Malevil (71 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— Ni moi de la tienne.

Il ne relève pas. Il doit avoir peur que je parle de Miette.

— Pour ne citer qu’un exemple, reprend-il avec rage, tu as une conception et une pratique totalement hérétiques de la confession !

— Je ne sais pas, dis-je d’un ton modeste, si elle est hérétique. Je ne suis pas assez instruit de la religion pour en décider. Ce que je sais, c’est que je me méfie un peu de la confession, car dans les mains d’un mauvais prêtre elle peut devenir une entreprise d’espionnage et un instrument de domination.

— Et vous avez bien raison, monsieur Comte, crie Judith de sa voix de stentor, c’est bien ce qu’est devenue la confession, ici même, à La Roque, dans les mains de ce SS !

— Taisez-vous donc ! dit Fulbert en se tournant vers elle. Vous êtes une folle, une révoltée et une mauvaise chrétienne !

— Vous n’avez pas honte, s’écrie Marcel en se penchant, ses deux mains puissantes empoignant le dossier de sa chaise, de parler comme ça à une femme, et à une femme qui est bien plus instruite que vous et qui vous a même corrigé l’autre jour les bêtises que vous avez dites sur les frères et les soeurs de Jésus.

— Corrigé ! s’écrie Fulbert en levant les bras. Cette excitée n’y connait rien ! Frères et soeurs est une erreur de traduction : il s’agit de ses cousins, je l’ai déjà dit !

Pendant que s’instaure, en plein procès, cette surprenante exégèse sur les évangiles, je dis à voix basse à Maurice : va chercher les autres, dis-leur de venir dans le fond de la chapelle et d’attendre pour entrer que j’annonce la mort de Vilmain.

Maurice s’éclipse, aussi souple et silencieux qu’un chat, et je me permets de couper Judith qui, oubliant heure et lieu, est en train de discuter passionnément avec Fulbert sur la parenté de Jésus.

— Un moment ! dis-je, je voudrais finir !

Le silence se fait et Judith, qui m’avait oublié, me regarde d’un air repentant. Je poursuis d’une voix calme :

— J’en viens maintenant au dernier crime que m’impute Fulbert. Je lui aurais écrit une lettre pour revendiquer la suzeraineté de La Roque et pour lui annoncer mon intention de prendre la ville de force et de l’occuper. C’est bien dommage que Fulbert n’ai pas cru bon de lire ma lettre, car tout le monde ici aurait pu se rendre compte qu’elle ne voulait pas dire ça. Mais admettons. Admettons même que dans cette lettre j’aie annoncé mon intention d’attaquer La Roque. La seule question qui se pose est celle-ci : est-ce que je l’ai fait ? Est-ce que je suis venu, moi, à la tombée de la nuit, m’introduire dans La Roque et égorger l’homme de garde ?

Est-ce que j’ai pillé les réserves, molesté les La Roquais et violé les femmes ? Est-ce moi qui ai massacré jusqu’au dernier les habitants de Courcejac ? Pourtant, celui qui a fait ça, Fulbert le traite en ami ! et moi, il me condamne à mort pour en avoir eu, dit-il, l’intention ! Voilà la justice de Fulbert : la mort pour un innocent, et l’amitié pour un criminel !

Le soleil a bien choisi son moment pour illuminer le vitrail derrière moi, et Hervé, pour jouer une dernière fois son rôle de reître. Il dit :

— Hé là, doucement, accusé ! Faut pas parler comme ça du chef !

Je le coupe :

— Ne m’interromps pas, Hervé. La plaisanterie est finie.

A m’entendre parler en maître à mon garde, Fulbert sursaute avec violence et les La Roquais ouvrent de grands yeux. Je me redresse. Pour mieux dire, je me campe. Je baigne avec volupté dans la lumière du vitrail. Je sens mes yeux qui s’ouvrent plus grands et mon être s’épanouir à cette clarté subite. C’est étonnant aussi ce que le soleil, même à travers le verre coloré, peut réchauffer mes épaules et mon dos. J’en ai besoin. J’étais transi.

Quand je reprends la parole, fini mon calme débit. Je donne à ma voix son plein volume, je ne crains pas d’en emplir la chapelle.

