Read Lovecraft, contre le monde, contre la vie Online
Authors: Michel Houellebecq
Tags: #Essai, #critique littéraire
Cette question n’a, dans le cas particulier de HPL, rien d’offensant ni de ridicule. En effet, ce qui caractérise son œuvre par rapport à une œuvre littéraire « normale », c’est que les disciples sentent qu’ils peuvent, au moins en théorie, en utilisant judicieusement les ingrédients indiqués par le maître, obtenir des résultats de qualité égale ou supérieure.
Personne n’a jamais sérieusement envisagé de
continuer
Proust. Lovecraft, si. Et il ne s’agit pas seulement d’une œuvre secondaire placée sous le signe de l’hommage ou de la parodie, mais, véritablement, d’une continuation. Ce qui est un cas unique dans l’histoire littéraire moderne.
Le rôle de
générateur de rêves
joué par HPL ne se limite d’ailleurs pas à la littérature. Son œuvre, au moins autant que celle de R.E.Howard, quoique de manière plus sournoise, a apporté un profond renouveau au domaine de l’illustration fantastique. Même le rock, généralement prudent à l’égard de la chose littéraire, a tenu à lui rendre hommage – un hommage de puissance à puissance, de mythologie à mythologie. Quant aux implications des écrits de Lovecraft dans le domaine de l’architecture et du cinéma, elles apparaîtront immédiatement au lecteur sensible. Il s’agit, véritablement, d’un nouvel univers à construire.
D’où l’importance des briques de base, et des techniques d’assemblage. Pour prolonger l’impact.
Deuxième partie : TECHNIQUES D’ASSAUT
La surface du globe apparaît aujourd’hui recouverte d’un réseau aux mailles irrégulièrement denses, de fabrication entièrement humaine.
Dans ce réseau circule le sang de la vie sociale. Transports de personnes, de marchandises, denrées ; transactions multiples, ordres de vente, ordres d’achat, informations qui se croisent, échanges plus strictement intellectuels ou affectifs… Ce flux incessant étourdit l’humanité, éprise des soubresauts cadavériques de sa propre activité.
Pourtant, là où les mailles du réseau se font plus lâches, d’étranges entités se laissent deviner au chercheur « avide de savoir ». Partout où les activités humaines s’interrompent, partout où il y a un blanc sur la carte, les anciens dieux se tiennent tapis, prêts à reprendre leur place.
Comme dans ce terrifiant désert de l’Arabie intérieure, le Rûb-al-Khâlid, dont revint vers 731, après dix années de solitude complète, un poète mahométan du nom d’Abdul Al-Hazred. Devenu indifférent aux pratiques de l’Islam, il consacra les années suivantes à rédiger un livre impie et blasphématoire, le répugnant
Necronomicon
(dont quelques exemplaires ont survécu et traversé les âges), avant de finir dévoré en plein jour par des monstres invisibles sur la place du marché de Damas.
Comme dans les plateaux inexplorés du nord du Tibet, où les Tcho-Tchos dégénérés adorent en sautillant une divinité innommable, qu’ils qualifient « le Très Ancien ».
Comme dans cette gigantesque étendue du Pacifique Sud, où des convulsions volcaniques inattendues ramènent parfois au jour des résidus paradoxaux, témoignages d’une sculpture et d’une géométrie entièrement non-humaines, devant lesquelles les indigènes apathiques et vicieux de l’archipel des Tuamotu se prosternent avec d’étranges reptations du tronc.
Aux intersections de ses voies de communication, l’homme a bâti des métropoles gigantesques et laides, où chacun, isolé dans un appartement anonyme au milieu d’un immeuble exactement semblable aux autres, croit absolument être le centre du monde et la mesure de toutes choses. Mais, sous les terriers creusés par ces insectes fouisseurs, de très anciennes et très puissantes créatures sortent lentement de leur sommeil. Elles étaient déjà là au Carbonifère, elles étaient déjà là au Trias et au Permien ; elles ont connu les vagissements du premier mammifère, elles connaîtront les hurlements d’agonie du dernier.
Howard Phillips Lovecraft n’était pas un théoricien. Comme l’a bien vu Jacques Bergier, en introduisant le matérialisme au cœur de l’épouvante et de la féerie, il a créé un nouveau genre. Il ne sera plus question de croire ou de ne pas croire, comme dans les histoires de vampire et de loups-garous ; il n’y a pas de réinterprétation possible, pas d’échappatoire. Aucun fantastique n’est moins psychologique, moins
discutable
.
