Malevil (29 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Meyssonnier, sur ma gauche, m’a donné un coup de coude, et Thomas me regarde d’un air très contrarié.

Ils se sentent plus que jamais minoritaires, étant ici les seuls athées convaincus, les seuls chez qui l’athéisme est une seconde religion. Colin et Peyssou, bien qu’accompagnant rarement leurs épouses à la messe avant le jour de l’événement — pratique qui leur eût paru peu virile — communiaient à Pâques. Quant à moi, ni catho, ni parpaillot, j’ai été élevé entre deux chaises, produit hybride de deux éducations. Elles se sont fait tort l’une à l’autre. D’énormes pans de croyance se sont écroulés en moi, Je me dis qu’un jour ou l’autre je devrais faire un inventaire, pour déterminer ce qui reste. Je ne crois pas que je le ferai jamais. En tout cas, dans ce domaine, je suis très méfiant, et pas seulement à l’égard des prêtres. J’ai, par exemple, la plus vive antipathie pour les gens qui se vantent d’avoir supprimé Dieu le Père, traitent la religion de « vieillerie » et la remplacent aussitôt par des gris-gris philosophiques tout aussi arbitraires. Faute de l’inventaire dont j’ai parlé plus haut, je dirai que j’éprouve un attrait sentimental pour les habitudes religieuses de mes ascendants. Bref, toutes les fibres ne sont pas rompues. D’un autre côté, je m’en rends bien compte : adhérence ne veut pas dire adhésion.

Je ne réponds pas au coup de coude de Meyssonnier et j’ignore le coup d’oeil de Thomas. Allons-nous avoir à Malevil, en plus d’une lutte pour la possession de Miette, une guerre de religion ? Car il n’a pas échappé à nos deux athées que les trois nouveaux venus vont fortifier à Malevil le clan clérical. Et cela les inquiète parce que dans ce domaine, ils ne sont même pas sûrs de moi.

Le repas fini, j’envoie le Jacquet allumer du feu à l’étage du logis et dès qu’il est de retour, je me lève et je dis aux nouveaux :

— Pour ce soir, vous allez coucher tous les trois au premier sur les matelas. Demain, nous verrons à nous organiser.

La Falvine se lève, assez embarrassée, car elle ne sait comment prendre congé de nous et la Menou ne l’aide pas, qui ne lui accorde pas un regard. La Miette, plus à l’aise, peut-être parce qu’elle n’a pas à parler, mais assez étonnée quand même et je sais bien pourquoi.

— Allez, allez, dis-je en étendant les deux bras. Je vous accompagne.

Pour couper court, je les pousse de loin vers la porte, et en passant le seuil personne, ni parmi les nouveaux, ni parmi les anciens, ne murmure un bonsoir. Au premier, pour justifier ma présence, je fais mine de vérifier que les fenêtres ferment bien et que les matelas ne sont pas trop près du feu. Allez, dormez bien, dis-je avec le même mouvement des deux bras, bien peiné de quitter Miette de cette façon neutre et distante, évitant même son regard qui, me semble-t-il, s’attache à moi d’un air interrogateur.

Je m’en vais. Mais elle ne me quitte pas pour autant. Je l’emporte dans ma pensée tandis que je redescends l’escalier de la tour et regagne la grande salle où la Menou a débarrassé, et les compagnons, tiré les chaises autour du feu, la mienne au milieu, m’attendant. Je m’y assois et je deviens aussitôt conscient, à les regarder, que la présence de Miette emplit à ras bord la pièce et qu’ils ne peuvent penser à rien d’autre. Le premier à l’évoquer, je l’aurais parié, c’est Peyssou.

— C’est une belle fille, dit-il d’un ton neutre. Mais elle parle pas beaucoup.

— Elle est muette.

— Pas possible ! dit Peyssou.

— Alémoumète !
s’écrie Momo, apitoyé et en même temps conscient de ne plus occuper à Malevil le dernier échelon de l’habileté linguistique.

