Read Lovecraft, contre le monde, contre la vie Online
Authors: Michel Houellebecq
Tags: #Essai, #critique littéraire
Quant à la « chute », si chère aux Américains, elle ne l’intéresse en général que fort peu. Aucune nouvelle de Lovecraft n’est close sur elle-même. Chacune d’entre elles est un morceau de peur ouvert, et qui hurle. La nouvelle suivante reprendra la peur du lecteur exactement au même point, pour lui donner de nouveaux aliments. Le grand Ctulhu est indestructible, même si le péril peut être temporairement écarté. Dans sa demeure de R’lyeh sous les mers, il recommencera à attendre, à dormir en rêvant :
«
N’est pas mort pour toujours qui dort dans
l’Eternel,
Et d’étranges éons rendent la mort
mortelle.
»
Logique avec lui-même, HPL pratique avec une énergie déconcertante ce qu’on pourrait appeler
l’attaque en force
. Et il éprouve une prédilection pour cette variante qu’est l’attaque théorique. Nous avons cité celles d’
Arthur Jermyn
(p. 16) et de
L’Appel de Ctulhu
(p. 40). Autant de radieuses variations sur le thème : « Vous qui entrez, laissez ici toute espérance ». Rappelons encore celle, justement célèbre, qui ouvre
Par-delà le mur du sommeil
:
«
Je me suis souvent demandé si la majeure partie des hommes prend jamais le temps de réfléchir à la signification formidable de rêves, et du monde obscur auquel ils appartiennent. Sans doute nos visions nocturnes ne sont-elles, pour la plupart, qu’un faible et imaginaire reflet de ce qui est à l’état de veille (n’en déplaise à Freud, avec son symbolisme puéril) ; néanmoins, il en est d’autres dont le caractère irréel ne permet aucune interprétation banale, dont l’effet impressionnant et un peu inquiétant suggère la possibilité de brefs aperçus d’une sphère d’existence mentale tout aussi importante que la vie physique, et pourtant séparée d’elle par une barrière presque infranchissable
. »
Parfois, au balancement harmonieux des phrases, il préférera une certaine brutalité, comme pour
Le Monstre sur le seuil
, dont voici la première phrase : «
Il est vrai que j’ai logé six balles dans la tête de mon meilleur ami, et pourtant j’espère prouver par le présent récit que je ne suis pas son meurtrier
. » Mais toujours il choisit le style contre la banalité. Et l’ampleur de ses moyens ne cessera de s’accroître.
La transition de Juan Romero
, nouvelle de 1919, débute ainsi : «
Sur les événements qui se déroulèrent les 18 et 19 octobre 1894 à la mine de Norton, je préfèrerais garder le silence
. » Encore bien terne et prosaïque, cette attaque a cependant le mérite d’annoncer la splendide fulguration qui ouvre Dans l’abîme du temps, le dernier des « grands textes », écrit en 1934 :
«
Après vingt-deux ans de cauchemar et d’effort, soutenu par la seule conviction que certaines de mes impressions furent purement imaginaires, je me refuse à garantir la véracité de ce que je crois avoir découvert en Australie occidentale dans la nuit du 17 au 18 juillet 1935. J’ai de fortes rairons d’espérer que mon aventure appartient au domaine de l’hallucination ; néanmoins, elle fut empreinte d’un réalisme si hideux que, parfois, tout espoir me paraît impossible
. »
Ce qui est étonnant, c’est qu’après un pareil début il réussisse à maintenir le récit sur un plan d’exaltation croissante. Mais il avait, ses pires détracteurs s’accordent à le reconnaître, une imagination assez extraordinaire.
Par contre, ses personnages ne tiennent pas le choc. Et c’est là le véritable défaut de sa méthode d’attaque brutale. On se demande souvent, à la lecture de ses nouvelles, pourquoi les protagonistes mettent tant de temps à comprendre la nature de l’horreur qui les menace. Ils nous paraissent franchement obtus. Et il y a là un vrai problème. Car, d’un autre côté, s’ils comprenaient ce qui est en train de se passer, rien ne pourrait les empêcher de s’enfuir, en proie à une terreur abjecte. Ce qui ne doit se produire qu’à la fin du récit.
Avait-il une solution ? Peut-être. On peut imaginer que ses personnages, tout en étant pleinement conscients de la hideuse réalité qu’ils ont à affronter, décident cependant de le faire. Un tel courage viril était sans doute trop peu dans le tempérament de Lovecraft pour qu’il envisage de le décrire. Graham Masterton et Lin Carter ont fait des tentatives dans ce sens, assez peu convaincantes il est vrai. Mais la chose semble, cependant, envisageable. On peut rêver d’un roman d’aventures mystérieuses où des héros ayant la solidité et la ténacité des personnages de John Buchan seraient confrontés à l’univers épouvantable et merveilleux d’Howard Phillips Lovecraft.
Prononcez sans faiblir le grand Non à la vie
Une haine absolue du monde en général, aggravée d’un dégoût particulier pour le monde moderne, voilà qui résume bien l’attitude de Lovecraft.
