Malevil (72 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— Écoutez, dis-je en baissant la voix et en les tirant à l’écart, ainsi que Faujanet et Delpeyrou à qui je serre longuement la main, nous avons vraiment peu de temps. Il faut vous organiser. Vous n’allez pas laisser les ex-lèche-culs de Fulbert diriger La Roque. Vous allez proposer l’élection d’un conseil municipal. Mettez séance tenante vos six noms sur un bout de papier et présentez aussitôt votre liste. Personne n’osera s’opposer à vous.

— Ne mettez pas mon nom, dit Agnès Pimont.

— Ni le mien, dit Marie Lanouaille aussitôt.

— Et pourquoi ?

— Il y aurait trop de femmes, ça les vexerait. Mais Madame Médard, oui. Mme Médard est professeur.

— Appelez-moi Judith, mon petit, dit Judith en lui mettant la main sur l’épaule. (Les femmes aussi, elle les palpe.)

— Vous pensez si je vais oser, dit Agnès en rougissant.

Je la regarde. Je trouve agréable cette fine peau de blonde qui se colore.

— Et le maire ? dit Marcel. La seule de nous qui sait parler, ici, c’est Judith. C’est pas pour vous faire offense, dit-il en la regardant avec une tendre admiration, mais une mairesse, ils accepteront jamais. Surtout, ajouta-t-il en mélangeant le « tu » et le « vous » (ce qui, après coup, le fait rougir) surtout que tu parles même pas le patois.

— Je vais vous poser une question, dis-je aussitôt. Accepteriez-vous comme maire quelqu’un de Malevil ?

— Toi ? dit aussitôt Marcel avec espoir.

— Non, pas moi. Je pensais à quelqu’un comme Meyssonnier.

Je vois du coin de l’oeil qu’Agnès Pimont est un peu déçue. Peut-être s’attendait-elle à un autre nom.

— Ouais, dit Marcel, il est sérieux, il est honnête...

J’ajoute :

— Et il a des connaissances militaires qui vous seront bien utiles pour organiser votre défense.

— Je le connais, dit Faujanet.

— Moi aussi, dit Delpeyrou.

Ils n’en diront pas plus. Je regarde leurs visages francs, carrés, tannés. Ce « je le connais » n’implique aucune réserve.

— Quand même, dit Marcel.

— Pourquoi, « quand même » ?

— Ben, c’est un communiste.

— Voyons, soyez sérieux, Marcel, dit Judith. Qu’est-ce qu’un communiste sans le parti communiste ?

Elle parle d’une voix très articulée de prof qui, si j’avais avec elle des liens quotidiens, me taperait un peu sur les nerfs, mais qui parût impressionner beaucoup Marcel.

— C’est vrai, dit-il en secouant sa tête chauve. C’est vrai, mais faudrait quand même pas une dictature ici, on en a assez tâté, de la dictature.

Je dis sèchement :

— C’est pas le genre de Meyssonnier. Pas du tout. C’est même une injure de le supposer.

— Y a pas offense, dit Marcel.

— Et tu oublies que maintenant, on va avoir les fusils, dit Faujanet.

Je regarde Faujanet. Il a un visage rigoureusement carré, couleur de terre cuite. Les épaules aussi sont carrées. Pas sot, le gars. J’admire qu’il ait posé le problème des fusils en le supposant résolu.

— Je suppose, dis-je, que la première décision du conseil municipal va être d’armer les La Roquais.

— Comme ça, ça va, dit Marcel.

On échange des regards. On est arrivé à un accord. Et Judith a montré, chose qui me surprend, du tact. Elle est très peu intervenue.

— Bon, dis-je avec un sourire rapide, il ne me reste plus maintenant qu’à convaincre Meyssonnier.