Petit silence. Nous nous attendrissons sur Miette.

— Maman ! alémoumète !
crie Momo en se redressant au cantou avec fierté.

La Menou tricote de l’autre côté du cantou. Que fera-t-elle quand elle aura épuisé sa laine ? Défera-t-elle, comme Pénélope, ce qu’elle est en train de faire ?

— C’est pas la peine de gueuler, dit-elle sans lever la tête. J’ai entendu. Je ne suis pas sourde, moi.

Je dis avec un rien de sécheresse :

— Miette n’est pas sourde. Elle est muette.

— Eh bé, comme ça, dit la Menou, vous vous disputerez pas avec elle.

Si écoeurés que nous soyons par le cynisme de cette remarque, nous ne voulons pas donner d’armes à la Menou. Nous nous taisons. Et comme le silence se prolonge, j’enchaîne sur le récit de notre journée à
l’Etang.

Je passe très vite sur l’épopée militaire. Je ne m’étends pas beaucoup plus sur les relations familiales à l’intérieur de la tribu Wahrwoorde. Toujours ce souci de ne pas donner d’arme à Menou. Et je parle surtout de Jacquet, de son attentat contre Peyssou, de sa complicité passive, de la terreur que le père exerçait sur lui. Je conclus qu’il faut lui infliger une peine de privation de liberté pour le principe, pour qu’il sache bien qu’il a mal fait et qu’il ne soit pas tenté de recommencer.

— Comment entends-tu cette captivité ? dit Meyssonnier.

Je hausse les épaules.

— Tu penses bien, on ne va pas l’enchaîner. Uniquement, l’obligation de ne pas quitter Malevil et le territoire de Malevil. Pour le reste, il sera traité comme n’importe lequel d’entre nous.

— Eh bé, eh bé ! dit la Menou avec indignation. Si tu veux mon avis...

— Mais je te le demande pas, dis-je d’un ton coupant.

Je suis content de l’avoir remise à sa place. Je n’ai pas aimé la façon dont elle a laissé partir la Falvine sans un mot. Après tout, la Falvine est sa petite cousine. Que signifie cette brimade ? Et à mon égard, je trouve aussi qu’elle en prend un peu trop à son aise. Le fait qu’elle me considère comme un patron d’essence divine ne l’empêche pas, comme elle faisait pour l’oncle, d’essayer sans cesse de me grignoter. Dieu lui-même, quand elle le prie, elle ne doit pas pouvoir s’empêcher de le bousculer.

— Comme tu l’entends, je suis d’accord, dit Meyssonnier.

Ils sont tous d’accord. Et d’accord aussi pour la rebuffade à la Menou, je le lis dans leurs yeux.

Nous discutons sur la longueur de la peine à infliger à Jacquet. Les proportions s’échelonnent. Le plus dur, parce qu’il a eu peur pour moi, c’est Thomas : dix ans. Le plus indulgent, Peyssou : un an.

— Ça fait pas cher de ton crâne, dit Colin avec son ancien sourire.

Il propose cinq ans et la confiscation de tous ses biens. On vote. C’est acquis. Demain, j’aurai la tâche d’annoncer à Jacquet sa condamnation.

J’aborde le problème de la sécurité. On ne sait pas s’il n’y a pas d’autres groupes de survivants en errance dans la nature avec des desseins agressifs. Il faut se garder désormais. De jour, ne sortir qu’armé. La nuit, avoir deux hommes au châtelet d’entrée, en plus de la Menou et du Momo. Justement, il y a une pièce inoccupée au deuxième étage du châtelet, avec une cheminée. Je propose un roulement par équipes de deux. Mes compagnons en acceptent le principe, mais discutent avec animation de la fréquence du roulement et de la composition des équipes. Au bout de vingt minutes, le consensus qui se dégage, est que Colin-Peyssou seront de service au châtelet les jours pairs et Meyssonnier-Thomas, les jours impairs. Colin propose, et tous sont d’accord, que je ne quitte pas le donjon, afin d’animer la résistance de la deuxième enceinte, au cas où la première serait capturée par surprise.