Nombre d’écrivains ont consacré leur œuvre à préciser les motifs de ce légitime dégoût. Pas Lovecraft. Chez lui, la haine de la vie préexiste à toute littérature. Il n’y reviendra pas. Le rejet de toute forme de réalisme constitue une condition préalable à l’entrée dans son univers.
Si l’on définit un écrivain, non par rapport aux thèmes qu’il aborde, mais par rapport à eux qu’il laisse de côté, alors on conviendra que Lovecraft occupe une place tout à fait à part. En effet, on ne trouve pas dans toute son œuvre la moindre allusion à deux réalités dont on s’accorde généralement à reconnaître l’importance : le sexe et l’argent. Vraiment pas la moindre. Il écrit exactement comme si ces choses n’existaient pas. Et ceci à un tel point que lorsqu’un personnage féminin intervient dans un récit (ce qui se produit en tout et pour tout deux fois), on éprouve une étrange sensation de bizarrerie, comme s’il s’était subitement mis en tête de décrire un Japonais.
Face à une exclusion aussi radicale, certains critiques ont bien évidemment conclu que toute son œuvre était en réalité truffée de symboles sexuels particulièrement brûlants. D’autres individus de même calibre intellectuel ont formulé le diagnostic d’« homosexualité latente ». Ce que rien n’indique, ni dans sa correspondance, ni dans sa vie. Autre hypothèse sans intérêt.
Dans une lettre au jeune Belknap Long, Lovecraft s’exprime avec la plus grande netteté sur ces questions, à propos du
Tom Jones
de Fielding, qu’il considère (hélas à juste titre) comme un sommet de réalisme, c’est-à-dire de la médiocrité :
«
En un mot, mon enfant, je considère ce genre d’écrits comme une recherche indiscrète de ce qu’il y a de plus bas dans la vie et comme la transcription servile d’événements vulgaires avec les sentiments grossiers d’un concierge ou d’un marinier. Dieu sait, nous pouvons voir assez de bêtes dans n’importe quelle basse-cour et observer tous les mystères du sexe dans l’accouplement des vaches et des pouliches. Quand je regarde l’homme, je désire regarder les caractéristiques qui l’élèvent à l’état d’être humain, et les ornements qui donnent à ses actions la symétrie et la beauté créatrice. Ce n’est pas que je désire lui voir prêter, à la manière victorienne, des pensées et des mobiles faux et pompeux, mais je désire voir son comportement apprécié avec justesse, en mettant l’accent sur les qualités qui lui sont propres, et sans que soient stupidement mises en évidence ces particularités bestiales qu’il a en commun avec le premier verrat ou bouc venu.
»
A la fin de cette longue diatribe, il conclut par une formule sans appel : «
Je ne crois pas que le réalisme soit jamais beau
. » Nous avons évidemment affaire, non pas à une auto-censure provoquée par d’obscurs motifs psychologiques, mais à une conception esthétique nettement affirmée. C’est là un point qu’il importait d’établir. C’est fait.
Si Lovecraft revient si souvent sur son hostilité à toute forme d’érotisme dans les arts, c’est parce que ses correspondants (en général des jeunes gens, souvent même des adolescents) lui reposent régulièrement la question. Est-il vraiment sûr que les descriptions érotiques ou pornographiques ne puissent avoir aucun intérêt littéraire ? A chaque fois, il réexamine le problème avec beaucoup de bonne volonté, mais sa réponse ne varie pas : non, absolument aucun. En ce qui le concerne, il a acquis une connaissance complète du sujet avant d’atteindre l’âge de huit ans grâce à la lecture des ouvrages médicaux de son oncle. Après quoi, précise-t-il, «
toute curiosité devenait naturellement impossible. Le sujet dans son ensemble avait pris le caractère de détails ennuyeux de la biologie animale, sans intérêt pour quelqu’un que ses goûts orientent plutôt vers les jardins de féerie et les cités d’or dans la gloire des couchers de soleil exotiques
».
On sera tenté de ne pas prendre cette déclaration au sérieux, voire de subodorer sous l’attitude de Lovecraft d’obscures réticences morales. On se trompera. Lovecraft sait parfaitement ce que sont les inhibitions puritaines, il les partage et les glorifie à l’occasion. Mais ceci se situe sur un autre plan, qu’il distingue toujours de celui de la pure création artistique. Sa pensée sur ce sujet est complexe et précise. Et s’il refuse dans son œuvre la moindre allusion de nature sexuelle, c’est avant tout parce qu’il sent que de telles allusions ne peuvent avoir aucune place dans son univers esthétique.
Sur ce point en tout cas, la suite des événements lui a donné amplement raison. Certains ont essayé en effet d’introduire des éléments érotiques dans la trame d’une histoire à dominante lovecraftienne. Ce fut un échec absolu. Les tentatives de Colin Wilson, en particulier, tournent visiblement à la catastrophe ; on a sans cesse l’impression d’éléments émoustillants surajoutés pour grappiller quelques lecteurs supplémentaires. Et il ne pouvait, en réalité, en être autrement. Le mélange est intrinsèquement impossible.