Je les quitte, je m’éloigne, puis revenant sur mes pas, je fais signe à Marie Lanouaille de venir me parler. Ce qu’elle fait aussitôt. C’est une brunette, trente-cinq ans, ronde et ferme. Et là, tandis qu’elle lève la tête vers moi, attendant que je lui révèle mes desseins, j’éprouve un puissant, un violent désir de la saisir dans mes bras. Comme je n’ai jamais flirté avec elle ni cristallisé à son sujet, je ne sais à quoi attribuer cette impulsion subite, sinon à la soif du repos chez le guerrier. Mais repos est mal dit. Il y a des occupations plus défatigantes. L’amour aussi est une lutte, mais qui doit apparaître à mon instinct profond plus positive que celle où je suis plongé, puisqu’elle donne la vie au lieu de l’ôter.

En attendant, je réprime même l’envie, comme l’eût fait notre grande palpeuse, de serrer son rond et mignon biceps, qui est pourtant bien tentant, sa robe étant sans manches.

— Marie, dis-je d’une voix un peu étouffée. Tu connais Meyssonnier, c’est un homme simple. Il va pas vouloir habiter au château. Tu as une grande maison. Tu voudrais pas le prendre chez toi ?

Elle me regarde, bouche bée. Qu’elle n’ait pas dit « non » tout de suite m’encourage.

— Tu n’auras pas à lui faire la cuisine. Il va sûrement vouloir que les La Roquais prennent leurs repas en commun. Tu prendras soin de son linge, c’est tout.

— Eh bé, dit-elle, je veux bien, mais tu connais le monde. Si Meyssonnier vient loger chez moi, les gens vont dire que.

Je hausse les épaules.

— Et même s’ils disent que, qu’est-ce que ça peut faire ? Et même que ça serait vrai ?

Elle me regarde d’un air mélancolique, elle hoche la tête et en même temps, parce qu’elle a eu froid dans la chapelle, elle se frotte le biceps que j’aurais aimé palper.

— Oh, tu as bien raison, allez, mon pauvre Emmanuel, dit-elle avec un soupir. Après tout ce qu’on a passé, ici !

Je la regarde.

— Ce n’est pas la même chose.

— Eh non, eh non, dit-elle aussitôt, ce n’est pas la même chose.

Je lui souris.

— Meyssonnier, il était pas du nombre de tes soupirants ?

— Oh, si ! dit-elle, ravie de ce souvenir.

Elle reprend :

— Même que j’étais assez pour. Mais le père il était plutôt contre, vu ses idées.

C’est donc oui. Je la remercie, j’enchaîne sur la santé du bébé Nathalie. Suivent cinq minutes de conversation absolument mécanique dont je n’écoute rien, pas même ce que je dis. Cependant, tout à la fin, Marie exprime un sentiment qui me réveille et m’émeut.

— Je ne vis pas, tu sais. Vu les événements, elle n’a eu aucun de ses vaccins. La petite Christine de l’Agnès, non plus. Alors, je me dis, ma Nathalie, elle peut tout avoir. Et rien ! Pas de médecin, pas d’antibiotiques, et toutes ces sales maladies dans l’air qu’avant on n’y pensait plus, à cause des vaccins. Le moindre bobo, je tremble. J’ai même plus d’eau oxygénée. Tu sais ce que j’ai, pour la soigner ? Un thermomètre !

— Et qui te la garde, en ce moment, ma pauvre Marie ?

— C’est une ménine dans le bourg, elle garde aussi la Christine.

Je la quitte en lui disant de m’appeler Agnès. La voici. Avec Agnès, c’est autre chose. Avec Agnès, je suis bref, autoritaire et secrètement tendre.

— Agnès, tu va retourner au bourg, après avoir donné ta voix à Judith pour le vote. Tu vas aller voir ta Christine et ceci fait, tu m’attendras dans ta maison, je t’y rejoins. J’ai à te parler.

Elle est un peu éberluée par cette cascade d’ordres, mais comme j’y comptais bien, elle acquiesce. Nous échangeons un regard, un seul et je la quitte à la recherche de Meyssonnier.

