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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Essai, #critique littéraire

Lovecraft, contre le monde, contre la vie (5 page)

BOOK: Lovecraft, contre le monde, contre la vie
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Ce parti pris de
limitation créatrice
n’a rien à voir, répétons-le, avec un quelconque « naufrage » idéologique. Quand Lovecraft exprime son mépris des « fictions victoriennes », des romans édifiants qui attribuent des mobiles faux et pompeux aux actions humaines, il est parfaitement sincère. Et Sade n’aurait pas davantage trouvé grâce à ses yeux. Trafiquage idéologique, une fois de plus. Tentative de faire rentrer la réalité dans un schéma préétabli. Pacotille. Lovecraft, lui, n’essaie pas de repeindre dans un couleur différente les éléments de réalité qui lui déplaisent ; avec détermination, il les ignore.

Il se justifiera rapidement dans une lettre : « 
En art, il ne sert à rien de tenir compte du chaos de l’univers, car ce chaos est si total qu’aucun texte écrit ne peut en donner même un aperçu. Je ne peux concevoir aucune image vraie de la structure de la vie et de la force cosmique autrement que comme entremêlement de simples points disposés suivant des spirales sans direction précise
. »

Mais on ne comprend pas complètement le point de vue de Lovecraft si on considère cette limitation volontaire uniquement comme un parti pris philosophique, sans voir qu’il s’agit en même temps d’un
impératif technique
. Certains mobiles humains n’ont, effectivement, aucune place dans son œuvre ; en architecture, un des premiers choix à faire est celui des matériaux employés.

Alors, vous verrez une puissante cathédrale

 

 

On peut opportunément comparer un roman traditionnel à une vieille chambre à air placée dans l’eau, et qui se dégonfle. On assiste à un écoulement généralisé et assez faible, comme une espèce de suppuration d’humeurs, qui n’aboutit finalement qu’à un confus et arbitraire néant.

Lovecraft, lui, place énergiquement la main sur certains points de la chambre à air (le sexe, l’argent…) dont il souhaite ne rien voir affleurer. C’est la technique de la
constriction
. Le résultat étant, aux endroits choisis par lui, un jet puissant, une extraordinaire efflorescence d’images.

Ce qui produit peut-être l’impression la plus profonde à la première lecture des nouvelles de Lovecraft, ce sont les descriptions architecturales de
Dans l’abîme du temps
et des
Montagnes hallucinées
. Ici plus qu’ailleurs, nous sommes en présence d’un nouveau monde. Le peur elle-même disparaît. Tout sentiment humain disparaît, hormis la fascination, pour la première fois isolée avec une telle pureté.

Pourtant, dans les fondements des gigantesques citadelles imaginées par HPL se dissimulent des créatures de cauchemar. Nous le savons, mais nous avons tendance à l’oublier, à l’exemple de ses héros, qui marchent comme dans un rêve vers un destin catastrophique, entraînés par la pure exaltation esthétique. La lecture de ces descriptions stimule dans un premier temps, décourage ensuite toute tentative d’adaptation visuelle (picturale ou cinématographique). Des images affleurent à la conscience ; mais aucune ne paraît assez sublime, assez démesurée ; aucune ne parvient à la hauteur du rêve. Quant aux adaptations architecturales à proprement parler, rien jusqu’à présent n’a été tenté.

Il n’est pas téméraire de supposer que tel ou tel jeune homme, sortant enthousiasmé de la lecture des nouvelles de Lovecraft, en vienne à entreprendre des études d’architecture. Il connaîtra probablement la déception et l’échec. L’insipide et terne fonctionnalité de l’architecture moderne, son acharnement à déployer des formes simples et pauvres, à utiliser des matériaux froids et quelconques, trop nets pour être l’effet du hasard. Et personne, au moins avant quelques générations, ne rebâtira les féeriques dentelles du palais d’Irem.

On découvre une architecture progressivement et sous différents angles,
on se déplace à l’intérieur
 ; c’est là un élément qui ne pourra jamais être restitué par une peinture, ni même par un film ; et c’est un élément que, de manière assez stupéfiante, Howard Phillips Lovecraft a réussi à recréer dans ses nouvelles.

Architecte-né, Lovecraft est assez peu peintre ; ses couleurs ne sont pas couleurs ne sont pas vraiment des couleurs ; ce sont plutôt des ambiances, ou, exactement, des
éclairages
, qui n’ont d’autre fonction que de mettre en valeur les architectures par lui décrites. Il a une particulière prédilection pour les lueurs blafardes d’une lune gibbeuse et décroissante ; mais il ne dédaigne pas l’explosion sanglante et cramoisie d’un coucher de soleil romantique, ni la limpidité cristalline d’un azur inaccessible.

