Read Lovecraft, contre le monde, contre la vie Online
Authors: Michel Houellebecq
Tags: #Essai, #critique littéraire
Collection :
Les lnfréquentables
dirigée par Michel Bulteau
déjà parus :
Roger Nimier, Trafiquant d’insolence
, par Olivier Frébourg. Prix des Deux Magors 1990
Miguel Torga, Orphée rebelle
, par Daniel Aranjo.
Cyrano de Bergerac, L’Esprit de révolte
, par Willy de Spens.
Remy de Gourmont, « Cher Vieux Daim »
, par Charles Dantzig.
Baron Corvo, L’exilé de Venise
, par Michel Bulteau.
Norman Mailer, Economie du machisme
, par Thierry Marignac
Arthur Rimbaud et la liberté libre
, par
Main
Jouffroy.
Michel HOUELLEBECQ
H.P. LOVECRAFT
Contre le monde, contre la vie
Editions du Rocher
Jean-Paul Bertrand
Editeur
All Rights Reserved. Copyright
© 1999 Éditions du Rocher
Préface
Lorsque j'ai commencé cet essai (sans doute vers la fin de 1988), je me trouvais dans la même situation que plusieurs dizaines de milliers de lecteurs. Ayant découvert les contes de Lovecraft à l'âge de seize ans, je m'étais aussitôt plongé dans tous ses ouvrages disponibles en français
[1]
. Plus tard, avec un intérêt décroissant, j'avais exploré les continuateurs du mythe de Cthulhu, ainsi que les auteurs dont Lovecraft s'était senti proche (Dunsany, Robert Howard, Clark Ashton Smith). De temps en temps, assez souvent, je revenais aux « grands textes » de Lovecraft ; ils continuaient à exercer sur moi une attraction étrange, contradictoire avec le reste de mes goûts littéraires ; je ne savais absolument rien de sa vie.
Avec le recul, il me semble que j'ai écrit ce livre comme une sorte de premier roman. Un roman à un seul personnage (H. P. Lovecraft lui-même) ; un roman avec cette contrainte que tous les faits relatés, tous les textes cités devaient être exacts ; mais, tout de même, une sorte de roman. La première chose qui m'avait surpris en découvrant Lovecraft, c'est son matérialisme absolu ; contrairement à plusieurs de ses admirateurs et commentateurs, il n'a jamais considéré ses mythes, ses théogonies, ses « anciennes races » que comme de pures créations imaginaires. L'autre grande source d'étonnement, c'est son racisme obsessionnel ; jamais, en lisant ses descriptions de créatures de cauchemar, je n'aurais supposé qu'elles puissent trouver leur source dans des êtres humains
réels.
L'analyse du racisme en littérature se focalise depuis un demi-siècle sur Céline ; le cas de Lovecraft, pourtant, est plus intéressant et plus typique. Chez lui les constructions intellectuelles, les analyses sur la décadence ne jouent qu'un rôle très secondaire. Auteur fantastique (et un des plus grands), il ramène brutalement le racisme à sa source essentielle, sa source la plus profonde :
la peur.
Sa propre vie, à cet égard, a valeur d'exemple. Gentleman de province, persuadé de la supériorité de ses origines anglo-saxonnes, il n'éprouve pour les autres races qu'un mépris lointain. Son séjour dans les bas quartiers de New York va tout changer. Ces créatures étrangères deviennent des
concurrents,
des proches, des ennemis probablement supérieurs dans le domaine de la force brutale. C'est alors, dans un délire progressif de masochisme et de terreur, que viennent les appels au massacre.
La transposition, cela dit, est totale. Plus généralement peu d'auteurs, y compris parmi les plus ancrés dans la littérature de l'imaginaire, ont fait
aussi peu
de concessions au réel. À titre personnel, je n'ai manifestement pas suivi Lovecraft dans sa détestation de toute forme de réalisme, dans son rejet écœuré de tout sujet ayant trait à l'argent ou au sexe ; mais j'ai peut-être, bien des années plus tard, tiré profit de ces lignes où je le louais d'avoir « fait exploser le cadre du récit traditionnel » par l'utilisation systématique de termes et de concepts scientifiques. Son originalité, quoi qu'il en soit, me paraît plus que jamais très grande. J'écrivais à l'époque qu'il y avait quelque chose de « pas vraiment littéraire » chez Lovecraft. J'en ai eu, depuis, une bizarre confirmation. Au cours des séances de dédicace, de temps en temps, des jeunes gens viennent me voir pour me faire signer ce livre. Ils ont découvert Lovecraft par l'intermédiaire de jeux de rôles ou de cédéroms. Ils ne l'ont pas lu, et n'ont même pas l'intention de le faire. Pourtant, curieusement, ils souhaitent - par-delà les textes - en savoir plus sur l'individu, et sur la manière dont il a construit son monde.
