Malevil (33 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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De nouveau, il laissa peser un silence. Tous les regards étaient fixés sur lui, et personne n’avait envie de parler.

— Je sais bien, reprit Fulbert de sa voix profonde, que ce que je vais vous demander va vous paraître énorme, mais enfin, les circonstances sont exceptionnelles, les dons de Dieu inégalement répartis, et pour vivre, pour survivre même, nous allons devoir nous rappeler que nous sommes frères et que nous devons nous entraider.

Je l’écoutai. Considéré en soi, tout ce qu’il disait était vrai. Mais dit par lui, tout sonnait faux. J’avais l’impression que cet homme, qui jouait sur les sentiments humains, ne les éprouvait pas.

— C’est au nom, reprit-il, de nos pauvres bébés de La Roque que je vous fais cette demande. J’ai remarqué que vous aviez plusieurs vaches. Nous vous serions très profondément reconnaissants si vous pouviez nous en céder une.

Silence de mort.

— Céder ? dis-je. Tu as dit «céder »? C’est donc que tu envisages une contrepartie.

— À vrai dire, non, dit Fulbert avec un air de hauteur. Je n’avais pas envisagé l’affaire comme une transaction commerciale. Je l’avais conçue plutôt comme un devoir de charité, ou encore comme un devoir d’assistance à des personnes en danger.

Nous voilà donc prévenus. Si nous refusons, nous serons aux yeux de Fulbert des hommes sans entrailles et sans morale.

— Alors, dis-je, il ne s’agit pas de céder, mais de donner.

Fulbert incline la tête et à part Thomas, nous nous regardons tous avec stupéfaction. Demander à des paysans de
donner
une vache ! Voilà bien les gens de la ville !

— Ne serait-ce pas plus simple, dis-je d’une voix douce (mais pas aussi suave, quand même, que celle de Fulbert) que nous prenions en nourrice à Malevil les deux bébés et l’orpheline ?

Miette est assise entre Fulbert et moi, et comme je me tourne vers Fulbert pour lui poser la question, j’aperçois son doux visage et je vois que le projet d’une crèche à Malevil la transporte d’aise. En marge de la discussion, je lui adresse un sourire, elle me regarde une pleine seconde, avec ses beaux yeux d’enfant, transparents et insondables, puis brusquement elle me rend mon sourire. Elle me le rend, si j’ose dire, au centuple, comme si elle ramassait en elle-même toute son affection pour me la donner d’un seul coup.

— Ça serait très possible pour l’orpheline, dit Fulbert, car elle nous pose un gros problème. Elle a treize ans, elle est si maigre et si petite qu’elle en paraît dix, elle a des crises d’asthme et en plus, c’est une caractérielle. C’est triste à dire, mais je trouve difficilement quelqu’un à La Roque pour s’occuper d’elle.

Sa belle tête d’ascète est plongée pour un bref instant dans la mélancolie. Il médite sur l’égoïsme des hommes, et je sens que nous avons notre part dans cette méditation. Cependant, il ne perd pas de vue son propos et il reprend avec un soupir :

— Pour les bébés, c’est malheureusement impossible de vous les confier. Les mamans ne veulent pas s’en séparer.

Comme il n’a pu savoir d’avance si nous avions des vaches, ni que nous lui ferions cette proposition de prendre les bébés en pension chez nous, il n’a pu poser la question aux mères. Je soupçonne, par conséquent, qu’il ment, et qu’il n’y a pas que les bébés à La Roque qui seraient heureux d’avoir du lait.

Je le pousse un peu plus avant :

— Dans ce cas, nous serions prêts à accueillir les mères à Malevil en même temps que les bébés.

Il secoue la tête.

— Ce n’est pas possible, voyons. Elles ont chacune un mari, d’autres enfants. On ne peut écarteler ainsi une famille.

En même temps, du coupant de la main, il rejette avec force ma suggestion. Et maintenant, il se tait. Il nous a enfermés sans pitié dans ce dilemme : ou nous donnons une vache ou les bébés meurent. Et il attend.