C’est un gros morceau, Meyssonnier. En l’abordant, j’éprouve un certain remords à manipuler ainsi mes semblables, surtout quand il s’agit de lui. Pourtant, c’est l’intérêt de tous, ceux de Malevil comme ceux de La Roque. Voilà ce que je me dis, quand à moi-même mon habileté me devient un peu odieuse, comme elle l’est parfois à Thomas. C’est énorme, ce que je vais lui demander, à Meyssonnier. J’en ai un peu honte. Ce qui ne m’a pas empêché, évidemment, de rassembler mes atouts et de me présenter avec un jeu gagnant qui tient compte de ses ambitions municipales et même de sa vie privée.

Il m’écoute sans dire un mot, avec ce visage étroit que le devoir et l’effort ont modelé, ses yeux qui parpalègent et ses cheveux droits (il a réussi à les couper, je ne sais comment). Je suis très conscient de ce que je fais : je lui apporte tout à la fois sur un plateau d’or les clefs de La Roque et Marie Lanouaille. Ce n’est pas trop des deux pour le décider à quitter Malevil. Ça va être un crève-coeur pour lui, je le sais. Pourtant, je n’ai pas le choix. Je ne vois personne à La Roque qui le vaille.

Quand je lui ai tout expliqué, il ne dit ni oui ni non. Il s’informe, il rumine.

— Si je comprends bien, ma tâche à La Roque sera double. Établir une vie communautaire et organiser la défense.

— La défense d’abord, dis-je.

Il hoche la tête.

— C’est que ça va pas être facile, les murs ne sont pas hors d’échelle. Il y a une trop grande longueur de rempart entre les portes sud et ouest. Et il me manquera du monde. Surtout, des jeunes.

— Je te donnerai Burg et Jeannet.

Il fait la moue.

— Et l’armement ? Il me faudrait les fusils 36 de Vilmain.

— Nous en avons vingt, nous partagerons.

— Il me faudrait aussi le bazooka.

Je me mets à rire.

— Tu exagères ! Qu’est-ce que c’est que ce nationalisme ! Tu prends déjà un peu trop à coeur les intérêts de La Roque !

— Je n’ai pas dit que je vais accepter, dit Meyssonnier avec réserve.

— Et tu me fais chanter, en plus !

Mais je ne le fais même pas sourire.

— Bon, dis-je après un moment de réflexion. Quand les fortifications de La Roque seront terminées, je te confierai le bazooka quinze jours par mois.

— Enfin ! dit Meyssonnier.

Cet « enfin » a le sens indéfini et réticent que nous lui donnons à Malejac. Il reprend :

— Y a aussi le butin de Courcejac que Feyrac a ramené ici. Y en a gros. Faudrait savoir si tu le revendiques.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu le sais ?

— Oui. On vient de me le dire. De la volaille, deux cochons, deux vaches, du foin et des betteraves en quantité. Le foin est resté là-bas dans une grange qu’ils ont quand même pas été assez cons pour brûler.

— Deux vaches ! Je croyais que ceux de Courcejac n’en avaient qu’une.

— Ils avaient caché la seconde, pour pas la donner à Fulbert.

— Voyez-moi ça, ces gens-là ! Ils s’en foutaient que les bébés de La Roque crèvent de faim pourvu que le leur soit bien nourri ! Ça leur a pas porté chance !

— Alors, reprend Meyssonnier, me ramenant sèchement au sujet. Qu’est-ce que tu fais ? Tu veux ta part ?

— Je veux ma part ! Quel toupet ! Ce butin appartient à Malevil en totalité, vu que c’est Malevil qui a vaincu Vilmain !

— Écoute, dit Meyssonnier sans sourire. Voici ce que je te propose : tu prends toutes les poules...

— Les poules, je m’en fous. On en a déjà bien assez, à Malevil. Elles bouffent trop de grain.

— Attends : tu prends les poules, les deux cochons et nous gardons le reste.

Je me mets à rire.

— Malevil deux cochons et La Roque, deux vaches ! C’est ça, ton idée d’un partage équitable ? Et le foin ? Et les betteraves ?