— Quand Armand a tué Pimont après avoir tenté d’abuser de sa femme, tu l’as couvert. Quand Bébelle a égorgé Lanouaille, tu l’as reçu, lui et Vilmain, à ta table. Quand Jean Feyrac a massacré ceux de Courcejac, tu as continué à trinquer avec lui. Et pourquoi tu as fait cela ? Pour gagner l’amitié de Vilmain, car grâce à Vilmain, tu comptais, après la mort d’Armand, perpétuer la tyrannie à La Roque et te débarrasser à la fois de l’opposition intérieure et de Malevil. J’ai parlé d’une voix tonnante dans un silence total. Quand j’achève, je m’aperçois que Fulbert s’est ressaisi.

— Je me demande, dit-il en retrouvant sa voix de violoncelle, à quoi riment tons ces bavardages. Ils ne changeront rien à ton sort.

— Vous ne répondez pas ! crie Judith en se penchant avec colère.

De son pull-over marine à col roulé émerge sa mâchoire carrée et ses yeux bleus étincelants sont dardés sur Fulbert.

— J’allais le faire d’un mot, dit Fulbert en regardant sa montre furtivement. (Je suppose qu’il a maintenant réussi à faire taire ses appréhensions et qu’il attend d’une seconde à l’autre l’arrivée de Vilmain.) Inutile de dire, reprend-il, que je n’approuve pas tout ce qu’ont fait, ici et ailleurs, le capitaine Vilmain et ses hommes. Mais les soldats sont partout des soldats, nous n’y pouvons rien. Et mon rôle à moi, évêque de La Roque, est de considérer le bien que je peux tirer de ce mal. Si je peux, grâce au capitaine Vilmain, extirper l’hérésie à La Roque et à Malevil, j’estimerai avoir accompli mon devoir.

Ici, un paroxysme est atteint, la salle gronde avec une fureur sans limites. Et pas seulement l’opposition, la majorité elle-même est soulevée de colère par cet aveu. Et moi, je ne songe même pas à en tirer parti, je me tais. Car je viens de m’apercevoir, avec un profond étonnement, que Fulbert, en s’exprimant ainsi, est presque sincère. Oh, je fais bien la part, chez lui, de la vindicte personnelle ! Mais là, à cet instant, je touche quand même du doigt que ce faux prêtre, ce charlatan, cet aventurier, a fini par se mettre dans la peau de son rôle et qu’il y croit plus qu’à moitié, à son rôle de gardien de l’orthodoxie !

Sans qu’elle en comprenne tout à fait la signification, l’attitude docile à mon égard de mes gardes a dû encourager et rassurer la salle, car de toutes parts, maintenant, fusent à l’égard de Fulbert les invectives et les menaces auxquelles se mêlent, ici et là, mais articulés avec la même passion, de mesquins griefs personnels. C’est ainsi que j’entends le vieux Pougès reprocher avec haine au « cura » de lui avoir refusé un jour un verre de vin. Fulbert me paraît maintenant être à peu près le seul à croire à l’arrivée imminente de Vilmain. Il s’accroche à cette illusion. Je le vois encore qui est fortifié dans cet espoir par un bruit qui se fait à ce moment du côté de la grande porte ogivale derrière son dos. Il se retourne et dans le temps qu’il se retourne, Maurice entre par la porte latérale et me fait signe que mes amis sont là.

Les imprécations de plus en plus furieuses continuent à accabler Fulbert, immobile et stoïque au milieu de l’allée centrale. Si les mots, les regards et les gestes pouvaient à eux seuls tuer, il serait déjà dépecé. Et moi, au moment de lui porter le coup de grâce, sachant très bien ce qu’il adviendra de lui quand je le lui aurai porté, j’hésite. Bien sûr, cette hésitation n’est qu’un petit luxe de conscience que je me paye, à l’ultime moment, pour me faire aussi blanc quant à l’âme que je le suis par le vêtement. Car enfin, il n’est plus temps. J’ai mis une machine en branle, et je ne peux plus l’arrêter. Si Fulbert juge ma disparition nécessaire en tant qu’hérétique et meneur, j’estime la sienne indispensable à l’union entre Malevil et La Roque, fondement de notre sécurité réciproque. La différence, c’est que moi, je vais vraiment le tuer et sans condamnation à mort, sans procès, sans coup de feu, sans même me souiller les mains.

La voix de Fulbert est couverte par les clameurs haineuses de l’assistance et j’admire son courage tandis qu’incapable de se faire entendre, il rend avec usure regard pour regard. A un moment, pourtant, une accalmie survient et il trouve la force d’articuler encore un défi.