Les structures cyclopéennes et démentielles imaginées par HPL produisent sur l’esprit un ébranlement violent et définitif, plus violent même (et c’est un paradoxe) que les magnifiques dessins d’architecture de Piranèse ou Monsu Desiderio. Nous gardons l’impression d’avoir déjà visité, en rêve, ces gigantesques cités. En réalité, Lovecraft ne fait que transcrire, du mieux qu’il peut, ses propres rêves. Plus rare, devant une architecture particulièrement grandiose, nous nous surprendrons à penser : « cela est assez
lovecraftien
 ».

La première raison de la réussite de l’écrivain apparaît immédiatement lorsqu’on parcourt sa correspondance. Howard Phillips Lovecraft faisait partie de ces hommes, pas nombreux, qui éprouvent une transe esthétique violente en présence d’une belle architecture. Dans ses descriptions d’un lever de soleil sur le panorama de clochers de Providence, ou du labyrinthe en escalier des ruelles de Marblehead, il perd tout sens de la mesure. Les adjectifs et les points d’exclamation se multiplient, des fragments d’incantation lui reviennent en mémoire, sa poitrine se soulève d’enthousiasme, les images se succèdent dans son esprit ; il plonge dans un véritable délire extatique.

Voici, autre exemple, comment il décrit à sa tante ses premières impressions de New York :
« 
J’ai failli m’évanouir d’exaltation esthétique en admirant ce point de vue – ce décor vespéral avec les innombrables lumières des gratte-ciel, les reflets miroitants et les feux des bateaux bondissant sur l’eau, à l’extrémité gauche l’étincelante statue de la Liberté, et à droite l’arche scintillante, du pont de Brooklyn. C’était quelque chose de plus puissant que les rêves de la légende de l’Ancien Monde – une constellation d’une majesté infernale – un poème dans le feu de Babylone !
(…)

Tout cela s’ajoutant aux lumières étranges du port, où le trafic du monde entier atteint son apogée. Trompes de brume, cloches de vaisseaux, au loin le grincement des treuils… visions des rivages lointains de l’Inde, où des oiseaux au plumage étincelant sont incités à chanter par l’encens d’étranges pagodes entourées de jardins, où des chameliers aux robes criardes pratiquent le troc devant des tavernes en bois de santal avec des matelots à la voix grave dont les yeux reflètent tout le mystère de la mer. Soieries et épices, ornements curieusement ciselés en or du Bengale, dieux et éléphants étrangement taillés de jade et de cornaline. Ah, mon Dieu ! Qu’il fasse que je puisse exprimer la magie de la scène ! »

Pareillement, devant les toits en croupe de Salem, il verra surgir des processions de puritains aux robes noires, au teint sévère, aux étranges chapeaux coniques, traînant vers son bûcher une vieille femme hurlante.

Toute sa vie, Lovecraft rêva d’un voyage en Europe, qu’il n’aura jamais les moyens de s’offrir. Pourtant, si un homme en Amérique était né pour apprécier les trésors architecturaux de l’Ancien Monde, c’était bien lui. Quand il parle de « s’évanouir d’exaltation esthétique », il n’exagère pas. Et c’est très sérieusement qu’il affirmera à Kleiner que l’homme est semblable au polype du corail – que sa seule destinée est de « construire de vastes édifices, magnifiques, minéraux, pour que la lune puisse les éclairer après sa mort ». Faute d’argent, Lovecraft ne quittera pas l’Amérique – à peine la Nouvelle-Angleterre. Mais, compte tenu de la violence de ses réactions devant Kingsport ou Marblehead, on peut se demander ce qu’il aurait ressenti s’il s’était trouvé transporté à Salamanque ou Notre-Dame de Chartres.

Car l’architecture de rêve qu’il nous décrit est, comme celle des grandes cathédrales gothiques ou baroques, une architecture
totale
. L’harmonie héroïque des plans et des volumes s’y fait ressentir avec violence ; mais, aussi, les clochetons, les minarets, les ponts surplombant des abîmes sont surchargés d’une ornementation exubérante, avec de gigantesques surfaces de pierre lisse et nue. Bas-reliefs, hauts-reliefs et fresques viennent orner les voûtes titanesques conduisant d’un plan incliné vers un nouveau plan incliné, sous les entrailles de la terre. Beaucoup retracent la grandeur et la décadence d’une race ; d’autres, plus simples et plus géométriques, semblent suggérer d’inquiétants aperçus mystiques.

Comme celle des grandes cathédrales, comme celle des temples hindous, l’architecture de H.P. Lovecraft est beaucoup plus qu’un jeu mathématique de volumes. Elle est entièrement imprégnée par l’idée d’une dramaturgie essentielle, d’une dramaturgie mythique qui donne son sens à l’édifice. Qui théâtralise le moindre de ses espaces, utilise les ressources conjointes des différents arts plastiques, annexe à son profit la magie des jeux de lumière. C’est une architecture
vivante
, car elle repose sur une conception vivante et émotionnelle du monde. En d’autres termes, c’est une architecture sacrée.