Le silence se prolonge.

— Miette, dis-je, est-ce que tu voudrais bien donner ta chambre à Fulbert pour cette nuit ?

— Mais non, dit Fulbert assez mollement, je ne voudrais déranger personne. Une botte de foin dans l’étable me suffira.

J’écarte avec courtoisie ce projet évangélique.

— Après ta longue route, dis-je à Fulbert en me levant, tu as besoin de te reposer. Et pendant que tu dormiras, nous discuterons de ta demande. Nous te donnerons notre réponse demain matin.

Il se lève aussi, se redresse de toute sa taille et nous regarde avec des yeux graves et scrutateurs. Je soutiens son regard avec placidité et au bout d’un moment, sans hâte, je détourne la tête.

— Miette, dis-je, tu coucheras pour cette nuit avec Falvine.

Elle fait oui de la tête. Fulbert a renoncé à me fasciner. Il embrasse ses fidèles d’un oeil paternel et écarte de son corps ses deux mains larges ouvertes.

— À quelle heure, dit-il, désirez-vous que je dise la messe demain matin ?

Consultation de regards. La Menou propose neuf heures et tous acceptent, sauf Thomas et Meyssonnier, qui s’absentent du débat.

— Neuf heures, dit Fulbert avec majesté. Eh bien, disons neuf heures. De 7 heures 1/2 à 9 heures, je me tiendrai dans ma chambre (je note ce « ma » au passage) pour entendre en confession ceux qui voudront communier.

Voilà. Il nous a pris en main, corps et âme. Il peut maintenant s’aller coucher.

— Miette, dis-je, conduit Fulbert dans ta chambre. Tu lui changeras les draps.

Fulbert nous fait gravement ses « bonsoirs » en nous appelant par nos noms, l’un après l’autre, de sa belle voix de baryton. Puis il suit Miette qui le précède d’un pas vif vers la porte de la grande salle. Un qui est bien marri de la voir ainsi s’éloigner, c’est le petit Colin, dont c’était le tour ce soir d’être l’invité de Miette
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et qui ne pourra pas l’être, faute de local. Il la suit de l’oeil, un peu jaloux aussi de Fulbert. Et moi-même, me rappelant certains regards à table, je me demande si j’ai bien fait de donner Miette comme guide à notre hôte. Je regarde ma montre : 10 heures 20. Je prends note d’avoir à la consulter à nouveau quand Miette reviendra.

La porte refermée, un soulagement se lit sur les visages. La pression exercée sur nous par Fulbert avait atteint un tel degré qu’elle était à peine supportable. Et Fulbert parti, nous nous sentons délivrés. À demi délivrés, car Fulbert laisse derrière lui ses exigences.

Je ne lis pas que du soulagement sur les visages, mais aussi beaucoup de trouble et des sentiments mêlés. Je me félicite d’avoir empêché Meysonnier et Thomas de déclencher à table une querelle religieuse, car elle aurait à coup sûr divisé Malevil et ajouté encore à la confusion.

Je regarde mes compagnons l’un après l’autre. Gorgone ou Méduse, la Menou au cantou tricote, impénétrable, les yeux baissés, les lèvres closes. Le Momo, qui n’a plus d’objets d’intérêt depuis que Miette a quitté la pièce, pousse du pied une bûche à demi consumée, et sa mère lui demande d’une voix basse et furieuse, mais sans lever les yeux, s’il veut son pied au cul pour s’arranger que de brûler ses godasses. La Falvine souffle et soupire parmi ses plis et ses replis, son ventre maintenu par son genou droit reposant sur le gauche, ses seins calés sur son ventre et les fanons de son cou retombant sur ses seins. On n’a jamais vu ni entendu une chose pareille, voilà ce que son gémissement veut dire. Le prisonnier.

