Malevil (28 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— C’est toi, Emmanuel ?

Je regrette de ne pas avoir d’étriers. Je me dresserais sur Amarante.

— C’est moi ! C’est Thomas ! Nous raMenous du monde !

Exclamations. Paroles confuses. J’entends le sourd craquement des deux battants de la lourde porte de chêne qui pivotent. Les gros gonds sont bien huilés, c’est le bois qui se plaint d’être bougé. Je franchis le seuil, je reconnais le porte-torche : Momo.

— Momo, referme la porte après la vache !

— Emamouel ! Emamouel ! crie le Momo au comble de l’excitation.

— Une vache ! crie la Menou en riant d’aise. Voilà qu’il nous ramène une vache !

— Et un étalon ! crie Peyssou.

Quel héros je fais ! Que de paroles autour de moi ! Je vois des silhouettes noires qui s’agitent. Je ne distingue pas encore les visages. Et Bel Amour qui de son box, maintenant à quelques mètres de nous, a senti l’étalon, et hennit à pleins naseaux, cogne du sabot contre sa porte, mène un train d’enfer, Malabar et Amarante répondant à tour de rôle. Devant la Maternité je m’arrête pour que Bel Amour, voyant nos chevaux, se calme. Je ne sais si elle les distingue, mais en tout cas elle se tait. Pour moi, je n’y vois goutte, parce que Momo, le porte-torche, est en train de clore la lourde et la Menou, qui détient la lampe électrique (la première fois qu’elle s’en sert depuis que je la lui ai confiée) inspecte la vache à l’arrière du convoi. Autour d’Amarante, les compagnons sont rassemblés et je distingue maintenant Peyssou au pansement blanc qui lui entoure la tête. Quelqu’un, Colin je crois, vu sa taille, a saisi les rênes de la jument, et comme elle baisse la tête, je passe mon pied droit par-dessus son col et descends en voltige, pratique que je n’aime guère, la trouvant théâtrale, mais le moyen de faire autrement, avec Miette derrière mon dos, dont je viens de dénouer les mains. À peine à terre, Peyssou me happe et sans aucune pudeur, m’embrasse. Assez, limace ! Tu as fini de me baver dessus ! Rires, liesse, bourrades, insultes, énormes coups de coude. Je me souviens enfin de Miette. Je la descends en la saisissant à la taille. Elle pèse son poids ! je dis : voilà Miette.

Là-dessus Momo revient, brandissant la torche, et Miette, tout d’un coup, surgit de l’ombre, avec tous ses reliefs, auréolée de sa crinière noire. Silence de mort. Tous les trois pétrifiés. Momo aussi, dont la torche pourtant tremble au bout du bras. Regards luisants et fixes. Pas d’autres bruits que celui des respirations. Et à quelques mètres de nous, le monologue de la Menou qui, en fin de convoi, accueille la vache étrangère avec tendresse et en patois. Ah, ma belle, ah, ma jolie, ah, ma grosse, que te voilà prête à poser, et toute en sueur aussi, ma pauvre, qu’ils t’ont fait trotter dans l’état où te voilà, avec ton veau tout descendu !

Comme le silence des compagnons continue et qu’aucun d’eux n’a encore bougé bras et jambes, je prends le parti de les présenter l’un après l’autre. Voilà Peyssou. Voilà Colin. Voilà Meyssonnier. Voilà Momo. À chacun. Miette tend la main et la serre. Pas un mot. La pétrification persiste. Sauf tout d’un coup Momo. Dansant sur place, il se met à crier :
Mémienne ! Mémienne !
(déformation de Miette, je pense), et brandissant sa torche, il nous laisse dans l’ombre pour prévenir sa mère. La voici. Et comme la torche de Momo est partie avec Momo on ne sait où, peut-être contempler la vache, la Menou braque sa lampe sur Miette et l’inspecte du haut en bas. Les rondes épaules, la poitrine bombée, les fortes hanches, les jambes musclées, tout y passe.

— Eh bé ! dit-elle. Eh bé !

