La Loi des mâles (18 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Puis ces vaillants, l’un après
l’autre, se mirent à ronfler ; il eût suffi d’un homme, cette nuit-là,
pour égorger sans fatigue toute la noblesse d’Artois.

Le lendemain, une armée aux jambes
molles, aux langues empesées et aux cervelles brumeuses se mit en chemin pour
Arras. Seul Robert paraissait aussi frais qu’un brochet sorti de la rivière, ce
qui lui acquit définitivement l’admiration de ses troupes. La route fut coupée
de haltes, car Mahaut possédait dans les parages quelques autres châteaux dont
la vue réveilla le courage des barons.

Mais lorsque, le jour de la
Sainte-Madeleine, Robert s’installa dans Arras, en vain chercha-t-on la dame de
Fériennes ; elle avait disparu.

 

II
LE LOMBARD DU PAPE

À Lyon, les cardinaux étaient
toujours enfermés. Ils avaient cru lasser le régent ; leur réclusion
durait depuis un mois. Les sept cents hommes d’armes du comte de Forez
continuaient de monter la garde autour de l’église et du couvent des Frères
Prêcheurs ; et si, pour respecter les formes, le comte Savelli, maréchal
du conclave, conservait les clés sur lui en permanence, ces clés ne servaient
pas à grand-chose, puisqu’elles ne s’appliquaient qu’à des portes murées.

Les cardinaux, jour après jour,
transgressaient la constitution de Grégoire et cela d’une conscience d’autant
plus légère qu’on avait envers eux usé de la contrainte et de la violence. Ils
ne manquaient pas de le dire, jour après jour, au comte de Forez, lorsque
celui-ci montrait sa tête casquée par l’étroit orifice qui servait à passer les
vivres. À quoi, jour après jour, le comte de Forez répondait qu’il était tenu
de faire respecter la loi du conclave. Ce dialogue de sourds pouvait se poursuivre
longtemps.

Les cardinaux ne logeaient plus
ensemble, comme le prescrivait la constitution ; car, bien que la nef des
Jacobins fût vaste, y vivre à près de cent personnes, sur de simples jonchées
de paille, était devenu bien vite insupportable. Et d’abord par la pestilence
qui se dégageait, dans la chaleur de l’été.

— Ce n’est pas parce que
Notre-Seigneur est né dans une étable que son vicaire doit nécessairement être
élu dans une porcherie, disait un cardinal italien.

Les prélats avaient donc débordé sur
le couvent qui communiquait avec l’église et s’inscrivait dans la même
enceinte. Repoussant les moines, ils s’étaient arrangés tant bien que mal à
trois par cellule ou par chambre de l’hôtellerie, laquelle se trouvait
évidemment fermée aux voyageurs. Chapelains et damoiseaux occupaient les
réfectoires.

Le régime alimentaire décroissant
n’était pas davantage observé ; l’eût-il été, on n’aurait plus eu bientôt
qu’une assemblée de squelettes. Les cardinaux se faisaient donc envoyer
quelques gâteries de l’extérieur, qu’on prétendait destinées à l’abbé et aux
moines. On appliquait beaucoup d’habileté et de constance à violer le secret
des délibérations ; des lettres, chaque jour, entraient au conclave ou en
sortaient, glissées dans le pain ou entre les plats vides. L’heure des repas,
de la sorte, devenait l’heure du courrier, et la correspondance qui prétendait
régler le sort de la chrétienté était fort tachée de graisse.

De tous ces manquements, le comte de
Forez instruisait le régent, lequel semblait s’en féliciter. « Plus ils
auront commis de fautes et d’inobservances, déclarait Philippe de Poitiers, et
mieux nous serons en mesure de sévir quand nous en prendrons décision. Pour les
missives, laissez-les s’acheminer, en les ouvrant au passage aussi souvent que
vous le pourrez, afin de m’en révéler le contenu. »

Ainsi fut on averti de quatre
candidatures qui échouèrent presque aussitôt que posées : celle d’abord
d’Arnaud Nouvel, ancien abbé de Fontfroide, dont le comte de Poitiers fit
savoir clairement par Jean de Forez « qu’il ne trouvait pas ce cardinal
assez ami du royaume de France » ; puis les candidatures de Guillaume
de Mandagout, d’Arnaud de Pélagrue et de Bérenger Frédol l’aîné. Gascons et
Provençaux se faisaient mutuellement échec. On apprit aussi que le redoutable
Caëtani commençait à écœurer une partie des Italiens, et jusqu’à son propre
cousin Stefaneschi, par la bassesse de ses intrigues et l’outrance démente de
ses calomnies.

N’avait-il pas suggéré d’un ton de
plaisanterie – mais on savait ce que de tels propos valaient dans sa
bouche ! – d’évoquer le diable et de s’en remettre à lui pour
désigner le pape, puisque Dieu semblait renoncer à faire connaître son
choix ?

