Malevil (69 page)

Read Malevil Online

Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
5.35Mb size Format: txt, pdf, ePub

Je poursuis :

— Vous vous assurez que tout le monde est bien rassemblé dans la chapelle, et vous venez me chercher à la porte Sud. J’apparais alors seul et sans arme, entouré de Burg, Jeannet, Hervé et Maurice, fusils à la bretelle. Et le procès commence. Hervé, puisque c’est toi qui seras supposé être le porte-parole de Vilmain, tu devras me permettre de me défendre et laisser parler ceux des La Roquais qui voudront intervenir.

— Et nous, alors ? dit Peyssou, navré de rater ce spectacle.

— Vous, vous interviendrez à la fin, quand Maurice viendra vous chercher. Vous viendrez tous les quatre et vous amènerez Fabrelâtre avec vous. Tu as pensé à la longe pour Malabar, Jacquet ?

— Oui, dit Jacquet, le regard chargé d’appréhension.

Je reprends :

— J’ai choisi Burg parce qu’en sa qualité de cuistot, il est connu de Fulbert et j’ai choisi Hervé à cause de ses talents d’acteur. Hervé sera le seul à parler. Comme ça, vous serez sûrs de pas vous couper.

Un silence. Hervé caresse d’un air compétent sa barbe en pointe. Je sens qu’il répète déjà son rôle.

— Vous pouvez remonter, maintenant, dit Jacquet en arrêtant Malabar.

— Allez-y, vous autres, dis-je en faisant un geste des bras qui embrassent les nouveaux et les prisonniers. J’ai à parler à mes compagnons.

Je vois qu’il y a un abcès Thomas en formation et je veux le crever avant qu’il gonfle. Je laisse la charrette prendre une dizaine de mètres d’avance. Thomas est à ma gauche, Meyssonnier à ma droite, Peyssou à la droite de Meyssonnier. Nous marchons sur un seul rang.

— Qu’est-ce que c’est que ce cinéma ? dit Thomas d’une voix basse et furieuse. À quoi ça rime, tout ça ? C’est totalement inutile, on a qu’à prendre Fulbert par la peau du cou, te le coller contre un mur et le fusiller !

Je me tourne vers Meyssonnier.

— Tu es d’accord avec cette analyse de la situation ?

— Ça dépend, dit Meyssonnier, de ce qu’on va faire à La Roque.

— On va faire ce qu’on a dit : prendre le pouvoir.

— Je le pensais, dit Meyssonnier.

— Oh, ce n’est pas parce que ça m’emballe, mais il le faut. La faiblesse de La Roque nous affaiblit, elle constitue un danger permanent pour nous. La première bande venue peut s’en emparer et s’en servir comme base pour nous attaquer.

— En plus, dit Peyssou, ils ont de très bonnes terres, à La Roque.

Je l’ai pensé aussi. Je ne l’ai pas dit. Je ne voudrais pas que Thomas m’accuse de cupidité. Rien ne serait moins exact. Le problème se pose pour moi sous l’angle de la sécurité et non pas de la possession. Je me suis, en peu de mois, détaché de tout sentiment de propriété personnelle. Je n’ai même plus le souvenir que Malevil m’ait appartenu. Ce que je crains, c’est qu’un chef énergique s’empare un jour du bourg et que la richesse des terres puisse se traduire un jour en termes de puissance. Je ne veux pas d’un voisin susceptible de nous asservir. Je ne veux pas non plus asservir La Roque. Je veux une union de deux communautés jumelles qui s’aident et se secourent, mais dont chacune conserve sa personnalité propre
{5}
.

— Dans ce cas, dit Meyssonnier, on ne peut pas fusiller Fulbert.

— Et pourquoi ? dit Thomas agressivement.

— Il faut éviter de prendre le pouvoir en versant le sang.

J’interviens.

— Et en particulier, le sang d’un prêtre.

— C’est un faux prêtre, dit Thomas.

— Peu importe, du moment qu’il y a des gens qui le tiennent pour vrai.

— Admettons, dit Thomas. Je ne comprends toujours pas la raison de ta mise en scène. Ce n’est pas sérieux, c’est du théâtre !

