La Loi des mâles (19 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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La lettre du comte de Poitiers était
sévère. Elle détaillait tous les manquements au règlement de Grégoire. Elle
rappelait la promesse de démolir les toits de l’église. Elle faisait honte aux
cardinaux de leurs discordes, et leur suggérait, s’ils ne pouvaient arriver à
conclusion, de conférer la tiare au plus âgé d’entre eux. Or le plus âgé était
Jacques Duèze.

Quand celui-ci entendit ces mots, il
agita les mains d’un geste épuisé et murmura :

— Le plus digne, mes frères, le
plus digne ! Qu’iriez-vous faire d’un pasteur qui n’a plus la force de se
conduire lui-même, et dont la place est plutôt au Ciel, si le Seigneur veut
bien l’y accueillir, qu’ici-bas ?

Il se fit ramener dans sa cellule,
s’étendit sur sa couche, et se tourna vers le mur.

Le surlendemain, Duèze parut
retrouver un peu de force ; un affaiblissement trop constant eût éveillé
les soupçons. Mais, lorsque vint une recommandation du roi de Naples qui
étayait celle du comte de Poitiers, le vieillard se mit à tousser de manière
pitoyable ; il fallait qu’il fût bien mal en point pour avoir pris froid
par une si forte chaleur.

Les marchandages continuaient ferme,
car toutes les espérances n’étaient pas éteintes.

Mais le comte de Forez commençait à
se montrer plus rude. Maintenant, il ordonnait de fouiller ostensiblement les
vivres, qu’il avait d’ailleurs réduits à un service par jour, et il confisquait
la correspondance ou la faisait rejeter à l’intérieur.

Le 5 août, Napoléon Orsini était
parvenu à rallier à Duèze le terrible Caëtani lui-même, ainsi que quelques
membres du parti gascon. Les Provençaux flairèrent le parfum de la victoire.

On s’aperçut, le 6 août, que
Monseigneur Duèze pouvait compter sur dix-huit voix, c’est-à-dire deux voix de
plus que cette fameuse majorité absolue qu’en deux ans et trois mois personne
n’avait pu réunir. Les derniers adversaires, voyant alors que l’élection allait
se faire malgré eux, et craignant qu’il ne leur soit tenu rigueur de leur
obstination, se donnèrent les gants de reconnaître les hautes vertus chrétiennes
du cardinal-évêque de Porto, et se déclarèrent prêts à lui accorder leurs
suffrages.

Le lendemain, 7 août 1316, on décida
de voter. Quatre scrutateurs furent désignés. Duèze apparut, porté par Guccio
et son second damoiseau.

— Il ne pèse pas lourd, murmurait
Guccio aux cardinaux qui le regardaient passer et qui s’écartaient avec une
déférence où se marquait déjà leur choix.

Quelques minutes plus tard, Duèze
était proclamé pape à l’unanimité, et ses vingt-trois collègues lui faisaient
une ovation.

— Puisque vous le voulez,
Seigneur, puisque vous le voulez… souffla Duèze.

— De quel nom fais-tu
choix ? lui demanda-t-on.

— Jean… Je porterai le nom de
Jean… Jean XXII.

Guccio s’avança pour aider à se
lever le chétif vieillard devenu l’autorité suprême de l’univers.

— Non, mon fils, non, dit le
nouveau pape. Je vais m’efforcer de marcher seul. Puisse Dieu soutenir mes pas.

Les imbéciles crurent alors voir
s’opérer un miracle, tandis que les autres comprenaient qu’ils avaient été
bernés. Ils pensaient avoir voté pour un cadavre ; et voilà que leur élu
fort aisément circulait parmi eux, frétillant et frais comme une truite. Mais
ils ne pouvaient encore imaginer combien il leur mènerait la vie dure, pendant
dix-huit années !

Cependant le camerlingue avait déjà
brûlé dans la cheminée les papiers du vote, dont la fumée blanche annonçait au
monde l’élection du pontife. Les coups de pioche alors commencèrent à retentir
contre la maçonnerie qui murait le grand portail. Mais le comte de Forez était
prudent ; dès qu’on eut dégagé assez de pierres, il se glissa lui-même
dans l’embrasure.

— Oui, oui, mon fils, c’est
bien moi, lui dit Duèze qui avait rapidement trottiné jusque-là.

Alors, les maçons achevèrent
d’abattre le mur ; les deux vantaux furent ouverts et le soleil, pour la
première fois depuis quarante jours, pénétra dans l’église des Jacobins.

Une foule nombreuse attendait sur le
parvis, bourgeois et petites gens de Lyon, consuls, seigneurs, observateurs des
cours étrangères, qui tous se pressèrent et s’agenouillèrent tandis que
cardinaux et conclavistes sortaient, formés en procession. Un gros homme, au
teint olivâtre, qui se tenait au premier rang, auprès du comte de Forez, saisit
le bord de la robe du nouveau pape, quand celui-ci passa devant lui et porta
l’ourlet à ses lèvres.