Les écrits de HPL visent à un seul but : amener le lecteur à un état de fascination. Les seuls sentiments humains dont il veut entendre parler sont l’émerveillement et la peur. Il bâtira son œuvre sur eux, et exclusivement sur eux. C’est évidemment une limitation, mais une limitation consciente et délibérée. Et il n’existe pas de création authentique sans un certain aveuglement volontaire.
Pour bien comprendre l’origine de l’anti-érotisme de Lovecraft, il est peut-être opportun de rappeler que son époque est caractérisée par une volonté de se libérer des « pruderies victoriennes » ; c’est dans les années 1920-1930 que le fait d’aligner des obscénités devient la marque d’une authentique imagination créatrice. Les jeunes correspondants de Lovecraft en sont nécessairement marqués, voilà pourquoi ils le questionnent avec insistance sur le sujet. Et lui, il leur répond. Avec sincérité.
A l’époque où écrivait Lovecraft, on commençait donc à trouver intéressant d’étaler des témoignages sur différentes expériences sexuelles ; en d’autres termes, d’aborder le sujet « ouvertement et en toute franchise ». Cette attitude franche et dégagée ne prévalait pas encore pour les questions d’argent, les transactions boursières, la gestion du patrimoine immobilier, etc. La véritable libération à cet égard s’est produite dans les années 60. C’est sans doute pour cela qu’aucun de ses correspondants n’a jugé bon d’interroger Lovecraft sur le point suivant : pas plus que le sexe, l’argent ne joue le moindre rôle dans ses histoires. On n’y trouve pas la moindre allusion à la situation financière des personnages. Là non plus, ça ne l’intéresse absolument pas.
Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que Lovecraft n’ait guère éprouvé de sympathie pour Freud, le grand psychologue de l’ère capitaliste. Cet univers de « transactions » et de « transferts », qui vous donne l’impression d’être tombé par erreur dans un conseil d’administration, n’avait rien qui puisse le séduire.
Mais en dehors de cette aversion pour la psychanalyse, finalement commune à beaucoup d’artistes, Lovecraft avait quelques petites raisons supplémentaires de s’en prendre au « charlatan viennois ». Il se trouve en effet que Freud se permet de parler du rêve, et même à plusieurs reprises. Or, le rêve, Lovecraft connaît bien ; c’est un peu son territoire réservé. En fait, peu d’écrivains ont utilisé leurs rêves de manière aussi systématique que lui ; il classe le matériau fourni, il le traite ; parfois il est enthousiasmé et écrit l’histoire dans la foulée, sans même être totalement réveillé (c’est le cas pour
Nyarlathothep
) ; parfois il retient uniquement certains éléments, pour les insérer dans une nouvelle ; mais quoi qu’il en soit il prend le rêve très au sérieux.
On peut donc considérer que Lovecraft s’est montré relativement modéré avec Freud, ne l’insultant que deux ou trois fois dans sa correspondance ; mais il estimait qu’il y avait peu à dire, et que le phénomène psychanalytique s’effondrerait de lui-même. Il a quand même trouvé le temps de noter l’essentiel en résumant la théorie freudienne par ces deux mots : « symbolisme puéril ». On pourrait lire des centaines de pages sur le sujet sans trouver de formule sensiblement supérieure.
Lovecraft, en fait, n’a pas une attitude de
romancier
. A peu près n’importe quel romancier s’imagine qu’il est de son devoir de donner une image exhaustive de la vie. Sa mission est d’apporter un nouvel « éclairage » ; mais sur les faits eux-mêmes il n’a absolument pas le choix. Sexe, argent, religion, technologie, idéologie, répartition des richesses… un bon romancier ne doit rien ignorer. Et tout cela doit prendre place dans une vision
grosso modo
cohérente du monde. La tâche, évidemment, est humainement presque impossible, et le résultat presque toujours décevant. Un sale métier.
De manière plus obscure et plus déplaisante, un romancier, traitant de la vie en général, se retrouve plus ou moins compromis avec elle. Lovecraft, lui, n’a pas ce problème. On peut parfaitement lui objecter que ces détails de « biologie animale » qui l’ennuient jouent un rôle important dans l’existence, que ce sont même eux qui permettent la survie de l’espèce. Mais la survie de l’espèce, il n’en a rien à faire. « Pourquoi tellement vous préoccuper de l’avenir d’un monde condamné ? », comme le répondait Oppenheimer, le père de la bombe atomique, à un journaliste qui l’interrogeait sur les conséquences à long terme du progrès technologique. Peu soucieux de restituer une image cohérente ou acceptable du monde, Lovecraft n’a aucune raison de faire de concessions à la vie ; ni aux fantômes, ni aux arrière-mondes. Ni à quoi que ce soit. Tout ce qui lui paraît inintéressant, ou de qualité artistique inférieure, il choisira délibérément de l’ignorer. Et cette limitation lui donne de la force, et de l’altitude.