— C’est du théâtre. Mais qui a un but très précis : amener Fulbert à dévoiler devant tous les La Roquais sa complicité avec Vilmain. Ce qu’il fera avec d’autant plus de cynisme qu’il se croira en position de force.

— Et alors ?

— C’est un aveu dont nous allons nous servir contre lui dans un contre-procès.

— Mais sans condamnation à mort ?

— Rien ne me ferait plus plaisir, crois-moi, mais on te l’a dit, ce n’est pas possible.

— Alors ?

— Je ne sais pas, moi, le bannissement.

Thomas s’arrête et nous nous arrêtons avec lui, laissant la charrette accentuer son avance.

— Et c’est pour ça, dit-il d’une voix basse et indignée, rien que pour le bannir, que tu vas remettre ta vie à ces quatre types que tu connais ni d’Ève ni d’Adam ? Des gens de la bande à Vilmain !

Je le regarde. Je viens de comprendre, enfin, la vraie raison de son hostilité à mon « théâtre ». Elle est la même, en son fond, que celle de Jacquet. Il craint pour ma sécurité. Je hausse les épaules. À mes yeux, c’est un risque qui n’existe pas. Depuis hier, Hervé et Maurice avaient toutes les occasions possibles de nous trahir. Ils ne l’ont pas fait, ils ont combattu avec nous. Quant aux deux autres, ils ne pensent qu’à une chose : s’intégrer le plus vite possible dans notre communauté.

— Ils seront quand même armés et pas toi.

— Hervé et Maurice conserveront leurs 36 et leurs chargeurs pleins. Burg et Jeannet recevront des fusils, mais sans munitions. Et moi, j’ai ça.

Je sors de ma poche le petit revolver de l’oncle que j’ai pensé à prendre dans le tiroir de mon bureau quand je me suis changé. C’est un joujou. Mais habitué comme je le suis, depuis le coup des Rhunes, à porter constamment un fusil à la bretelle, je me sentirais nu sans arme. Et celle-ci, si petite qu’elle soit, rassure Thomas, je le vois.

— Moi, dit Meyssonnier, qui vient de ruminer tout le problème dans les poches successives de son cerveau, je pense que c’est une bonne idée. Josepha et Gazel étant partis du château, les La Roquais ne savent pas à quel point Fulbert était cul et chemise avec Vilmain. Et rien qu’en acceptant de te condamner, il va le leur révéler. Voilà, reprend Meyssonnier d’un air sérieux et compétent. C’est une bonne chose, finalement. On va forcer l’ennemi à se révéler.

XVIII

La chapelle où devait se dérouler mon « procès » était celle du château, l’église de la ville basse ayant été détruite, le jour de l’événement, par le feu. Les Lormiaux y faisaient dire la messe le dimanche, par un prêtre de leurs amis et par faveur spéciale, ils y conviaient les notables de La Roque et des environs ; ce qui, avec femmes et enfants, faisait une vingtaine d’élus. Chez les Lormiaux, on ne partageait pas Dieu avec tout le monde.

Le château de La Roque, je l’ai dit, était Renaissance, ce qui, pour un Malevilais, est tout à fait récent, mais la chapelle datait du XII
e
siècle. Salle étroite et longue avec des voûtes à nervures qui s’appuient sur des piliers, eux-mêmes appuyés sur des murs très épais percés d’ouvertures à peine plus larges que des meurtrières. Dans le demi-cercle où s’inscrit le choeur, il y a un autre système de voûtes qui prend assise à l’extérieur sur des contreforts et à l’intérieur sur des petites colonnes. Cette partie, qui était à demi écroulée, a été reconstituée avec beaucoup de tact par un architecte parisien. Preuve que lorsqu’on a du fric, on peut tout acheter, même le goût.

Derrière l’autel (simple plaque de marbre reposant sur deux piles et face aux fidèles) les Lormiaux ont insisté pour rouvrir une ouverture en ogive qui avait été murée et y placer un beau vitrail. L’idée était que le soleil vînt illuminer par derrière le prêtre qui célébrait la messe. Malheureusement, les Lormiaux n’avaient pas remarqué que le vitrail était orienté à l’ouest et qu’il ne pouvait le matin, à moins d’un miracle, auréoler l’officiant d’une gloire. Personne, pourtant, ne contesta l’utilité de cette fenêtre, car les rares et étroites ouvertures des murs
latéraux diffusent dans la nef une pénombre de crypte. Dans cette demi-obscurité mystérieuse, où les fidèles s’agitaient vaguement comme les futures ombres qu’ils se préparaient à être, du moins voyaient-ils clairement l’autel et l’espoir qu’il leur proposait.

