Lovecraft, contre le monde, contre la vie (9 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Essai, #critique littéraire

BOOK: Lovecraft, contre le monde, contre la vie
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Il restera quand même un peu plus d’un an à New York. Sonia perd son emploi à Cincinnati, mais en retrouve un à Cleveland. La mobilité américaine… Elle revient à la maison tous les quinze jours, rapportant à son mari l’argent nécessaire à sa survie. Et lui continue, en vain, sa dérisoire recherche d’emploi. Il se sent, en fait, horriblement gêné. Il aimerait retourner chez lui, à Providence, chez ses tantes, mais il n’ose pas. Pour la première fois de sa vie, il lui est impossible de se conduire en gentleman. Voici comment il décrit le comportement de Sonia à sa tante Lillian Clark :

« 
Je n’ai jamais vu une plus admirable attitude pleine d’égards désintéressés et de sollicitude ; chaque difficulté financière que j’éprouve est acceptée et excusée dès lors qu’elle se révèle inévitable… Un dévouement capable d’accepter sans un murmure cette combinaison d’incompétence et d’égoïsme esthétique, si contraire qu’elle puisse être à tout ce qu’on pouvait espérer à l’origine, est assurément un phénomène si rare, si proche de la sainteté dans son sens historique, qu’il suffit d’avoir le moindre sens des proportions artistiques pour y répondre avec l’estime réciproque la plus vive, avec admiration et avec affection. »

Pauvre Lovecraft, pauvre Sonia. L’inévitable finira cependant par se produire, et en avril 1926 Lovecraft abandonne l’appartement de New York pour retourner à Providence vivre chez sa tante la plus âgée, Lillian Clark. Il divorcera d’avec Sonia trois ans plus tard – et ne connaîtra plus d’autre femme. En 1926, sa vie à proprement parler est terminée. Son œuvre véritable – la série des « grands textes » – va commencer.

New York l’aura définitivement marqué. Sa haine contre l’« hybridité puante et amorphe » de cette Babylone moderne, contre le « colosse étranger, bâtard et contrefait, qui baragouine et hurle vulgairement, dépourvu de rêves, entre ses limites » ne cessera, au cours de l’année 1925, de s’exaspérer jusqu’au délire. On peut même dire que l’une des figures fondamentales de son œuvre – l’idée d’une cité titanesque et grandiose, dans les fondements de laquelle grouillent de répugnantes créatures de cauchemar – provient directement de son expérience de New York.

Haine raciale

 

Lovecraft a en fait toujours été raciste. Mais dans sa jeunesse ce racisme ne dépasse pas celui qui est de mise dans la classe sociale à laquelle il appartient – l’ancienne bourgeoisie, protestante et puritaine, de la Nouvelle-Anglererre. Dans le même ordre d’idées, il est, tout naturellement,
réactionnaire
. En toutes choses, que ce soit la technique de versification ou les robes des jeunes filles, il valorise les notions d’ordre et de tradition plutôt que celles de liberté et de progrès. Rien en cela d’original ni d’excentrique. Il est spécialement
vieux jeu
, voilà tout. Il lui paraît évident que les protestants anglo-saxons sont par nature voués à la première place dans l’ordre social ; pour les autres races (que de toute façon il ne connaît que fort peu, et n’a nulle envie de connaître), il n’éprouve qu’un mépris bienveillant et lointain. Que chacun reste à sa place, qu’on évite toute innovation irréfléchie, et tout ira bien.

Le mépris n’est pas un sentiment littérairement très productif ; il inciterait plutôt à un silence de bon ton. Mais Lovecraft sera contraint de vivre à New York ; il y connaîtra la haine, le dégoût et la peur, autrement plus riches. Et c’est à New York que ses
opinions
racistes se transformeront en une authentique névrose raciale. Etant pauvre, il devra vivre dans les mêmes quartiers que ces immigrants « obscènes, repoussants et cauchemardesques ». Il les côtoiera dans la rue, il les côtoiera dans les jardins publics. Il sera bousculé dans le métro par des « mulâtres graisseux et ricanants », par des « nègres hideux semblables à des chimpanzés gigantesques ». Il les retrouvera encore dans les files d’attente pour chercher un emploi, et constatera avec horreur que son maintien aristocratique et son éducation raffinée, teintée d’un conservatisme équilibré », ne lui apportent aucun avantage. De telles valeurs n’ont pas cours dans Babylone ; c’est le règne de la ruse et de la force brutale, des « juifs à face de rat » et des « métis monstrueux qui sautillent et se dandinent absurdement ».