Pourtant, il ne semble pas avoir pleinement pris conscience de ce qu’il faisait. Il a bien consacré un essai de cent cinquante pages au domaine fantastique. Mais, à la relecture,
Epouvante et surnaturel en littérature
déçoit un peu ; pour tout dire, on a même l’impression que le livre date légèrement. Et on finit par comprendre pourquoi : simplement parce qu’il ne tient pas compte de la contribution de Lovecraft lui-même au domaine fantastique. On y apprend beaucoup sur l’étendue de sa culture et sur ses goûts ; on y apprend qu’il admirait Poe, Dunsany, Machen, Blackwood ; mais rien n’y laisse deviner ce qu’il va écrire.
La rédaction de cet essai se situe en 1925-1926, soit immédiatement avant que HPL entame la série des « grands textes ». Il y a probablement là plus qu’une coïncidence ; sans doute a-t-il ressenti le besoin certainement pas conscient, peut-être même pas inconscient, on aimerait plutôt dire
organique
, de récapituler tout ce qui s’était fait dans le domaine fantastique avant de le faire éclater en se lançant dans des voies radicalement nouvelles.
En quête des techniques de composition utilisées par HPL, nous pourrons également être tentés de chercher des indications dans les lettres, commentaires, conseils qu’il adresse à ses jeunes correspondants. Mais, là encore, le résultat est déconcertant et décevant. D’abord parce que Lovecraft tient compte de la personnalité de son interlocuteur. Il commence toujours par essayer de comprendre ce que l’auteur a voulu faire ; et il ne formule ensuite que des conseils précis et ponctuels, exactement adaptés à la nouvelle dont il parle. Plus encore, il lui arrive fréquemment de donner des recommandations qu’il est le premier à enfreindre ; il ira même jusqu’à conseiller de « ne pas abuser des adjectifs tels que monstrueux, innommable, indicible…». Ce qui, quand on le lit, est assez étonnant. La seule indication de portée générale se trouve en fait dans une lettre du 8 février 1922 adressée à Frank Belknap Long : «
Je n’essaie jamais d’écrire une histoire, mais j’attends qu’une histoire
ait besoin
d’être écrite. Quand je me mets délibérément au travail pour écrire un conte, le résultat est plat et de qualité inférieure. »
Pourtant, Lovecraft n’est pas insensible à la question des
procédés de composition
. Comme Baudelaire, comme Edgar Poe, il est fasciné par l’idée que l’application rigide de certains schémas, certaines formules, certaines symétries doit pouvoir permettre d’accéder à la perfection. Et il tentera même une première conceptualisation dans un opuscule manuscrit de trente pages intitulé
Le Livre de Raison
.
Dans une première partie, très brève, il donne des conseils généraux sur la manière d’écrire une nouvelle (fantastique ou non). Il essaie ensuite d’établir une typologie des « éléments horrifiants fondamentaux utilement mis en œuvre dans le récit d’épouvante ». Quant à la dernière partie de l’ouvrage, de loin la plus longue, elle est constituée par une série de notations échelonnées entre 1919 et 1935, chacune tenant généralement en une phrase, et chacune pouvant servir de point de départ à un récit fantastique.
Avec sa générosité coutumière, Lovecraft prêtait volontiers ce manuscrit à ses amis, leur recommandant de ne pas se gêner pour utiliser telle ou telle idée de départ dans une production de leur cru.
Ce
Livre de Raison
est en fait, surtout, un stimulant pour l’imagination. Il contient les germes d’idées vertigineuses dont les neuf dixièmes n’ont jamais été développées ni par Lovecraft, ni par qui que ce soit d’autre. Et il apporte, dans sa trop brève partie théorique, une confirmation de la haute idée que Lovecraft se faisait du fantastique, de son absolue généralité, de son lien étroit avec les éléments fondamentaux de la conscience humaine (comme « élément horrifiant fondamental », nous avons, par exemple : « Toute marche, irrésistible et mystérieuse, vers un destin. »).
Mais, du point de vue des procédés de composition utilisés par HPL, nous ne sommes pas plus renseignés. Si le
Livre de Raison
peut fournir des briques de base, il ne nous donne aucune indication sur les moyens de les assembler. Et ce serait peut-être trop demander à Lovecraft. Il est difficile, et peut-être impossible, d’avoir à la fois son génie et l’intelligence de son génie.
Pour essayer d’en savoir plus, il n’y a qu’un moyen, d’ailleurs le plus logique : se plonger dans les textes de fiction écrits par HPL. D’abord dans les « grands textes », ceux écrits dans les dix dernières années de sa vie, où il est dans la plénitude de ses moyens. Mais aussi dans les textes antérieurs ; on y verra naître un par un les moyens de son art, exactement comme des instruments de musique qui s’essaieraient tour à tour à un fugitif solo, avant de plonger, réunis, dans la furie d’un opéra démentiel.