Tous les La Roquais sont là, du moins autant que je puis en juger. Car émergeant du chaud et clair soleil de l’après-midi, je ne vois goutte dans cet antre moyenâgeux où le froid humide me tombe sur le dos. Comme il a été convenu, les quatre hommes armés de Vilmain me font asseoir sur une marche du choeur. Ils s’y assoient eux-mêmes, me flanquant deux par deux, l’air sévère, le fusil debout entre les jambes. Derrière moi, l’autel moderne et dépouillé que j’ai décrit et derrière encore et plus haut, le vitrail des Lormiaux. Il devrait s’illuminer, puisqu’il est passé quatre heures, mais il n’en fait rien, le soleil s’étant voilé au moment précis où je suis entré. J’ai les reins appuyés sur la contremarche du degré supérieur, je croise les bras et dans la pénombre je tâche de distinguer les visages. Pour l’instant, je ne vois briller que les yeux et çà et là, la tache d’une chemise blanche. Ce n’est que peu à peu que je réussis à identifier les La Roquais. Certains d’entre eux, je le note avec chagrin, evitent mon regard. Le vieux Pougès est du nombre. Mais sur ma gauche, éclairé par la lumière chiche d’un étroit vitrail latéral, j’aperçois le bastion de mes amis. Marcel Falvine, Judith Médard, les deux veuves : Agnès Pimont et Marie Lanouaille et deux cultivateurs, dont je ne suis pas sûr de me rappeler les noms. Au premier rang, je découvre Gazel, les mains molles croisées sur son giron, son front étroit surmonté de ces belles coques qui me rappellent mes soeurs.

Quand je suis entré par la petite porte latérale proche du choeur, je n’ai pas vu Fulbert. Il devait faire les cent pas dans l’allée centrale et son mouvement pendulaire le portait à ce moment vers la grande porte ogivale du fond. Quand je m’assieds, je ne le vois pas davantage, car l’entrée de la nef en est aussi la partie la plus obscure, les fenêtres latérales manquant à cet endroit. Mais dans le silence qui s’installe à mon entrée, j’entends, bien avant de le voir, son pas résonner sur les grandes dalles de pierre. Le pas se rapproche et Fulbert émerge peu à peu de l’ombre dans la pénombre. Ni son costume anthracite, ni sa chemise grise, ni sa cravate noire, n’accrochent beaucoup la lumière. Et ce que j’aperçois d’abord, c’est son front blanc, l’aile blanche sur ses tempes de son casque de cheveux noirs, les deux trous de ses yeux et ses joues creuses. Au bout d’une seconde, je vois aussi sa croix d’argent osciller sur sa poitrine au gré des passions à coup sûr très humaines dont elle est agitée.

Marchant vers moi sans hâte, à pas mesurés et fermes, ses talons sonnant impérieusement sur les dalles, la tête dardée et portée très en avant par rapport au corps, il a l’air de vouloir me dévorer tout vif. Il s’arrête pourtant, à trois pas de moi environ, et les mains derrière le dos, oscillant légèrement sur ses jambes d’avant en arrière comme si avant de me frapper il entendait me fasciner, il me regarde de haut en bas, en silence, en branlant le chef. Même à cette distance, j’aperçois à peine son corps dont le noir clérical se fond dans l’obscurité de la chapelle. Mais sa tête, qui a l’air de flotter au-dessus de moi, je la vois par contre fort bien et je suis surpris par le regard de ses beaux yeux louches. Car ils n’expriment à mon endroit que la bonté, la compassion et la tristesse, ainsi d’ailleurs que les hochements de tête dont il l’accompagne et qui donnent à penser qu’il est en train de vivre une situation des plus pénibles.

Je suis déçu, et même inquiet. Non que je croie un instant à sa sincérité, mais s’il joue jusqu’au bout cette carte évangélique, ma comédie est indéfendable, mon plan s’écroule et il me devient difficile ensuite de condamner un homme qui a refusé de me juger. Car c’est bien un refus de juger que parait indiquer son attitude apitoyée.