Pas un mot de plus n’est pipé. Miette, muette, est muette. Les compagnons changés en pierre. Et à la façon dont la Menou attarde le rond de la lampe sur le corps robuste de Miette, je sens son approbation. Du moins pour la vigueur, l’aptitude à la reproduction, la force de travail. Au moral, la Menou ne se prononce pas. À part son « Eh bé ! Eh bé ! », elle ne dit rien. Elle se tait. Pas un mot. Je reconnais là sa prudence. Et sa misogynie. Je sais très bien ce qu’elle est en train de penser : Faut quand même pas que ses nichons vous montent à la tête, mes gars. Une femme, c’est une femme. Et les femmes, y en a très peu de bonnes.

Je ne sais si Miette est gênée du double silence, celui, béant, des compagnons, et celui, discourtois, de la Menou, mais Thomas sauve la situation en sautant au bas du chariot. Je le vois, un comble ! qui du sol se fait passer les deux fusils par notre prisonnier perché encore sur la remorque. Le voici parmi nous, tout bardé d’armes. Il est très bien accueilli. Peut-être pas comme moi, en délire. Ou comme la Miette, le souffle coupé. Mais il a sa part des bourrades, des tapes dans le dos et des coups de coude. C’est même la première fois que je vois les compagnons le chahuter, signe qu’il est tout à fait intégré, enfin. J’en suis content. Et lui, ravi, répond à ces effusions de son mieux, un peu raide, un peu gauche encore, en homme de la ville qui n’a pas encore le geste bien rond, ni assez prompte, l’insulte amicale.

— Et toi, Emmanuel, comment que tu vas ? dit la Menou.

Je la vois qui, loin au-dessous de moi, me sourit, sa tête de mort levée, son petit corps dressé sur ses ergots, pas un gramme de graisse. Mais ce dépouillement me plaît, après les débauches de bidoche de la Falvine.

— Encore heureux, dis-je en patois, que tu t’occupes pas que de la vache !

Je la saisis aux coudes, l’enlève dans l’air comme une plume et l’embrasse sur les deux joues, et quand même, lui explique un peu l
’Étang,
le Wahrwoorde, sa famille. Ça ne l’étonne guère pour le Wahrwoorde. Sa mauvaise réputation, elle connaissait déjà.

— Je me sauve, dit-elle enfin. Pendant que vous débarrassez la remorque, je vais vous faire le repas.

Et la voilà qui s’éloigne dans la direction logis, trottant menu et vite, noire dans la nuit, le rond de sa torche dansant devant elle, et sa taille paraissant plus petite encore quand elle atteint le pont-levis et le pied du deuxième rempart. Je crie :

— Menou ! Prépare pour neuf ! Il y a encore deux autres personnes sur la remorque !

Il ne nous faut pas plus d’une demi-heure, à huit, pour déménager du moins à titre temporaire, en rangeant le tout dans la Maternité, à part les matelas que je décide d’emporter au logis pour loger les trois nouveaux. Tout se fait dans l’ordre, à part quelques impatiences de Malabar que Jacquet, debout devant ses naseaux, doit contenir des deux rênes, à part aussi quelques engueulades à Momo qui, au lieu de nous éclairer, penche sa torche pour illuminer l’entrecuisse de Malabar. Mais nom de Dieu ! Momo, qu’est-ce que tu fous ?
À bambe ! À bambe !
crie Momo. Momo, la torche, ou je te fous mon pied au cul ! Mais
a bambe ! a bambe !
dit Momo. Et en se redressant, il brandit son bras libre pour nous montrer les proportions qui l’émerveillent. Etonnant que Peyssou ne fasse pas de commentaire. Mais il doit se retenir à cause de Miette.

Les bêtes soignées et enfermées — Malabar où je mettais avant le jour de l’événement mon étalon, dans un box dont il ne peut ni briser ni franchir la porte pour aller retrouver les juments — nous passons dans la deuxième enceinte, portant les matelas au premier étage du logis et nous redescendons aussitôt au rez-de-chaussée où, dans la grande salle, nous trouvons feu allumé, couvert mis, et surprise, trônant au milieu de la longue table conventuelle et nous apparaissant comme le dernier mot du luxe et de l’illumination, une vieille lampe à huile de l’oncle que pendant notre absence, Colin a retrouvée et bricolée.