À quoi Duèze, de sa voix
chuchotante, avait répondu :

— Ce ne serait pas la première
fois, Monseigneur Francesco, que Satan siégerait parmi nous.

Si Caëtani demandait une chandelle,
on chuchotait aussitôt qu’il en voulait fondre la cire pour procéder à un
envoûtement.

Les cardinaux, jusqu’à leur
internement inattendu, s’étaient opposés les uns aux autres pour des motifs de
doctrine, de prestige ou d’intérêt. Mais, à présent, d’avoir vécu ensemble tout
un mois dans un espace mesuré, ils se haïssaient pour des raisons personnelles,
presque des raisons physiques. Certains se négligeaient, ne se rasaient ni ne
se lavaient plus, et se laissaient aller à toutes les libertés de nature. Ce
n’était plus par promesses d’argent ou de bénéfices que tel candidat cherchait
à se gagner des voix, mais en partageant ses rations avec les gloutons, acte
formellement prohibé. Alors, les dénonciations couraient d’oreille à
oreille :

— Le camerlingue a encore mangé
trois plats de son parti…

Si les estomacs, par ces
compensations, parvenaient à peu près à se satisfaire, il n’en allait pas de
même d’autres appétits ; la chasteté, à laquelle certains cardinaux
avaient peu l’habitude de se soumettre, commençait d’aigrir furieusement le
caractère de quelques-uns. Une plaisanterie circulait parmi les
Provençaux :

— Si d’Auch est prêt à tout
pour faire une bonne chère, à Colonne il n’est chair qui ne soit bonne affaire.

Car les deux Colonna, l’oncle et le
neveu, deux seigneurs athlétiques et mieux bâtis pour porter la cuirasse que la
soutane, traquaient les damoiseaux dans les couloirs du couvent en leur
promettant une bonne absolution.

On ne cessait de se jeter à la tête
de vieux griefs :

— Si vous n’aviez pas canonisé
Célestin… si vous n’aviez pas renié Boniface… si vous n’aviez pas consenti à
partir de Rome… si vous n’aviez pas condamné les Templiers…

On s’accusait mutuellement de
faiblesse dans la défense de l’Église, d’ambition et de vénalité. À entendre ce
que les cardinaux disaient les uns des autres, on eût cru qu’aucun d’eux ne
méritait même un vicariat de campagne.

Seul Monseigneur Duèze semblait
insensible à l’inconfort, aux intrigues et à la médisance. Depuis deux ans, il
avait tant embrouillé les choses entre ses collègues qu’il n’avait plus besoin
de se mêler de rien, et pouvait laisser ses perverses machines tourner toutes
seules. Frugal par nature et par habitude, la maigreur de la pitance ne le
gênait nullement. Il avait choisi de partager sa cellule avec deux cardinaux
normands ralliés aux Provençaux, Nicolas de Fréauville, ancien confesseur de
Philippe le Bel, et Michel du Bec, qui, trop faibles pour constituer un parti,
ne figuraient point parmi les « papables ». On ne les redoutait pas,
et leur installation en compagnie de Duèze ne pouvait pas prendre l’aspect
d’une conjuration. D’ailleurs, Duèze voyait peu ses deux compagnons. À heure
fixe, il se promenait dans le cloître du couvent, généralement appuyé au bras
de Guccio, qui ne cessait de lui recommander :

— Monseigneur, ne marchez point
si vite ! Voyez, j’ai peine à vous suivre, avec cette jambe roide que je
garde de ma chute, à Marseille. Vous savez bien que vos chances, si je crois ce
que j’entends, seront plus fortes à mesure qu’on vous croira plus faible.

— C’est vrai, c’est vrai,
répondait le cardinal qui s’efforçait alors de courber le col, de fléchir le
genou, et de discipliner ses soixante-douze ans.

Le reste du temps, il lisait ou
écrivait. Il avait pu se procurer ce qui lui était le plus nécessaire au
monde : des livres, de la chandelle et du papier. Venait-on l’avertir
d’une réunion dans le chœur de l’église ? Il feignait de quitter à regret
sa stalle et là, écoutant ses collègues s’injurier ou se larder de perfidies,
il se contentait de souffler d’une voix à peine audible :

— Je prie, mes frères ; je
prie pour que Dieu nous inspire le choix du plus digne.

Ceux qui le connaissaient de longue
date le jugeaient bien changé. Il semblait fort s’adonner aux macérations, et
offrait à chacun l’exemple de la bienveillance et de la charité. Quand on lui
en faisait la remarque, il répondait simplement, accompagnant son murmure d’un
geste désabusé :

— L’approche de la mort… Il est
grand temps de me préparer…

Il touchait à peine à l’écuelle de
ses repas et la faisait porter à l’un ou l’autre de ses rivaux. Ainsi Guccio
arrivait les bras chargés auprès du camerlingue, qui prospérait comme bœuf à
l’engrais, en disant :

— Monseigneur Duèze vous fait
tenir ceci. Il vous a trouvé maigri, ce matin.