Et vos sens, vecteurs d’indicibles dérèglements

 

« 
L’atmosphère d’abandon et de mort était

 extrêmement oppressante, et l’odeur de

 poisson presque intolérable.
 »

Le monde pue. Odeur de cadavres et de poissons mêlés. Sensation d’échec, hideuse dégénérescence. Le monde pue. Il n’y a pas de fantômes sous la lune tumescente ; il n’y a que des cadavres gonflés, ballonnés et noirs, sur le point d’éclater dans un vomissement pestilentiel.

Ne parlons pas du toucher. Toucher les êtres, les entités vivantes, est une expérience impie et répugnante. Leur peau boursouflée de hideux bourgeonnements suppure des humeurs putréfiées. Leurs tentacules suceurs, leurs organes de préhension et de mastication constituent une menace constante. Les êtres, et leur hideuse vigueur corporelle. Un bouillonnement amorphe et nauséabond, une puante Némésis de chimères demi-avortées ; un blasphème.

La vision nous apporte parfois la terreur, parfois aussi de merveilleuses échappées sur une architecture de féerie. Mais, hélas, nous avons cinq sens. Et les autres sens convergent pour confirmer que l’univers est une chose franchement
dégoûtante
.

On a souvent remarqué que les personnages de Lovecraft, assez difficiles à distinguer les uns des autres, en particulier dans les « grands textes », constituent autant de projections de Lovecraft lui-même. Certes. A condition de garder au mot de « projection » son sens de simplification. Ce sont des projections de la véritable personnalité de Lovecraft à peu près comme une surface plane peut être la projection orthogonale d’un volume. On reconnaît, effectivement, la forme générale. Étudiants ou professeurs dans une université de la Nouvelle-Angleterre (de préférence la Miskatonic University) ; spécialisés en anthropologie ou en folklore, parfois en économie politique ou en géométrie non euclidienne ; de tempérament discret et réservé, le visage long et émacié ; ont été amenés, par profession et par tempérament, à s’orienter plutôt vers les satisfactions de l’esprit. C’est une sorte de schéma, de
portrait-robot
 ; et nous n’en saurons en général pas plus.

Lovecraft n’a pas immédiatement choisi de mettre en scène des personnages interchangeables et
plats
. Dans ses nouvelles de jeunesse, il se donne la peine de dépeindre à chaque fois un narrateur différent, avec un milieu social, une histoire personnelle, voire une psychologie… Parfois, ce narrateur sera un poète, ou un homme animé de
sentiments poétiques
 ; cette veine donnera d’ailleurs lieu aux ratages les plus indiscutables de HPL.

Ce n’est que progressivement qu’il en vient à reconnaître l’inutilité de toute psychologie différenciée. Ses personnages n’en ont guère besoin ; un équipement sensoriel en bon état de marche peut leur suffire. Leur seule fonction réelle, en effet, est de
percevoir
.

On peut même dire que la platitude voulue des personnages de Lovecraft contribue à renforcer le pouvoir de conviction de son univers. Tout trait psychologique trop accusé contribuerait à gauchir leur témoignage, à lui ôter un peu de sa transparence ; nous sortirions du domaine de l’épouvante matérielle pour entrer dans celui de l’épouvante psychique. Et Lovecraft ne souhaite pas nous décrire des psychoses, mais de répugnantes réalités.

Pourtant, ses héros sacrifient à cette clause de style chère aux écrivains fantastiques, consistant à affirmer n’est peut-être qu’un simple cauchemar, fruit d’une imagination enfiévrée par la lecture de livres impies. Ce n’est pas trop grave, nous n’y croyons pas une seule seconde.

Assaillis par des perceptions abominables, les personnages de Lovecraft se comportent en observateurs muets, immobiles, totalement impuissants, paralysés. Ils aimeraient s’enfuir, sombrer dans la torpeur d’un évanouissement miséricordieux. Rien à faire. Ils resteront cloués sur place, cependant qu’autour d’eux le cauchemar s’organise. Que les perceptions visuelles, auditives, olfactives, tactiles se multiplient et se déploient en un crescendo hideux.

La littérature de Lovecraft donne un sens précis et alarmant au célèbre mot d’ordre de « dérèglement de tous les sens ». Peu de gens, par exemple, trouveront infecte et repoussante l’odeur iodée du varech ; sauf, sans doute, les lecteurs du
Cauchemar d’Innsmouth
. De même, il est difficile, après avoir lu HPL, d’envisager calmement un batracien. Tour cela fait de la lecture intensive de ses nouvelles une expérience assez éprouvante.

Transformer les perceptions ordinaires de la vie en une source illimitée de cauchemars, voilà l’audacieux pari de tout écrivain fantastique. Lovecraft y réussit magnifiquement, en apportant à ses descriptions une couche de dégénérescence baveuse qui n’appartient qu’à lui. Nous pouvons quitter en abandonnant ses nouvelles ces crétins mulâtres et semi-amorphes qui les peuplent, ces humanoïdes à la démarche flasque et traînante, à la peau écailleuse et rêche, aux narines plates et dilatées, à la respiration chuintante ; ils reviendront tôt ou tard dans nos vies.

BOOK: Lovecraft, contre le monde, contre la vie
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