Cet extraordinaire pouvoir de créateur d'univers, cette puissance visionnaire m'ont probablement trop frappé à l'époque, et m'ont empêché - c'est mon seul regret - de rendre suffisamment hommage au style de Lovecraft. Son écriture, en effet, ne se déploie pas uniquement dans l'hypertrophie et le délire ; il y a aussi parfois chez lui une délicatesse, une profondeur lumineuse tout à fait rares. C'est en particulier le cas dans
Celui qui chuchotait dans les ténèbres,
nouvelle que j'avais omise dans mon essai, et dans laquelle on trouve des paragraphes tels que celui-ci : «
Il y avait d'ailleurs une beauté cosmique étrangement apaisante dans le paysage hypnotique où nous glissions et plongions fabuleusement. Le temps s'était égaré dans les labyrinthes laissés en arrière, et ne s'étendaient autour de nous que les vagues en fleurs de la féerie et le charme retrouvé des siècles disparus - bosquets vénérables, fraîches prairies bordées de fleurs automnales aux couleurs éclatantes, et de loin en loin petites fermes brunes nichées parmi des arbres énormes au pied d'à-pics verticaux couverts d'églantiers odorants et d'herbe des prés. Le soleil même prenait un éclat prodigieux, comme si tout le pays baignait dans une atmosphère ou une exhalaison tout à fait exceptionnelles. Je n'avais jamais encore rien vu de pareil, sauf dans les perspectives magiques qui forment parfois l'arrière-plan des primitifs italiens. Sodoma ou Léonard ont conçu de ces étendues, mais seulement dans le lointain et à travers les cintres d'arcades Renaissance. Nous creusions notre chemin en chair et en os à l'intérieur du tableau, et il me semblait trouver dans sa nécromancie un savoir ou un héritage inné, que j'avais toujours cherché en vain.
» Nous sommes là à un moment où l'extrême acuité de la perception sensorielle est tout près de provoquer un basculement dans la perception philosophique du monde ; autrement dit, nous sommes là dans la poésie.
Michel Houellebecq, 1998
Première partie : UN AUTRE UNIVERS
«
Peut-être faut-il avoir beaucoup souffert
pour apprécier Lovecraft
... »
(Jacques Bergier)
La vie est douloureuse et décevante. lnutile, par conséquent, d'écrire de nouveaux romans réalistes. Sur la réalité en général, nous savons déjà à quoi nous en tenir ; et nous n’avons guère envie d'en apprendre d’avantage. L’humanité telle qu'elle est ne nous inspire plus qu'une curiosité mitigée. Toutes ces « notations » d’une si prodigieuse finesse, ces « situation », ces anecdotes... Tout cela en fait, le livre une fois refermé, ne fait que nous confirmer dans une légère sensation d'écœurement déjà suffisamment alimentée par n'importe quelle journée de « vie réelle ».
Maintenant, écoutons Howard Phillips Lovecraft : « Je suis si las de l'humanité et du monde que rien ne peut m'intéresser à moins de comporter au moins deux meurtres par page, ou de traiter d'horreurs innommables provenant d'espaces extérieurs. »
Howard Phillips Lovecraft (1890-1937). Nous avons besoin d'un antidote souverain contre toutes les formes de réalisme.
Quand on aime la vie, on ne lit pas. On ne va guère au cinéma non plus, d'ailleurs. Quoi qu’on en dise, l'accès à l'univers artistique est plus ou moins réservé à ceux qui en ont
un peu marre
.
Lovecraft, lui, en a eu un peu plus qu’
un peu marre
. En 1908, à l'âge de dix-huit ans, il est victime de ce qu'on a qualifié d’ « effondrement nerveux », et sombre dans une léthargie qui se prolongera une dizaine d'années. A l'âge où ses camarades de classe, tournant impatiemment le dos à l'enfance, plongent dans la vie comme dans une aventure merveilleuse et inédite, il se cloître chez lui, ne parle plus qu'à sa mère, refuse de se lever toute la journée, traîne en robe de chambre toute la nuit.
D'ailleurs, il n'écrit même pas.
Que fait-il ? Peut-être lit-il ou peu. On n’en est même pas sûr. En fait ses biographes doivent convenir qu'ils n'en savent pas grand-chose et que, selon toute apparence, au moins entre dix-huit et vingt-trois ans, il ne fait absolument rien.
Puis, peu à peu, entre 1913 et 1918, très lentement, la situation s'améliore. Peu à peu, il reprend contact avec la race humaine. Ce n’est pas facile. En mai 1918, il écrit à Alfred Galpin : «
Je ne suis qu’à moitié vivant ; une grande partie de mes forces se dépense à s’asseoir et à marcher ; mon système nerveux est dans un état de délabrement total, et je suis complètement abruti et apathique, sauf quand je tombe sur quelque chose qui m’intéresse particulièrement.