— Oncle Spinello ! s’écria
Guccio Baglioni qui marchait derrière le pontife.

— Ah ! Vous êtes
l’oncle ! J’aime bien votre neveu, mon fils, dit Duèze au gros homme
agenouillé en lui faisant signe de se relever. Il m’a fidèlement servi, et je
veux le garder auprès de moi. Embrassez-le, embrassez-le !

Le capitaine général des Lombards se
redressa, et Guccio l’étreignit.

— J’ai tout racheté, comme tu
me l’avais dit et à six pour dix, souffla Tolomei dans l’oreille de Guccio,
pendant que Duèze bénissait la foule. Ce pape nous doit maintenant quelques
milliers de livres. Beau travail, mon garçon. Tu es le vrai neveu de mon sang.

Quelqu’un, derrière eux, faisait
aussi longue figure que les cardinaux ; c’était le seigneur Boccace,
principal voyageur des Bardi.

— Ah ! Tu étais donc à
l’intérieur, mécréant, dit-il à Guccio. Si j’avais su cela, je n’aurais jamais
vendu les créances.

— Et Marie ? Où est
Marie ? demanda anxieusement Guccio à son oncle.

— Ta Marie se porte bien. Elle
est aussi belle que tu as de malice, et si le petit Lombard qui lui enfle le
ventre tient de vous deux, il fera son chemin dans le monde. Mais va vite, va,
mon garçon ! Tu vois bien que le Saint-Père t’appelle.

 

III
LES DETTES DU CRIME

Le régent Philippe tenait
essentiellement à assister au sacre du pape afin de se poser en protecteur de
la chrétienté.

— L’élection de Duèze m’a coûté
assez de peine et de soucis, disait-il. Il est bien juste qu’il m’aide à
présent à assurer mon gouvernement. Je veux être à Lyon pour son couronnement.

Mais les nouvelles d’Artois ne
laissaient pas d’être inquiétantes. Robert avait pris sans difficulté Arras,
Avesnes, Thérouanne, et continuait de conquérir le pays. À Paris, Charles de
Valois l’appuyait en sous-main.

Fidèle à son habituelle tactique d’encerclement,
le régent commença par travailler sur les régions limitrophes de l’Artois, afin
d’éviter l’extension de la révolte. Aux barons de Picardie, il écrivit pour
leur rappeler leurs liens de fidélité à la couronne de France, leur faisant
entendre courtoisement qu’il ne tolérerait aucun manquement à leur
devoir ; un contingent de troupes et de sergents d’armes fut réparti dans
les prévôtés pour surveiller la contrée. Aux Flamands, qui se gaussaient
encore, au bout d’un an écoulé, de la misérable chevauchée du Hutin perdant son
armée dans la boue, Philippe proposa un nouveau traité de paix à des conditions
fort avantageuses pour eux.

— Dans ce gâchis qu’on nous
laisse à débrouiller, il faut bien perdre un peu pour sauver le tout, expliqua
le régent à ses conseillers.

Bien que son gendre, Jean de
Fiennes, fût l’un des premiers lieutenants de Robert, le comte de Flandre,
sentant qu’il n’aurait jamais si bonne occasion de traiter, consentit aux
pourparlers et demeura donc neutre dans les affaires du comté voisin.

Philippe avait ainsi pratiquement
fermé les portes de l’Artois. Il envoya alors Gaucher de Châtillon négocier
directement avec les chefs des révoltés et les assurer des bonnes intentions de
la comtesse Mahaut.

— Entendez-moi bien,
Gaucher ; vous ne devez point prendre langue avec Robert, recommanda-t-il
au connétable, car ce serait lui reconnaître les droits qu’il réclame. Nous
continuons de le tenir déchu de l’Artois, ainsi que mon père en a rendu
jugement. Vous allez seulement pour régler le conflit qui oppose la comtesse à
ses vassaux, et dans lequel Robert, à nos yeux, n’entre pour mie.

— En vérité, Monseigneur, dit
le connétable, vous voulez faire triompher en tout votre belle-mère ?

— Non point, Gaucher ; non
point si elle a abusé de ses droits, ainsi que je le crois. Elle est fort
empérière, la dame Mahaut, et elle juge tout un chacun né exprès pour la servir
jusqu’au dernier liard de bourse et la dernière goutte de sueur ! Je veux
la paix, poursuivit le régent, et pour cela qu’il soit rendu équitablement à
chacun. Nous savons que la bourgeoisie des villes reste favorable à la comtesse
parce que cette bourgeoisie est toujours en chamaille avec la noblesse, tandis
que les nobles ont épousé la cause de Robert afin d’appuyer leurs griefs. Voyez
donc quelles requêtes sont fondées et tâchez à y satisfaire sans porter
atteinte aux prérogatives de la couronne ; ainsi efforcez-vous de détacher
les barons de notre turbulent cousin, en leur montrant qu’ils peuvent obtenir
de nous, par justice, davantage que de lui, par violence.