Il ne s’agit plus du racisme bien élevé des W.A.S.P. ; c’est la haine, brutale, de l’animal pris au piège, contraint de partager sa cage avec des animaux d’une espèce différente, et redoutable. Pourtant, jusqu’au bout, son hypocrisie et sa bonne éducation tiendront le coup ; comme il l’écrit à sa tante, « 
il n’appartient pas aux individus de notre classe de se singulariser par des paroles et des actes inconsidérés
 ». D’après le témoignage de ses proches, lorsqu’il croise des représentants des autres races, Lovecraft serre les dents, blêmit légèrement ; mais il garde son calme. Son exaspération ne se donne libre cours que dans ses lettres – avant de le faire dans ses nouvelles. Elle se transforme peu à peu en phobie. Sa vision, nourrie par la haine, s’élève jusqu’à une franche paranoïa, et plus haut encore, jusqu’à l’absolu détraquement du regard, annonçant les dérèglements verbaux des « grands textes ». Voici par exemple comment il raconte à Belknap Long une visite dans le Lower East Side, et comment il décrit sa population d’immigrés :

« 
Les choses organiques qui hantent cet affreux cloaque ne sauraient, même en se torturant l’imagination, être qualifiées d’humaines. C’étaient de monstrueuses et nébuleuses esquisses du pithécanthrope et de l’amibe, vaguement modelées dans quelque limon puant et visqueux résultant de la corruption de la terre, rampant et suintant dans et sur les rues crasseuses, entrant et sortant des fenêtres et des portes d’une façon qui ne faisait penser à rien d’autre qu’à des vers envahissants, ou à des choses peu agréables issues des profondeurs de la mer. Ces choses – ou la substance dégénérée en fermentation gélatineuse dont elles étaient composées – avaient l’air de suinter, de s’infiltrer et de couler à travers les crevasses béantes de ces horribles maisons, et j’ai pensé à un alignement de cuves cyclopéennes et malsaines, pleines à déborder d’ignominies gangrenées, sur le point de se déverser pour inonder le monde entier dans un cataclysme lépreux de pourriture à demi liquide.

De ce cauchemar d’infection malsaine, je n’ai pu emporter le souvenir d’aucun visage vivant. Le grotesque individuel se perdait dans cette dévastation collective ; ce qui ne laissait sur la rétine que les larges et fantomatiques linéaments de l’âme morbide de la désintégration et de la décadence… un masque jaune ricanant avec des ichors acides, collants, suintant des yeux, des oreilles, du nez, de la bouche, sortant en tous ces points avec un bouillonnement anormal de monstrueux et incroyables ulcères…»

 

Indiscutablement, c’est du grand Lovecraft. Quelle race a bien pu provoquer de tels débordements ? Il ne le sait plus très bien lui-même ; à un endroit il parle d’« italo-sémitico-mongoloïdes ». Les réalités ethniques en jeu tendent à s’effacer ; de toute façon il les déteste tous, et n’est plus guère en mesure de détailler.

Cette vision hallucinée est directement à l’origine des descriptions d’entités cauchemardesques qui peuplent le cycle de Ctulhu. C’est la haine raciale qui provoque chez Lovecraft cet état de transe poétique où il se dépasse lui-même dans le battement rythmique et fou des phrases maudites ; c’est elle qui illumine ses derniers grands textes d’un éclat hideux et cataclysmique. La liaison apparaît avec évidence dans
Horreur à Red Hook
.

A mesure que se prolonge le séjour forcé de Lovecraft à New York, sa répulsion et sa terreur s’amplifient jusqu’à atteindre des proportions alarmantes. Ainsi qu’il l’écrit à Belknap Long, « 
on ne peut parler calmement du problème mongoloïde de New York
 ». Plus loin dans la lettre, il déclare : « J’espère que la fin sera la guerre – mais pas avant que nos esprits aient été complètement libérés des entraves humanitaires de la superstition syrienne imposée par Constantin. Alors, montrons notre puissance physique comme hommes et comme Aryens, accomplissons la déportation scientifique de masse à laquelle on ne pourra se soustraire et dont on ne reviendra pas. » Dans une autre lettre, faisant sinistrement office de précurseur, il préconisera l’utilisation de gaz cyanogène.

Le retour à Providence n’arrangera rien. Avant son séjour à New York, il n’avait même pas soupçonné que dans les rues de cette petite ville charmante et provinciale puissent se glisser des créatures étrangères ; en quelque sorte, il les croisait sans les voir. Mais son regard a maintenant gagné en acuité douloureuse ; et jusque dans les quartiers qu’il aimait tant il retrouve les premiers stigmates de cette « lèpre » : « 
Emergeant des différentes ouvertures et se traînant le long des sentes étroites, on voit des formes indécises et appartenant pourtant à la vie organique…»

Pourtant, peu à peu, le retrait du monde fait son effet. En évitant tout contact visuel avec les races étrangères, il réussit à se calmer légèrement ; et son admiration pour Hitler fléchit. Alors qu’il voyait d’abord en lui une « 
force élémentaire appelée à régénérer la culture européenne
 », il en vient à le considérer comme un « honnête clown », puis à reconnaître que « 
bien que ses objectifs soient fondamentalement sains, l’extrémisme absurde de sa politique actuelle risque de conduire à des résultats désastreux, et en contradiction avec les principes de départ
 ».