»
Il est en définitive utile de se livrer à des reconstitutions psychodramatiques. Car Lovecraft est un homme lucide, intelligent et sincère. Une espèce d'épouvante léthargique s’est abattue sur lui au tournant de ses dix-huit ans et il en connaît parfaitement l'origine. Dans une lettre de 1920, il reviendra longuement sur son enfance. Sa petite ligne de chemin de fer, avec les wagons faits à partir de caisses d'emballage... La remise du cocher, où il avait disposé son théâtre de marionnettes. Et plus tard son jardin, dont il avait lui-même tracé les plans et délimité les allées ; irrigué par un système de canaux creusés de ses mains, le jardin s'étageait autour d'une petite pelouse, avec un cadran solaire placé en son centre. Ce fut, dit-il, « le royaume de mon adolescence ».
Puis viens ce passage, qui conclut la lettre :
«
Je m'aperçus alors que je devenais trop âgé pour y prendre du plaisir. Le temps impitoyable avait laissé tomber sur moi sa griffe féroce, et j’avais dix-sept ans. Les grands garçons ne jouent pas dans des maisons-jouets et des faux jardin, et je dus, plein de tristesse, céder mon monde à un garçon plus jeune qui demeurait de l'autre côté du terrain. Et depuis ce temps je n’ai plus creusé la terre, ni tracé sentiers ni routes ; ces opérations s’associent pour moi à trop de regrets, car la joie fugitive de l’enfance ne peut jamais être ressaisie. L’âge adulte, c'est l'enfer.
»
L’âge adulte, c'est l'enfer. Face à une position aussi tranchée, les « moralistes » de notre temps émettront des grognements vaguement désapprobateurs, en attendant de glisser leurs sous-entendus obscènes. Peut-être bien en effet que Lovecraft ne pouvait pas devenir adulte ; mais ce qui est certain c'est qu'il ne le voulait pas davantage. Et compte tenu des valeurs qui régissent le monde adulte on peut difficilement lui en tenir rigueur. Principe de réalité, principe de plaisir, compétitivité, challenge permanent, sexe et placements... pas de quoi entonner des alléluias. Lovecraft, lui, sait qu'il n’a rien à voir avec ce monde. Et il joue perdant à tous les coups. En théorie comme en pratique. Il a perdu l'enfance, il a également perdu la croyance. Le monde le dégoûte, et il ne voit aucune raison de supposer que les choses pourraient se présenter autrement,
en regardant mieux
. Il tient les religions pour autant d’ « illusions sucrées », rendues désuètes par le progrès des connaissances. Dans ses périodes d'exceptionnelle bonne humeur, il parlera du « cercle enchanté » de la croyance religieuse ; mais c'est un cercle dont il se sent, de toute façon, banni.
Peu d’êtres auront été à ce point imprégnés, transpercés jusqu'à l’os par le néant absolu de toute aspiration humaine. L'univers n'est qu'un furtif arrangement de particules élémentaires. Une figure de transition vers le chaos. Qui finira par l'emporter. La race humaine disparaîtra. D'autres races apparaîtront, et disparaîtront à leur tour. Les cieux seront glaciaux et vides, traversés par la faible lumière d'étoiles à demi-mortes. Qui, elles aussi, disparaîtront. Tout disparaîtra. Et les actions humaines sont aussi libres et dénuées de sens que les libres mouvements des particules élémentaires. Le bien, le mal, la morale, les sentiments ? Pures « fictions victoriennes ». Seul l’égoïsme existe. Froid, inentamé et rayonnant.
Lovecraft est bien conscient du caractère nettement déprimant de ces conclusions. Comme il l'écrit en 1918, «
tout rationalisme tend à minimiser la valeur et l'importance de la vie, et à diminuer la quantité totale de bonheur humain. Dans bien des cas la vérité peut causer le suicide, ou déterminer une dépression presque suicidaire
».
Ses convictions matérialistes et athées ne varieront pas. Il y revient lettre après lettre, avec une délectation nettement masochiste.
Bien entendu, la vie n’a pas de sens. Mais la mort non plus. Et c'est une des choses qui glacent le sang lorsqu'on découvre l'univers de Lovecraft. La mort de ses héros n'a aucun sens. Elle n'apporte aucun apaisement. Elle ne permet aucunement de conclure l'histoire. Implacablement, HPL détruit ses personnages sans suggérer rien de plus que le démembrement d'une marionnette. Indifférente à ces misérables péripéties, la peur cosmique continue de grandir. Elle s'étend et s'articule. Le grand Ctulhu sort de son sommeil.