Jacquet, que Colin par plaisanterie appelle le « serf » et qui, en moins d’un mois, a réussi à me piéger dans des rapports quasi filiaux à force de me suivre partout, et de guetter tous mes mouvements avec ses bons yeux marron doré si semblables à ceux d’un chien, Jacquet, bien sûr, me regarde et sa pensée est simple et reposante : Si Emmanuel donne la vache, il aura raison de la donner. S’il ne la donne pas, il n’aura pas tort non plus. La bonne bouille ronde et mal équarrie de Peyssou, dans laquelle le nez est planté comme un couteau de campagne dans une pomme de terre, fait peine à voir tant elle est bourrelée d’incertitude. Je le vois qui essaye de concilier sa vénération naissante pour Fulbert et le caractère scandaleux de ses demandes. Colin n’est pas moins perdu, bien qu’il le montre moins. Il regarde sans cesse la porte, agité et frustré pour les raisons que j’ai dites.

Dans les yeux de Thomas, par contre, pas la moindre incertitude : Fulbert, c’est l’infâme. Et il pense cela, j’en suis sûr, alors qu’il ne saisit absolument pas le sacrilège que Fulbert vient de commettre aux yeux de nos compagnons : la vache. Il a osé toucher à la vache. Après Dieu (et peut-être même avant) notre valeur la plus sacrée. Ce n’est pas qu’une vache coïncide pour nous avec sa valeur marchande. En aucune façon. Si nous exigeons de l’argent quand elle change de mains, c’est pour manifester par des espèces le respect quasi religieux que nous lui devons.

Meyssonnier, lui, ressent avec force les deux infamies de Fulbert : son infamie pour ainsi dire théorique, en tant que représentant de « 
la religion, opium du peuple
 » et son infamie dans les faits, en tant que personne ayant exigé avec un cynisme sans borne la cession gratuite d’une vache. Je le regarde. Comme il a peu changé depuis la communale ! Toujours ce même long visage en lame de couteau avec le front étroit, les cheveux en brosse, les yeux gris très rapprochés l’un de l’autre et qui parpalègent, dès qu’il est ému. Et comme depuis le jour de l’événement, il n’a pu aller chez le coiffeur de La Roque, ses cheveux, par la force de l’habitude, ont poussé droit, tout droit vers le ciel, et son long visage s’est encore allongé.

La porte de la grande salle s’ouvre. C’est Miette. Je regarde ma montre, 10 heures 25. Cinq minutes. Pas le temps matériel, même en surestimant (on en sous-estimant) Fulbert. Tandis que dans la pénombre de la grande salle Miette avance vers nous en ondulant sans forfanterie, elle propage une onde de chaleur qui la devance et nous enveloppe. Merci, Miette. Je vois au visage de Colin et à son sourire renaissant qu’il est très soulagé. Que si notre grand archer ne peut jouir ce soir de la présence de Miette, qu’au moins personne ne la lui souffle.

Nous sommes au complet et jamais jusqu’ici nous n’avons eu d’assemblée plénière avec les trois femmes, avec le Momo, avec le « serf ». Nous nous démocratisons. Je le dirai à Thomas.

La Menou se baisse pour ranimer le feu, car dès la fin du repas, par économie, on a éteint la monumentale lampe à huile et depuis, le foyer est notre seule lumière. Sans tisonnier ni pincettes, rien qu’en rapprochant les bûches avec astuce, la Menou parvient à faire jaillir une flamme et comme s’il n’avait attendu que ce signal pour s’enflammer lui-même, Meyssonnier éclate :

— Quand j’ai vu arriver le curé, dit-il mélangeant français et patois dans sa colère, je me suis bien douté qu’il venait pas pour nos beaux yeux. Mais quand même, j’aurais pas cru. C’est quelque chose, dit-il avec indignation, comme si aucune autre expression n’était capable de rendre l’énormité de l’événement. Il répète plusieurs fois de suite : c’est quelque chose, en se tapant sur le genou du plat de la main.