Mais la Menou, elle, ne brille pas par la chaleur et la lumière de son accueil. Comme je m’avance en tête de la petite troupe, elle se retourne, noire et maigre, et me regarde, les yeux acérés, les lèvres pincées, en grinçant des dents. Derrière moi, le groupe s’arrête. Les nouveaux, terrorisés. Les anciens, attentifs et discrètement rigolards.

— Et où ils sont, les deux autres ? dit-elle d’une voix furieuse. Les gens de
l’Étang,
les étrangers ! Comme si on était pas déjà assez juste pour la nourriture !

Je la rassure. Je lui énumère toutes les richesses que je lui ramène, sans compter le blé « 
que
 » nous allons pouvoir faire notre pain, et des vêtements pour Peyssou, vu que le Wahrwoorde avait sa taille. De l’aide enfin. Là-dessus, je sors Jacquet du groupe et le lui montre.

Bonne impression. La Menou a un faible pour les beaux gars, et en général, pour le sexe fort. (L’homme, neuf fois sur dix, tu t’entends toujours, Emmanuel, c’est de la bonne pâte.) Et puis quand même, des épaules et des bras comme ceux du Jacquet ! Pas plus qu’à Miette, elle ne lui serre la main et elle ne lui dit bonjour (un étranger de
l’Étang,
vous pensez : un torchon, ça ne se change pas comme ça en serviette). Elle lui fait un petit signe de tête distant. Pour l’esprit de caste, la Menou damerait le pion à une duchesse.

— Et voilà...

Mais je n’ai pas le temps de présenter la Falvine, ni même de la nommer, la Menou l’a aperçue et trop vite pour que je puisse l’arrêter, elle éclate en patois, persuadée que « l’étrangère » ne l’entend pas.

— Mais mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça, Emmanuel ! Qu’est-ce que tu m’amènes là ? Qu’est-ce que tu me mets sur les bras ! Une ménine qui a bien soixante-dix ans (elle-même, si je me souviens bien, en a soixante-quinze). Passe encore pour la jeune, que je vois bien les petits services qu’elle va te rendre ! Mais cette vieille truie, qu’elle est si grosse qu’elle peut même pas bouger le cul, qu’elle sera bonne à rien qu’à faire du monde dans ma cuisine, qu’elle servira à rien qu’à s’empiffrer plus que sa part ! Et vieille, ajouta-t-elle avec dégoût, que ça me donne mal au coeur rien que de la regarder ! avec ces rides ! Et toute cette graisse que tu dirais un pot de saindoux qu’on a vidé sur un plat !

La Falvine est écarlate, elle a du mal à reprendre souffle et de grosses larmes rondes, que déjà je connais bien, roulent sur sa cascade de bajoues et de fanons. Triste spectacle, mais qui échappe à la Menou, parce qu’elle affecte de ne pas regarder l’étrangère et de ne s’adresser qu’à moi.

— Et qu’elle est même pas de chez nous, en plus, cette vieille ménine, que c’est une étrangère, une sauvage comme son fils ! Un homme qui l’a mis à sa propre fille ! Et qui sait même s’il l’a pas mis à sa mère ?

Cette accusation gratuite dépasse à ce point les bornes qu’elle donne à la Falvine la force de protester.

— Mais le Wahrwoorde n’est pas mon fils ! C’est mon gendre ! s’écrie-t-elle en patois.

Silence. La Menou, stupéfaite, se tourne vers elle et la considère pour la première fois comme un être humain.

— Mais tu parles patois, dit-elle, quand même gênée.

Échange de regards et rires contenus chez les anciens.

— Et alors ? dit la Falvine, que je suis née à La Roque ! Que tu connais peut-être le Falvine, qui a sa boutique à côté du château. Je suis sa soeur.

— Pas le Falvine qui est cordonnier ?

— Mais si !

— Que c’est mon petit cousin ! dit la Menou.

Étonnement ! Ce qu’il va falloir expliquer, c’est pourquoi la Menou ne connaissait pas la Falvine et ne l’avait même jamais vue. Mais nous allons y arriver, peu à peu. Je leur fais confiance.