Je fais remarquer que, si deux d’entre nous couchent en permanence au châtelet, cela va libérer une chambre au donjon. Je propose d’attribuer à Miette celle qui jouxte la salle de bains au premier étage.

Au nom de Miette, l’animation tombe et le silence se fait. Cette chambre, seul Thomas l’ignore, c’est l’ancien local du
Cercle.
Et du temps du
Cercle,
nous avions sans aboutir, discuté l’agrément d’avoir une fille avec nous pour nous faire la cuisine et « satisfaire nos passions ». (Cette phrase était de moi, je l’avais trouvée dans un roman, et elle fit beaucoup d’effet, personne ne sachant au juste ce que « passion » voulait dire.)

— Et les deux autres ? dit enfin Meyssonnier.

— Dans mon esprit, ils restent où ils sont.

Silence. Tous comprennent que le statut de Miette à Malevil ne peut pas être celui de la Falvine ou du Jacquet. Mais sur ce statut lui-même, rien n’est dit. Et personne n’est volontaire pour le définir.

Comme le silence se prolonge, je me décide à parler.

— Bon, dis-je, le moment est venu d’être franc au sujet de Miette. À condition, bien entendu, que ce que nous allons dire ne sorte pas d’ici.

Je les regarde. Approbation. Mais comme la Menou reste impassible, le nez sur son tricot, j’ajoute :

— Toi aussi, Menou, tu seras tenue au secret.

Elle pique ses aiguilles dans son tricot, le roule en boule et se lève.

— Je vais me coucher, dit-elle les lèvres pincées.

— Je t’ai pas demandé de t’en aller.

— De toute façon, je vais me coucher.

— Voyons, Menou, te vexe pas.

— Je me vexe pas, dit-elle, me tournant le dos, accroupie devant l’âtre pour allumer son caleil, et bougonnant des paroles incompréhensibles, mais qui, si j’en crois son ton, ne doivent pas être trop aimables pour moi.

Je me tais.

— Tu peux rester, Menou, dit Peyssou, toujours gentil On te fait confiance.

Je le regarde d’une façon significative et je continue à me taire. En fait, je ne suis pas mécontent qu’elle s’en aille. De son côté, le bougonnage confus continue. Je distingue les mots orgueil et méfiance. Je vois très bien de qui il s’agit, mais je persiste dans mon mutisme. Je note qu’elle prend son temps, ce soir, pour allumer son caleil. Elle doit attendre que je lui dise de rester. Elle va être déçue.

Elle l’est, et furieuse en plus.

— Allez, viens, Momo, dit-elle d’une voix brève.

— Me boumalabé oneieu !
dit Momo que la conversation intéresse.

Ah ! il choisit mal son moment, le Momo, pour désobéir ! La Menou passe son caleil de la main droite dans la main gauche, et de sa dextre, petite et sèche, elle le gifle à toute volée. Ceci fait, elle lui tourne le dos et il la suit, subjugué. Je me demande une fois de plus comment ce grand dadais peut encore accepter, à quarante-neuf ans, d’être battu par sa mère minuscule.

— Adiou, Peyssou, dit la Menou en franchissant notre cercle, adiou et dors bien.

— Toi de même, dit Peyssou, un peu gêné par cette politesse sélective.

Elle s’éloigne, le Momo dans son sillage, et derrière elle il claque la porte avec violence, retournant contre moi, à distance, l’agressivité de sa mère à son égard. D’ailleurs, demain, il me boudera, tout comme elle. Un demi-siècle de vie n’a pas coupé le cordon ombilical.

— Bien, dis-je, la Miette. Parlons de la Miette. À
l’Étang,
pendant que Jacquet et Thomas enterraient le Wahrwoorde, j’aurais très bien pu coucher avec Miette et revenir ici en disant : voilà, Miette est à moi, c’est ma femme, personne n’y touche.