Attaquez le récit comme un radieux suicide
Une conception classique du récit fantastique pourrait se résumer comme suit. Au commencement, il ne se passe absolument rien. Les personnages baignent dans un bonheur banal et béat, adéquatement symbolisé par la vie de famille d’un agent d’assurances dans une banlieue américaine. Les enfants jouent au base-ball, la femme fait un peu de piano, etc. Tout va bien.
Puis, peu à peu, des incidents presque insignifiants se multiplient et se recoupent de manière dangereuse. Le vernis de la banalité se fissure, laissant le champ libre à d’inquiétantes hypothèses. Inexorablement, les forces du mal font leur entrée dans le décor.
Il faut souligner que cette conception a fini par donner naissance à des résultats réellement impressionnants. On pourra citer comme aboutissement les nouvelles de Richard Matheson, qui, au sommet de son art, prend un plaisir manifeste à choisir des décors d’une totale banalité (supermarchés, stations-service…), décrits d’une manière volontairement prosaïque et terne.
Howard Phillips Lovecraft se situe aux antipodes de cette manière d’aborder le récit. Chez lui, pas de « banalité qui se fissure », d’« incidents au départ presque insignifiants »… Tout ça ne l’intéresse pas. Il n’a aucune envie de consacrer trente pages, ni même trois, à la description de la vie de famille d’un Américain moyen. Il veut bien se documenter sur n’importe quoi, les rituels aztèques ou l’anatomie des batraciens, mais certainement pas sur la vie quotidienne.
Considérons pour clarifier le débat les premiers paragraphes d’une des réussites les plus insidieuses de Matheson,
Le Bouton
:
«
Le paquet était déposé sur le seuil : un cartonnage cubique clos par une simple bande gommée, portant leur adresse en capitales manuscrites :
Mr. et Mrs. Arthur Lewis, 217 E 37
e
Rue, New York
. Norma le ramassa, tourna la clef dans la serrure et entra. La nuit tombait.
Quand elle eut mis les côtelettes d’agneau à rôtir, elle se confectionna un martini-vodka et s’assit pour défaire le paquet. Elle y trouva une commande à bouton fixée sur une petite boîte en contreplaqué. Un dôme de verre protégeait le bouton. Norma essaya de l’enlever, mais il était solidement assujetti. Elle renversa la boîte et vit une feuille de papier pliée, fixée au scotch sur le fond de la caissette. Elle lut ceci :
Mr. Steward se présentera chez vous ce soir à vingt heures
.
»
Voici maintenant l’attaque de
L’Appel de Ctulhu
, le premier des « grands textes » lovecraftiens :
«
A mon sens, la plus grande faveur que le ciel nous ait accordée, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur un îlot de placide ignorance au sein des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu’à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et sur la place effroyable que nous y occupons : cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix d’un nouvel âge de ténèbres. »
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Lovecraft annonce la couleur. A première vue, c’est plutôt un inconvénient. Et en effet on constate que peu de gens, amateurs de fantastique ou non, réussissent à reposer la nouvelle de Matheson sans savoir ce qu’il en est de ce maudit bouton. HPL, lui, aurait plutôt tendance à sélectionner ses lecteurs dès le départ. Il écrit pour un public de fanatiques ; public qu’il finira par trouver, quelques années après sa mort.
D’une manière plus profonde et cachée, il y a cependant un défaut dans la méthode du récit fantastique à progression lente. Il ne se révèle généralement qu’après lecture de plusieurs ouvrages écrits dans la même veine. En multipliant les incidents plus ambigus que terrifants, on titille l’imagination du lecteur sans vraiment la satisfaire ; on l’incite à se mettre en route. Et il est toujours dangereux de laisser l’imagination du lecteur en liberté. Car elle peut fort bien en arriver d’elle-même à des conclusions atroce ; vraiment atroces. Et au moment où l’auteur, après cinquante pages de préparation, nous livre le secret de son horreur finale, il arrive que nous soyons un peu déçus. Nous attendions mieux.
Dans ses meilleures réussites, Matheson parvient à écarter le danger en introduisant dans les dernières pages une dimension philosophique ou morale tellement évidente, tellement poignante et pertinente que l’ensemble de la nouvelle se trouve aussitôt baigné dans un éclairage différent, d’une tristesse mortelle. Il n’empêche que ses plus beaux textes restent des textes assez brefs.
Lovecraft, lui, se meut aisément dans des nouvelles de cinquante ou soixante pages, voire plus. Au sommet de ses moyens artistiques, il a besoin d’espace suffisamment vaste pour y loger tous les éléments de sa grandiose machinerie. L’étagement de paroxysmes qui constitue l’architecture des « grands textes » ne saurait se satisfaire d’une dizaine de pages. Et
L’Affaire Charles Dexter Ward
atteint les dimensions d’un bref roman.