Le silence dure de longues secondes. Tous les La Roquais regardent alternativement Fulbert et moi-même et s’étonnent que Fulbert ne dise mot. Et moi, je commence à me rassurer. Ce silence liminaire, c’est me semble-t-il, un truc de prédicateur pour commander l’attention et aussi, j’en jurerais, une astuce sadique pour donner de faux espoirs à l’accusé. À force d’étudier le regard louche de Fulbert fixé sur moi, je viens à l’instant de m’apercevoir que ce qui fait son strabisme ce n’est pas seulement la divergence des pupilles, mais le fait que l’oeil droit a une tout autre expression que l’oeil gauche. Celui-ci, en harmonie avec les hochements de tête paternels et la moue mélancolique des lèvres, est pénétré de miséricorde. L’oeil droit, lui, brille de méchanceté et dénonce les messages envoyés par l’oeil gauche : on s’en rend compte pour peu qu’on se concentre sur lui en faisant abstraction du reste de la physionomie.

Je suis très content de ma découverte, car à mes yeux elle complète le côté Janus de la personnalité de Fulbert : les grosses mains aux doigts spatulés qui démentent la tête d’intellectuel, et le visage décharné que dément le torse dodu. Au fond, yeux compris, avant même qu’il ouvre la bouche, son corps accumule les mensonges et les démentis.

Enfin, le voilà qui parle. Il le fait d’une voix basse et profonde comme un violoncelle. C’est musical, c’est onctueux. Et le contenu dépasse, du premier coup, mes espoirs. Fulbert n’a pas assez de mots, dit-il, pour déplorer la situation où il me voit. Situation qui fait naître en lui des sentiments très douloureux (je l’aurais juré !) — étant donné surtout l’amitié « chaleureuse » qu’il nourrissait pour moi, amitié que j’ai trahie et à laquelle il a dû avec beaucoup de chagrin renoncer, à la suite des fautes où mon orgueil m’a entraîné, fautes qui reçoivent aujourd’hui un châtiment où il voit le doigt de Dieu...

J’abrège ce nauséeux préambule. Il est suivi d’un réquisitoire qui s’éloigne de plus en plus de la suavité initiale. Or, dès la première accusation qu’il lance contre moi, — elle a trait à ce qu’il appelle « l’enlèvement » de Catie — il y a des murmures dans la salle et ces murmures ne font que croître, malgré les regards de plus en plus menaçants que Fulbert lance autour de lui et le ton de plus en plus dur et cassant dont il use pour énumérer ses griefs.

Ses griefs sont de trois ordres : j’ai kidnappé, en violation du décret d’un conseil de paroisse, une jeune fille de La Roque, et après avoir abusé d’elle, je l’ai abandonnée à un de mes hommes après un simulacre de mariage. J’ai profané la sainte religion en me faisant élire prêtre par mes domestiques et en me livrant avec eux à une parodie des rites et des sacrements de l’Église. J’en ai profité, d’ailleurs, pour donner libre cours à mes penchants hérétiques en discréditant la confession par mes paroles et ma pratique. Enfin, j’ai soutenu de toutes mes forces les éléments mauvais et subversifs de La Roque, en révolte ouverte contre leur pasteur, et j’ai menacé par écrit d’intervenir par les armes s’ils étaient sanctionnés. J’ai même revendiqué, au nom de fallacieux arguments historiques, la suzeraineté de La Roque. Il est évident, conclut Fulbert, que si le capitaine Vilmain — c’est ainsi qu’il le nomme — ne s’était pas installé à La Roque (murmures, et cris de : Lanouaille ! Lanouaille !) La Roque aurait été en butte un jour ou l’autre à mes entreprises criminelles, avec toutes les conséquences qu’on peut facilement imaginer pour les libertés et les vies de nos concitoyens (Cris violents et répétés de Lanouaille ! Pimont ! Courcejac !).

Other books

AbductiCon by Alma Alexander
The Mystery of Edwin Drood by Charles Dickens, Matthew Pearl
The Clockwork Heart by Lilliana Rose
Misfits, Inc. by Holly Copella
A Deep Dark Secret by Kimberla Lawson Roby
Frozen Vengeance by Evi Asher
Star Crossed by Emma Holly