Il enchaîne, hors de lui :

— Il était là, assis bien tranquillement sur son cul, comme Dieu le Père en personne et il te demande ta vache, comme il t’aurait demandé une allumette pour allumer sa pipe ! La vache que tu as élevée, et soignée deux fois par jour pendant des années, que l’hiver quand le robinet était gelé, tu t’es coltiné les seaux d’eau de la cuisine à l’étable pour la faire boire, et le vétérinaire qu’elle t’a coûté, sans compter les médicaments, et le souci de la paille et du foin qui diminuent dans ta grange que tu te demandes si tu vas pouvoir faire la soudure. Je parle même pas du mauvais sang quand elle vêle. Alors ? reprend-il avec force. On te récite quelques patenôtres et on te fauche ta vache ! C’est le retour au Moyen Âge ? C’est là qu’on en est ? C’est le clergé qui vient réclamer sa dîme ? Et pourquoi pas la taille et la corvée, pendant qu’on y est ?

Ce discours, quoique impie, fait impression, même sur les pieux. Dans le pays, on se souvient encore des seigneurs et même ceux qui vont à la messe se méfient du pouvoir du curé. Cependant, je me tais. J’attends. Je ne désire pas être mis en minorité une deuxième fois.

— Quand même, il y a les bébés, dit Colin.

— Justement, dit Thomas, pourquoi ne pas les confier à Malevil ? J’ai peine à croire que des mères ne consentent pas à se séparer d’eux pour assurer leur survie.

Pas mal, Thomas. Sobre et logique, encore qu’un peu trop abstrait, peut-être, pour convaincre.

— C’est pourtant bien ce que Fulbert nous a dit, fait remarquer Peyssou avec son énorme bonne foi.

Meyssonnier hausse les épaules et dit avec violence :

— Fulbert, il nous a dit tout ce qu’il a voulu !

Ici, me semble-t-il, il va un peu loin pour son auditoire. Car il vient en termes détournés de traiter Fulbert de menteur et à part Thomas et moi-même, personne ici n’est disposé à accueillir encore un tel jugement. Sur quoi, il y a un long silence. Et je ne fais rien pour le rompre.

— Faut bien voir que les choses sont mal faites, dit enfin la Menou en posant son tricot sur ses genoux et en le lissant du plat de la main parce qu’il a tendance à s’enrouler sur lui-même. Ceux de La Roque, ils sont vingt et à eux vingt, ils ont rien qu’un taureau et cinq chevaux, que ça leur fait une belle jambe.

— Personne t’empêche de leur donner ta vache, dit Meyssonnier avec dérision.

Je n’aime pas ça. Attention. Le mien et le tien me paraissent des notions bien dangereuses. J’interviens.

— Je ne suis pas d’accord avec cette façon de s’exprimer. Il n’y a pas ici la vache de la Menou, ni la vache de
l’Étang,
ni les chevaux d’Emmanuel. Il y a les bêtes de Malevil, c’est tout. Et les bêtes de Malevil, elles appartiennent à Malevil, c’est à dire à nous tous. S’il y a quelqu’un qui pense autrement, il n’a qu’à reprendre sa ou ses bêtes et à s’en aller.

J’ai parlé avec beaucoup de force et un silence un peu contraint succède à ma déclaration.

— Et ça c’est pour dire quoi, Emmanuel ? demande le petit Colin au bout d’un moment.

— C’est pour dire que si nous devons nous séparer d’une bête, c’est à nous tous d’en décider.

J’ai dit « nous séparer », je n’ai pas dit « donner ». La nuance n’échappe à personne.

— Il faut se mettre à leur place, dit la Falvine, et nous la regardons tous avec étonnement, car depuis un mois qu’elle est là, la Menou l’a becquetée si fort qu’elle hésite à l’ouvrir. Encouragée par notre attention elle fait un gros soupir pour dégager son souffle des plis où il se perd et elle ajoute :

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