— Vous êtes prud’homme,
Monseigneur, vous êtes prud’homme assurément, dit le connétable. Je ne pensais
pas qu’il me serait donné en mes vieilles années de servir avec tant d’agrément
un prince si sage, et qui n’a pas le tiers de mon âge.

Dans le même temps, le régent
faisait prier le pape, par le comte de Forez, de retarder un peu son
couronnement. Jean XXII, quelque hâte légitime qu’il eût de voir son
élection consacrée, accepta fort complaisamment un délai de deux semaines.

Mais, au bout de deux semaines
écoulées, les affaires d’Artois étant encore bien loin de leur règlement et
l’accord avec les Flamands ne se pouvant ratifier avant le 1
er
septembre, Philippe demanda, par le dauphin de Viennois cette fois, un nouveau
recul de la cérémonie. Or Jean XXII, à la surprise du régent, se montra
soudain très ferme et presque brutal, en fixant irrévocablement au 5 septembre
son couronnement.

Il tenait à cette date pour de
puissantes raisons qu’il gardait secrètes et qui échappaient d’ailleurs au
jugement commun. En effet, c’était un 5 septembre, en l’an 1300, qu’il avait
été sacré évêque de Fréjus ; c’était dans la première semaine de septembre
1309 que son protecteur, le roi Robert de Naples, avait été couronné ; et
si un faux en écriture royale lui avait permis d’obtenir le siège épiscopal
d’Avignon, c’était le 4 septembre 1310 que sa manœuvre avait réussi.

Le nouveau pape avait un bon
commerce avec les astres, et savait se servir des conjonctions solaires pour
régler les étapes de son ascension.

« Si Monseigneur le régent de
France et de Navarre, que tant nous aimons, fit-il répondre, se trouve empêché
par les devoirs du royaume d’être à nos côtés en ce jour solennel, nous en
souffrirons beaucoup ; mais alors, n’ayant plus à craindre de lui faire
faire trop long chemin, nous irons coiffer la tiare en la ville
d’Avignon. »

Philippe de Poitiers signa le traité
avec les Flamands dans la matinée du 1
er
septembre. Le 5 à l’aube,
il arrivait à Lyon accompagné des comtes de Valois et de La Marche, qu’il ne
voulait pas laisser à Paris hors de sa surveillance, ainsi que de Louis
d’Évreux.

— Vous nous avez fait marcher à
un train de chevaucheur, mon neveu, lui dit Valois en mettant pied à terre.

Ils n’eurent que le temps de revêtir
les vêtements spécialement préparés pour la cérémonie et qu’avait commandés
l’argentier Geoffroy de Fleury. Le régent portait une robe ouverte, d’étoffe
fleur de pêcher, doublée de deux cent vingt-six ventres de menu-vair. Charles
de Valois, Louis d’Évreux, Charles de La Marche, ainsi que Philippe de Valois
qui était aussi de la fête, avaient reçu chacun, en présent, une robe de
camocas pareillement fourrée.

Lyon, tout pavoisé, grouillait d’une
foule innombrable venue pour assister au défilé.

Jean XXII arriva à la
primatiale Saint-Jean à cheval, précédé par le régent de France. Toutes les
cloches de la ville sonnaient à la volée. Les rênes de la monture pontificale
étaient tenues d’un côté par le comte d’Évreux et de l’autre par le comte de La
Marche. La monarchie française encadrait étroitement la papauté. Les cardinaux
suivaient, le chapeau rouge posé par-dessus la chape et retenu sous le menton
par les brides nouées. Les mitres des évêques scintillaient au soleil.

Ce fut le cardinal Orsini,
descendant du patriciat romain, qui posa la tiare sur le front de Jacques
Duèze, fils d’un bourgeois de Cahors. Guccio, bien placé dans la cathédrale,
admirait son maître. Le petit vieillard au menton maigre, aux épaules étroites,
que l’on croyait mourant quatre semaines plus tôt, supportait sans peine les
lourds attributs sacerdotaux dont on le chargeait. Les rites pharaoniques de
cette interminable cérémonie, qui le plaçait tellement au-dessus de ses
semblables et faisait de lui le symbole de la divinité, agissaient sur sa
personne presque à son insu, et répandaient sur ses traits une majesté
imprévisible, impressionnante, et plus évidente à mesure que se déroulait la
liturgie. Il ne put néanmoins se défendre d’un léger sourire lorsqu’il chaussa
les sandales pontificales.

« Scarpinelli ! Ils m’appelaient
Scarpinelli… le cardinal petits-chaussons… pensait-il. Ils me faisaient passer
pour fils de savetier. Je les porte, maintenant, les petits chaussons…
Seigneur ! Vous m’avez mis si haut que je n’ai plus rien à désirer. Je
n’ai plus qu’à m’efforcer de bien gouverner votre Église. »

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