de dispenses il faudrait demander au pape pour faire passer
les intérêts territoriaux avant les décrets de la religion ! Et que
d’autres boiteux, que d’autres déments en perspective ! La seule
différence entre la descendance d’Adam et celle de Capet, était qu’en la
seconde on évitait encore de se reproduire entre frères et sœurs.

Le dauphiniet et sa fiancée, la
petite Isabelle de Poitiers, qu’on n’appellerait bientôt plus qu’Isabelle de
France, offraient le spectacle de la plus touchante entente. Ils mangeaient au
même plat ; le dauphiniet choisissait pour sa future épouse les meilleurs
morceaux de ragoût d’anguille, en fouillant avec application dans la sauce, et
les lui mettait de force dans la bouche, lui barbouillant tout le visage. Les
autres bambins les enviaient beaucoup d’avoir déjà une situation de
couple ; on allait leur constituer à l’intérieur de la maison du régent
leur petit hôtel personnel avec leur valet à cheval, leur valet à pied, leurs
femmes de chambre.

Jeanne de Navarre, elle, ne mangeait
rien. Sa présence à ce festin avait été imposée, et comme les enfants sont vifs
à deviner les sentiments de leurs parents et à en exagérer les démonstrations,
tout le cousinage de cette malheureuse orpheline se détournait d’elle. Jeanne
était parmi les plus petits ; elle n’avait que cinq ans. À la seule
différence qu’elle était blonde, elle commençait de montrer de nombreux traits
de ressemblance, front bombé, pommettes hautes, avec sa mère. Enfant solitaire
qui ne savait pas jouer et vivait entre les domestiques dans les immenses
salles vides de l’hôtel de Nesle, elle n’avait jamais vu tant de monde
assemblé, ni entendu pareille rumeur de voix et de vaisselle ; et elle
regardait avec un mélange d’admiration et d’effroi cette débauche de
victuailles sans arrêt déversées sur les tables crénelées de forts mangeurs.
Elle sentait bien qu’on ne l’aimait pas ; lorsqu’elle posait une question,
nul ne lui répondait ; si jeune qu’elle fût, elle avait l’esprit assez
développé déjà pour penser : « Mon père était roi, ma mère était
reine ; ils sont morts et plus personne ne me parle. » Elle ne devait
jamais oublier le dîner de Vincennes. À mesure que le ton des voix montait, que
les rires se répondaient, la tristesse de la petite Jeanne, sa détresse dans ce
banquet de géants, devenaient plus pesantes Louis d’Évreux qui, de loin, la vit
prête à pleurer, lança à son fils :

— Philippe ! Veille un peu
à ta cousine Jeanne.

Le petit Philippe Voulut alors
imiter le dauphiniet et poussa entre les lèvres de sa voisine un morceau
d’esturgeon à la sauce d’orange, qu’elle cracha dédaigneusement sur la nappe.

Comme les échansons s’employaient à
remplir sans cesse les hanaps, il fut bientôt évident que cette marmaille
habillée de brocart allait être malade et, dès avant le sixième service, on
l’envoya jouer dans les cours. Il advint donc à ces enfants de roi ce qui
arrive à tous les enfants du monde lors des repas de fête, ils furent privés de
leurs mets préférés, sucreries, pièces montées et desserts.

Aussitôt le festin terminé, Philippe
de Poitiers prit le duc de Bourgogne par le bras et lui dit qu’il souhaitait
l’entretenir en particulier.

— Allons prendre les dragées un
peu à l’écart, mon cousin. Venez donc avec nous, mon oncle, ajouta-t-il en se
tournant vers Louis d’Évreux.

Et il appela aussi Guillaume de
Mello, conseiller du duc, afin que les parties fussent à égalité. Il entraîna
les trois hommes dans une petite salle attenante où, tandis qu’on passait le
vin sucré et les épices de chambre, il commença d’expliquer combien il désirait
parvenir à un accommodement, et quels étaient les avantages du règlement de
régence.

— C’est parce que je sais qu’à
présent les têtes sont fort montées, dit-il, que j’ai voulu repousser les
décisions finales jusqu’à la majorité de Jeanne. D’ici là, dix ans seront
passés, et vous savez comme moi qu’en dix ans les opinions changent assez, ne
serait-ce que parce que ceux qui professaient les plus violentes peuvent venir
à mourir. Je pensais donc, mon cousin, vous servir en agissant de la sorte, et
je crois que vous avez mal compris mon dessein. Puisque Valois et vous ne vous
pouvez pour l’heure accorder ensemble, accordez-vous chacun avec moi.

Le duc de Bourgogne demeurait
renfrogné. Il n’était pas un homme intelligent, il craignait toujours qu’on ne
le voulût tromper, ce qui ne lui évitait pas de l’être fréquemment. La duchesse
Agnès, que l’amour maternel n’aveuglait pas, l’avait avant le départ solidement
sermonné.

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