Je les regarde. Aucune réaction, du moins apparente.

— Et si je ne l’ai pas fait, c’est pas pour que quelqu’un d’autre le fasse. En d’autres termes, Miette ne doit pas être, à mon avis, la propriété exclusive de qui que ce soit. En fait, Miette n’est pas une propriété du tout. Miette s’appartient. Miette a les rapports qu’elle veut avec qui elle veut et quand elle veut. Etes-vous d’accord ?

Un long silence. Personne ne dit mot et personne même ne me regarde. L’institution de la monogamie est tellement implantée en eux, et commande dans leur esprit tant de réflexes, de souvenirs et de sentiments qu’ils ne peuvent accepter, ni même concevoir, un système qui l’exclut.

— Il y a deux possibilités, dit Thomas.

Ah ! Celui-là, je l’attendais !

— Ou bien Miette choisira l’un d’entre nous à l’exclusion de tout autre...

Je le coupe.

— Je dis tout de suite que je n’accepterai pas cette situation, même si j’en suis le bénéficiaire. Et si quelqu’un d’autre en est le bénéficiaire, je lui refuserai toute exclusivité.

— Tu permets ? dit Thomas. Je n’ai pas fini.

— Mais finis, Thomas, dis-je aimablement. Je t’ai interrompu, mais je ne t’empêche pas de parler.

— Encore heureux, dit Thomas.

Je souris à la ronde sans dire un mot. Ce procédé me réussissait toujours du temps du
Cercle,
et je constate qu’il me réussit encore : mon contradicteur est discrédité par ma patience et sa propre susceptibilité.

— Second terme de l’alternative, dit Thomas, mais il est visible que je lui ai coupé un peu son élan. Miette couche avec tout le monde et c’est tout à fait immoral.

— Immoral ? dis-je. En quoi est-ce immoral ?

— C’est évident, dit Thomas.

— Ce n’est pas évident du tout. Je ne vais pas accepter une idée de curé pour une évidence.

Attribuer à Thomas une « idée de curé » ! Je savoure au passage cette petite vacherie. Mais sur la question en débat, il a l’air à la fois si assuré et si peu mûr, ce gentil Thomas.

— Ce n’est pas une idée de curé, dit Thomas avec un ton rageur qui lui fait le plus grand tort. Tu ne diras pas le contraire : une fille qui couche avec tout le monde, c’est une putain.

— Erreur, dis-je. Une putain, c’est une fille qui couche pour de l’argent. C’est l’argent qui rend la chose immorale. Et non pas le nombre des partenaires. Des femmes qui couchent avec tout le monde, tu en trouveras partout. Même à Malejac. Et personne ne les méprise.

Silence. Un ange passe. Nous pensons tous à l’Adélaïde. À part Meyssonnier, fiancé en son âge le plus tendre à sa Mathilde, l’Adélaïde nous a tous aidés à dépasser notre adolescence. Nous lui en gardons de la gratitude. Et je suis bien sûr que Meyssonnier lui-même, tout vertueux qu’il soit, doit nourrir quelques regrets.

Thomas a dû sentir que je m’appuie sur la force des souvenirs communs, car il
se
tait. Et je reprends, presque sûr maintenant d’avoir gain de cause.

— Ce n’est pas une question de morale, mais d’adaptation aux circonstances. En Inde, Thomas, tu as une caste où cinq frères, par exemple, s’associent pour épouser une seule femme. Les frères et l’épouse unique forment une famille permanente, qui élève les enfants sans se demander de qui ils sont. Ils font cela parce qu’entretenir chacun une femme serait très au-dessus de leurs moyens. Mais s’ils ont ce genre d’organisation du fait de leur extrême pauvreté, nous, elle nous est imposée, me semble-t-il, par la nécessité, Miette étant la seule femme, ici, en âge de procréer.

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