— Vous changerez de ton quand le capitaine Vilmain sera là !

Il me tend la perche. Voici pour moi le moment de jouer. J’improvise, heureux de ma trouvaille de la dernière minute. J’étends les bras comme Fulbert lui-même a fait précédemment et dès que le vacarme cesse, je dis de ma voix la plus posée :

— Je me demande bien pourquoi tu t’obstines à appeler Vilmain capitaine. Il n’était pas capitaine (je souligne à peine ce passé de la voix). J’ai là (je tire mon portefeuille de ma poche revolver) un document qui le prouve d’une façon irréfutable. C’est une carte professionnelle. Avec une très bonne photo. Tous ceux qui, ici, ont connu Vilmain le reconnaîtront. Et noir sur blanc, il est dit sur cette carte que Vilmain était comptable. M. Gazel voulez-vous prendre cette carte et la montrer à Fulbert ?

Le silence tombe d’un seul coup et l’auditoire fait, avec un ensemble étonnant, bien qu’en sens inverse selon la travée, un brusque mouvement, tous les cous allongés et toutes les têtes penchées à la fois pour voir Fulbert. Car enfin, si fort qu’il désire l’être encore, il n’est pas aveugle. Si le document que je lui fais porter est tombé en ma possession, que doit-il en conclure ? Fulbert saisit la carte que lui tend Gazel. Un seul regard lui suffit. Son visage reste impassible, sa couleur ne change pas. Mais la main qui tient la carte se met à trembler. C’est un mouvement de faible amplitude mais très rapide et que rien ne paraît devoir arrêter. A la tension que je lis sur ses traits, je sens que Fulbert fait des efforts désespérés pour immobiliser cette petite carte qui bat comme une aile au bout de ses doigts. Une longue seconde passe, il n’arrive pas à articuler un seul mot. Je n’ai plus en face de moi qu’un homme qui de toutes ses forces lutte contre la terreur qui l’envahit Ce supplice me donne une nausée subite et je vais l’abréger.

Je dis, d’une voix que j’espère assez forte pour porter au-delà de la grande porte ogivale derrière Fulbert :

— Je m’aperçois que je vous dois une explication. Les quatre gardes armés que vous voyez à mes côtés avec moi sont de braves garçons recrutés de force par Vilmain. Deux d’entre eux sont passés dans mon camp avant le combat et les deux autres sont entrés à mon service aussitôt après. Ces quatre-là sont les seuls survivants de la bande. Vilmain à l’heure actuelle, occupe deux mètres carrés tout au plus du territoire de Malevil.

Il y a un brouhaha stupéfait que domine la voix de Marcel.

— Tu veux dire qu’il est mort ?

— C’est bien ce que je veux dire. Jean Feyrac est mort Vilmain est mort. Et à l’exception de ces quatre-là qui sont devenus nos amis, tous les autres ont été tués.

Au même instant, la grande porte ogivale au fond de la chapelle s’ouvre à demi et un par un, Meyssonnier, Thomas, Peyssou et Jacquet, pénètrent dans la chapelle, l’arme à la main. Je dis, pénètrent, ce n’est pas une irruption. Le mouvement est calme et même lent. N’étaient leurs fusils, ils pourraient passer pour pacifiques. Ils avancent de quelques pas dans l’allée centrale et aussitôt de la main je leur fais signe de s’arrêter. Mes gardes, qui sur un autre signe se sont mis debout, et se sont rassemblés autour de moi, n’avancent pas davantage. Il y a un moment de stupeur, puis l’assistance se met à hurler des menaces de mort à l’égard de Fulbert Seuls les deux groupes armés qui, à chaque extrémité, ferment l’allée centrale, se taisent. Tout se joue en un quart de seconde. Au grincement que fait la porte ogivale, Fulbert pivote sur lui-même, son ultime illusion s’en va. Quand il se retourne de nouveau de mon côté, le visage révulsé, il me voit avec mes gardes refermer le filet où il est pris. Ses nerfs ne peuvent supporter une telle chute après tout l’espoir dont je l’ai nourri. Il cède. Il n’a plus que la pensée de fuir — de fuir physiquement — les gens qui le traquent. Il conçoit le projet panique de gagner la porte latérale en traversant une des travées de droite. Et dans son aveuglement, il se précipite dans celle occupée par Marcel, Judith et les deux veuves. Marcel ne le frappe même pas du poing. Il le repousse du plat de la main, mais c’était sans compter avec la force de son bras. Fulbert est projeté à terre avec violence dans l’allée centrale. Un grondement sauvage éclate. La foule jaillit de toutes les travées en renversant les chaises et Fulbert disparaît sous une meute de furieux agglutinés autour de lui. Je l’entends crier deux fois. Je vois à l’autre bout de l’allée le visage dégoûté et horrifié de Peyssou et ses yeux fixés sur les miens pour me demander s’il doit intervenir. Je fais non de la tête.