Parallèlement, les appels au massacre se font plus rares. Comme il l’écrit dans une lettre, « soit on les cache, soit on les tue » ; et il en vient progressivement à considérer la première solution comme préférable, en particulier à la suite d’un séjour dans le Sud, chez l’écrivain Robert Barlow, où il observe avec émerveillement que le maintien d’une stricte ségrégation raciale peut permettre à un Américain blanc et cultivé de se sentir à l’aise au milieu d’une population à forte densité noire. Bien entendu, précise-t-il à sa tante, « 
dans les stations balnéaires du Sud, on ne permet pas aux nègres d’aller sur les plages. Pouvez-vous imaginer des personnes sensibles en train de se baigner à côté d’une meute de chimpanzés graisseux ?
 »

On a souvent sous-estimé l’importance de la haine raciale dans la création de Lovecraft. Seul Francis Lacassin a eu le courage d’envisager la question avec honnêteté, dans sa préface aux
Lettres
. Il y écrit notamment : « Les mythes de Ctulhu tirent leur puissance froide de la délectation sadique avec laquelle Lovecraft livre aux persécutions des êtres venus des étoiles des humains punis pour leur ressemblance avec la racaille new-yorkaise qui l’avait humilié. » Cette remarque me paraît extrêmement profonde, quoique fausse. Ce qui est indiscutable, c’est que Lovecraft, comme on le dit des boxeurs, « a la haine ». Mais il faut préciser que le rôle de la victime est généralement tenu dans ses nouvelles par un professeur d’université anglo-saxon, cultivé, réservé et bien éduqué. Plutôt un type dans son genre en fait. Quant aux tortionnaires, aux servants des cultes innommables, ce sont presque toujours des métis, des mulâtres, des sang-mêlés « de la plus basse espèce ». Dans l’univers de Lovecraft, la cruauté n’est pas un raffinement de l’intellect c’est une pulsion bestiale, qui s’associe parfaitement avec la stupidité la plus sombre. Pour ce qui est des individus courtois, raffinés, d’une grande délicatesse de manières… ils fourniront des victimes idéales.

On le voit, la passion centrale qui anime son œuvre est de l’ordre du masochisme, beaucoup plus que du sadisme ; ce qui ne fait d’ailleurs que souligner sa dangereuse profondeur. Comme Antonin Artaud l’a indiqué, la cruauté envers autrui ne donne que de médiocres résultats artistiques, la cruauté envers soi-même est autrement intéressante.

Il est vrai que HPL manifeste une adoration occasionnelle pour les « grandes brutes blondes nordiques », les « Vikings fous tueurs de Celtes », etc. Mais c’est, justement, une admiration amère ; il se sent loin de ces personnages et il n’envisagera jamais, contrairement à Howard, de les introduire dans œuvre. Au jeune Belknap Long qui se moque gentiment de son admiration pour les « grandes bêtes blondes de proie », il répond avec une merveilleuse franchise : « 
Vous avez tout à fait raison de dire que ce sont les faibles qui adorent les forts. C’est exactement mon cas.
 » Il sait très bien qu’il n’a aucune place dans un quelconque Walhalla héroïque de batailles et de conquêtes ; sinon, comme d’habitude, la place du vaincu. Il est pénétré jusqu’à la moelle de son échec, de sa prédisposition entière, naturelle et fondamentale à l’échec. Et, dans son univers littéraire aussi, il n’y aura pour lui qu’une seule place : celle de la victime.

Comment nous pouvons apprendre d’Howard Phillips Lovecraft à constituer notre esprit en vivant sacrifice

 

Les héros de Lovecraft se dépouillent de toute vie, renoncent à toute joie humaine, deviennent pur intellects, purs esprits tendus vers un seul but : la recherche de la connaissance. Au bout de leur quête, une effroyable révélation les attend : des marécages de la Louisiane aux plateaux gelés du désert antarctique, en plein cœur de New York comme dans les sombres vallées campagnardes du Vermont, tout proclame la
présence universelle du Mal
.

« Et il ne faut pas croire que l’homme soit le plus ancien ou le dernier des maîtres de la terre, ni que la masse commune de vie et de substance soit la seule à fouler le sol. Les Anciens ont été, les Anciens sont encore, les Anciens seront toujours. Non point dans les espaces connus de nous, mais entre ces espaces.

Primordiaux, sans dimension, puissants et sereins.»

Le Mal, aux multiples visages, instinctivement adoré par des populations sournoises et dégénérées, qui ont composé à sa gloire d’effroyables hymnes.

« 
Yog-Sothoth est à la porte. Yog-Sothoth est la clef et le gardien de la porte. Le passé, le présent et le futur ne font qu’un en Yog-Sothoth. Il sait où les anciens se sont frayés passage au temps jadis ; il sait où ils se fraieront passage dans les temps à venir. (…)

Leur voix crie dans le vent, la conscience de leur présence fait murmurer la terre. Ils courbent la forêt, ils écrasent la cité ; et pourtant, ni la forêt ni la cité n’aperçoivent la main qui frappe. Dans les déserts glacés Kadath les a connus, et quel homme a jamais connu Kadath ? (…)

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