— J’espère, dit la Menou, que ce que j’ai dit, tu y as pas vu offense, vu que ça s’adressait pas à toi.

— Y avait pas offense, dit la Falvine.

— Surtout pour la grosseur, ajoute la Menou. D’abord, ce n’est pas de ta faute. Et ça veut pas dire non plus que tu manges plus qu’une autre (ce qui peut passer, au choix, pour une courtoisie ou une mise en garde).

— Y avait pas offense, répète la Falvine, douce comme un agneau.

Allons, nos deux ménines vont s’entendre. Sur la base d’une saine hiérarchie. Je n’ai même pas à me demander qui va faire la loi dans le poulailler, ni laquelle des deux vieilles poules va becqueter l’autre. Je crie gaiement :

— À table ! À table !

Je m’assois au milieu et je fais signe à Miette de s’asseoir en face de moi. Léger flottement. Après un temps d’hésitation, Thomas s’assied comme d’habitude à ma droite et Meyssonnier à ma gauche. Momo tente de s’asseoir à la gauche de Miette, mais sa tentative est tuée dans l’oeuf par la Menou, qui le rappelle sèchement à ses côtés et le place à sa droite. Peyssou me regarde. Je dis : alors, qu’est-ce que tu attends, grande bringue ? Il se décide, ému et confus, à s’asseoir à la droite de Miette. Colin, apparemment plus à l’aise, s’installe à sa gauche. Comme Jacquet est encore debout, je lui montre la place à côté de Meyssonnier, bien sûr de lui faire plaisir, car ainsi il pourra voir Miette sans avoir à se pencher. Il ne reste plus qu’un couvert, à côté de Peyssou, et je le désigne à la Falvine. Bien que ce ne soit pas prémédité, c’est très bien ainsi. Peyssou, toujours poli, lui fera la conversation de temps en temps.

Je mange comme un ogre, mais je bois, comme à mon ordinaire, avec sobriété et d’autant plus que ma journée n’est pas finie et qu’il va falloir tenir un conseil après le dîner, puisqu’il y a des décisions à prendre. Je constate avec satisfaction que les couleurs sont revenues aux joues de Peyssou. Je m’abstiens de lui demander devant Jacquet, paralysé de honte et qui n’ose même pas le regarder, comment va sa nuque. Sans doute m’a-t-il attendu pour enlever le pansement, mais je vais le lui laisser encore jusqu’à demain, de peur qu’il ne se remette à saigner sur son traversin pendant la nuit. La Falvine, le nez baissé, n’ouvre pas la bouche, ce qui lui coûte beaucoup, je suppose, et elle affecte de chipoter son jambon pour faire bonne impression sur la Menou. Mais c’est peine perdue, car celle-ci ne lève pas la tête de son assiette.

La seule qui paraisse tout à fait naturelle, c’est Miette. Il est vrai qu’elle est le centre où convergent en permanence toute la chaleur et l’attention de la table. Elle n’en est pas gênée et je jurerais qu’elle n’en tire pas non plus vanité. Elle regarde tout un chacun, bien à son aise, avec la gravité d’un enfant. Parfois, elle sourit. Elle nous a souri à tous, à tour de rôle, sans omettre Momo, que je m’étonne de trouver si propre, oubliant que c’est ce matin même que nous l’avons mis à tremper dans la baignoire.

Le repas, bien que joyeux, est en même temps un peu contraint, car je ne veux pas raconter ce qui s’est passé à l’Étang devant les nouveaux, et ceux-ci, si muets et modestes qu’ils soient, nous gênent un peu : on a l’impression que ce qu’on dit d’habitude sans y penser, dit devant eux, sonnerait faux. Et puis, on a senti chez eux une tradition différente. Ainsi, en se mettant à table, ils ont fait tous les trois le signe de la croix. Je ne sais d’où leur vient ce rite : pas du Wahrwoorde, certes ! Il fait, d’ailleurs, bon effet sur la Menou, toujours prête à voir chez les « étrangers » des sauvages de l’ère préchrétienne.

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