La justice populaire n’est pas agréable à voir, mais en l’occurrence, elle me paraît juste. Et je ne vais pas faire mine, hypocritement, de l’arrêter ou de la déplorer, alors que j’ai tout fait pour la mettre en branle.

Quand les cris des La Roquais s’apaisent, je sais qu’ils n’ont plus dans les mains qu’un corps inerte. J’attends. Et petit à petit, je vois la grappe autour de Fulbert se défaire. Les gens s’écartent, regagnent leur place, remettent les chaises sur pied, les uns encore rouges et échauffés, les autres, me semble-t-il, assez honteux, les yeux à terre, l’air abattu. Les uns et les antres parlent par petits groupes. Je n’écoute pas ce qu’ils disent. Je regarde le corps abandonné au milieu de l’allée centrale. Je fais signe à mes compagnons de me rejoindre. Ils s’avancent et en s’avançant, contournent le corps sans le regarder. Seul Thomas s’arrête pour examiner Fulbert.

Nous ne parlons pas, bien que les nouveaux se soient écartés par discrétion. Quand Thomas, qui s’est agenouillé, se relève, et remonte vers moi, je fais deux pas vers lui pour me détacher du groupe.

— Mort ? dis-je à vois basse.

Il incline la tête.

— Eh bien, dis-je sur le même ton. Tu dois être content, ta as ce que tu voulais.

Il me regarde longuement Et dans son regard, il y a ce mélange d’amour et d’antipathie qu’il m’a toujours témoigné.

— Toi aussi, dit-il d’un ton bref.

Je gravis à nouveau les marches du choeur. Je me tourne vers la salle et je réclame le silence. Je dis :

— Burg et Jeannet iront porter le corps de Fulbert dans sa chambre. M. Gazel voudra bien l’accompagner pour le veiller. Quant à nous, je propose que nous reprenions notre Assemblée dans dix minutes. Nous avons ensemble des décisions à prendre qui intéressent La Roque et Malevil. Le brouhaha est d’abord étouffé, mais il s’intensifie dès que Burg et Jeannet emportent Fulbert, comme si s’effaçait avec lui l’acte collectif qui lui a enlevé la vie. Je demande à mes compagnons de s’arranger pour écarter de moi avec gentillesse les gens qui voudraient m’entourer. J’ai devant moi deux ou trois entretiens urgents qui demandent un certain secret. Je descends les marches et je me dirige vers le groupe oppositionnel, le seul qui ait montré du courage dans l’épreuve, et dans le triomphe, de dignité, car aucun d’eux n’a pris part au lynchage, pas même Marcel. Après le coup qui a repoussé Fulbert, il n’a pas bougé de sa travée, pas plus que Judith, les deux veuves et les deux cultivateurs dont j’apprends que l’un s’appelle Faujanet et l’autre Delpeyrou. Ce sont les trembleurs qui ont tué Fulbert. Agnès Pimont et Marie Lanouaille m’embrassent, Marcel a des petites larmes rondes qui coulent sur son visage aussi tanné que son cuir. Et Judith, plus hommasse que jamais, me palpe le bras en me disant : Monsieur Comte, vous avez été magnifique. Tout de blanc vêtu, vous aviez l’air de sortir du vitrail pour terrasser le dragon. Tout en parlant, elle me triture le biceps droit de sa forte main, je remarquerai dans la suite qu’elle ne peut pas parler à un homme encore en âge de lui plaire (ce qui, étant donné le sien, suppose un large choix) sans lui palper les membres supérieurs. Je me souviens qu’elle s’est présentée pour la première fois à moi en tant que « célibataire » et en la remerciant, je me demande si, depuis le jour de l’événement, elle est restée insensible aux épaules herculéennes de Marcel, et Marcel, indifférent à son charme fort. Je parle sans ironie, car elle a vraiment du charme.

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