Des quatre-vingt-seize prisonniers,
Guccio était l’un de ceux qui communiquaient le plus aisément avec
l’extérieur ; il avait en effet pu établir rapidement une liaison avec l’agent
de la banque Tolomei à Lyon. Par ce relais s’acheminaient non seulement les
lettres que Guccio envoyait à son oncle, mais aussi le courrier plus secret que
Duèze destinait au régent. À ces lettres-là était épargnée la disgrâce du
séjour dans les plats graisseux ; elles passaient à l’intérieur des livres
indispensables aux pieuses études du cardinal.

Duèze, en fait, n’avait d’autre
confident que le jeune Lombard, dont l’astuce le servait chaque jour davantage.
Leur sort était étroitement lié, car si l’un voulait sortir pape de ce couvent
surchauffé par l’été, l’autre en désirait partir au plus tôt, et puissamment
protégé, afin de secourir sa belle. Guccio, toutefois, était un peu
tranquillisé au sujet de Marie depuis que Tolomei lui avait écrit qu’il veillait
sur elle comme un oncle véritable.

Au début de la dernière semaine de
juillet, lorsque Duèze vit ses collègues bien las, bien éprouvés par la
chaleur, et irrémédiablement dressés les uns contre les autres, il décida de
leur donner la comédie qu’il méditait et qu’il avait soigneusement mise au
point avec Guccio.

— Ai-je assez traîné le
pied ? Ai-je assez jeûné ? Ma mine est-elle assez mauvaise ?
demanda-t-il à son damoiseau improvisé, et mes compères sont-ils assez dégoûtés
d’eux-mêmes pour se laisser conduire à une décision de fatigue ?

— Je le crois, Monseigneur, je
crois qu’ils sont bien mûrs.

— Alors, il est temps, je
crois, mon jeune compagnon, de faire travailler votre langue ; pour moi,
je vais me coucher et je ne me relèverai plus guère.

Guccio commença de se répandre parmi
les serviteurs des autres cardinaux, en disant que Monseigneur Duèze était très
éprouvé, qu’il donnait des signes de maladie, et qu’on devait redouter, vu son
grand âge, qu’il ne sortît pas vivant de ce conclave.

Le lendemain, Duèze ne parut pas à
la réunion quotidienne, et les cardinaux en murmurèrent entre eux, chacun
répétant les bruits que Guccio faisait courir.

Le jour suivant, le cardinal Orsini,
qui venait d’avoir une altercation violente avec les Colonna, rencontra Guccio
et lui demanda s’il était bien vrai que Monseigneur Duèze fût en si grande
faiblesse.

— Eh oui, Monseigneur, et vous
m’en voyez l’âme toute fendue, répondit Guccio. Savez-vous que mon bon maître a
même cessé de lire ? Autant dire qu’il a peu de chemin à faire maintenant
pour cesser de vivre.

Puis, de cet air d’audace naïve dont
il savait jouer à propos, il ajouta :

— Si j’étais à votre place,
Monseigneur, je sais bien ce que je ferais. J’élirais Monseigneur Duèze. Ainsi
vous pourriez sortir enfin de ce conclave, et en tenir un autre à votre guise
tout aussitôt qu’il sera mort, ce qui, je vous le répète, ne saurait tarder.
C’est une chance que dans une semaine vous aurez peut-être perdue.

Le soir même, Guccio aperçut
Napoléon Orsini en conciliabule avec Stefaneschi, Alberti de Prato et Guillaume
de Longis, tous Italiens favorables à Duèze. Le lendemain, le même groupe se
reforma de lui-même dans le cloître, mais grossi de l’Espagnol Luca de Flisco,
demi-frère de Jacques II d’Aragon, et d’Arnaud de Pélagrue, le chef du
parti gascon.

Guccio, passant auprès, entendit ce
dernier prononcer :

— Et s’il ne meurt pas ?

— Ce serait moindre mal,
répondit l’un des Italiens, que de rester ici six mois encore, comme cela nous
guette si nous perdons cette occasion d’élire un moribond.

Aussitôt Guccio fit passer une
lettre pour son oncle où il lui suggérait de racheter à la compagnie des Bardi
toutes les créances que cette banque possédait sur Jacques Duèze. « Vous
pourrez les obtenir sans peine à moitié de la valeur, car le débiteur est donné
mourant, et le prêteur vous tiendra pour fol. Achetez, même à octante livres
pour le cent, l’affaire, je vous le dis, sera bonne, ou je ne suis plus votre
neveu. » Il conseillait en outre à Tolomei de venir lui-même à Lyon au
plus tôt qu’il le pourrait.

Le 29 juillet, le comte de Forez fit
officiellement remettre au cardinal camerlingue une lettre du régent. Pour en
entendre la lecture, Jacques Duèze consentit à quitter son grabat ; il se
fit porter plutôt qu’il ne marcha jusqu’à l’assemblée.

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