Il ne dit rien. Pas un mot. J’ajoute au bout d’un moment :

— De toute façon, je peux pas décider ça tout seul. Il faut que j’en parle à Malevil.

Et comme il s’obstine à se taire, l’oeil sévère, je reprends d’assez mauvais gré :

— Vu que vous n’en avez qu’une à La Roque, on pourra peut-être faire un effort du côté des vaches.

— Enfin ! dit Meyssonnier avec tristesse, comme s’il venait d’avoir le dessous dans notre transaction.

Là-dessus, silence. Il rumine à nouveau. Je ne le presse pas.

— Si je comprends bien, dit-il d’un air dégoûté, il va falloir, en plus, respecter les formes démocratiques, discuter à longueur d’horloge et se faire critiquailler sur tout par des gens qui feront rien d’autre, bien assis sur leur cul.

— N’exagère pas, tu auras un conseil municipal en or.

— En or ? Et cette bonne femme, elle est en or ?

— Judith Médard ?

— Oui, Judith. Elle a une langue ! Et qu’est-ce que c’est, au juste, que cette fille, dit-il avec suspicion. Une P.S.U. ?

— Pas du tout ! C’est une chrétienne de gauche.

Son visage s’éclaire.

— J’aime mieux ça. Je me suis toujours bien entendu avec ce genre de cathos. Ce sont des idéalistes, ajoute-t-il avec un discret mépris.

Comme s’il ne l’était pas, lui, idéaliste ! En tout cas, il est tout à fait rasséréné. Parce que Marcel, Faujanet, Delpeyrou, il connaît. C’était Judith qui, si j’ose dire, lui paraissait grosse d’inconnu.

— J’accepte, dit-il enfin.

Puisqu’il accepte, je vais à mon tour poser mes conditions.

— Écoute, je voudrais quand même qu’entre le conseil municipal de la Roque et Malevil, il soit bien entendu ceci ; les dix fusils 36 de Vilmain et éventuellement les deux vaches de Courcejac ne sont pas donnés à La Roque. Ils sont mis personnellement à ta disposition pendant toute la durée de tes fonctions à la Roque.

Il me regarde, l’oeil critique.

— Ça veut dire que tu veux les récupérer, si les La Roquais me foutent à la porte ?

— Oui.

— Ça sera peut-être pas si facile.

— Eh bien, dans ce cas, fusils et vaches deviendront les éléments d’une négociation d’ensemble.

— D’un marchandage, quoi ! dit-il avec un air indéfinissable de me mettre en accusation.

Tout cela, de sa part, un peu froid. Distant, même. Je suis gêné. Cela me peine de prendre congé de lui sans rien qui rappelle la chaleur qui, à Malevil, marque nos rapports.

— Eh bien, dis-je avec un enjouement forcé, te voilà maire de La Roque ! Tu es heureux ?

Ma question ne l’est guère, je m’en aperçois aussitôt.

— Non, dit-il avec sécheresse. Je ferai, j’espère, un bon maire, mais je ne suis pas heureux.

La gaffe est une pente. Je continue d’y rouler.

— Même en logeant chez Marie Lanouaille ?

— Même, dit-il sans sourire et il me tourne le dos.

Je reste seul, sa rebuffade sur le coeur. Le fait que je l’ai bien méritée ne me console en aucune façon. Par bonheur, je n’ai pas le temps de m’appesantir sur mes états d’âme. M. Fabrelâtre me touche le coude et me demande un entretien avec une politesse à deux doigts de l’obséquieux. Je ne peux pas dire que j’aime beaucoup ce long cierge blanchâtre avec sa petite brosse à dents sous le nez et ses yeux qui clignotent derrière les lunettes de fer. L’haleine forte, en plus.

— Monsieur Comte, dit-il d’une voix détimbrée. Il y a des gens, ici, qui parlent de me faire un procès et de me pendre. Est-ce que vous trouvez cela juste ?

Je me recule d’un bon pas et pas seulement pour marquer les distances. Je dis avec froideur :

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