Malevil (23 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Je restai cependant en éveil, l’arme non plus à la bretelle, mais à la main, et scrutant alternativement le sol et l’horizon. Je n’échangeai pas un mot avec Thomas. Malgré la fraîcheur de l’air, la tension me faisait transpirer, en particulier des mains, et bien que Thomas, en apparence du moins, fût aussi calme que moi, je remarquai une trace humide à l’endroit où il avait tenu son arme quand, pour se défatiguer, il la posa à plat sur l’épaule en la maintenant par le canon.

Nous marchions depuis une heure et demie quand la piste d’Amarante quitta les Rhunes et tourna à angle droit dans la direction ouest entre une colline et une falaise. L’orientation et la disposition des lieux étaient la même que celle de Malevil : la falaise au nord et au pied de la falaise, un cours d’eau qui à Malevil avait disparu, mais qui, ici, existait encore sous l’aspect d’un petit ruisseau abondant et vif courant à fleur de terre. Rien, de toute évidence, n’avait été fait pour agrandir son lit et il avait, par ses débordements, entièrement pourri d’eau la petite plaine large de quarante mètres à peine entre la colline et la falaise. Je me souviens que, pour cette raison, l’oncle avait mis un tabou sur elle pour les chevaux des Sept Fayards. D’ailleurs, même du temps du
Cercle,
nous n’avions pas osé nous risquer à pied dans ce marécage où jamais tracteur n’avait aventuré ses pneus.

Je n’ignorais pas pour autant qui vivait là, dans une grotte de la falaise fermée par un mur percé de fenêtres. Des gens qui passaient pour brutaux, peu causants, soupçonnés de mauvaises moeurs et qui pis est, de braconner sur les terres des voisins. M. le Coutelier, à cause du caractère de leur habitation, les appelait les « troglotypes », nom qui nous enchantait du temps du
Cercle.
Mais pour Malejac, ils étaient simplement les « étrangers », et même un comble, cette confusion, le père étant originaire du Nord, les « Bohémiens ». D’autant plus inquiétants, ces gens, qu’on ne les voyait jamais à Malejac : ils se ravitaillaient à Saint-Sauveur. Et d’autant plus redoutables, bien sûr, qu’on ne savait presque rien d’eux, et même pas de combien de personnes leur tribu se composait. On racontait pourtant que le père, dont l’oncle m’avait dit qu’il ressemblait par l’allure et le faciès à l’homme de Cro-Magnon, avait « pris » deux fois de la prison : une première fois pour coups et blessures, une deuxième fois pour avoir violé sa fille. Celle-ci, le seul membre de la famille que je connusse, du moins de nom, s’appelait Catie et servait chez le maire de La Roque. C’était, disait-on, une belle fille avec des yeux très effrontés et une conduite qui donnait à jaser. Si viol il y avait eu, il ne lui avait pas fait prendre les hommes en grippe.

La ferme des troglodytes portait un nom qui nous intriguait du temps du Cercle :
l’Étang.
Il nous intriguait parce que, bien entendu, il n’y avait plus d’étang, seulement des terres pourries enfermées entre une falaise et une colline elle-même abrupte. Ni électricité, ni chemin. Une sorte de gorge humide où personne n’allait jamais, pas même le facteur, qui laissait le courrier, autant dire une lettre par mois, à Cussac, belle ferme sur le coteau. Par le facteur Boudenot, on savait du moins comment ils s’appelaient : les Wahrwoorde. De l’avis général, pas un nom chrétien. Boudenot disait que le père était un « sauvage », mais qu’il n’était pas pauvre, loin de là. Il avait des bêtes et de bonnes terres sur le coteau.

Je rattrapai Thomas, l’arrêtai en lui prenant le bras, et m’approchant de son oreille, je lui dis à voix basse :

— C’est là. À moi de mener.

Il jeta un coup d’oeil autour de lui, regarda sa montre et dit sur le même ton :

— Je n’ai pas fini mon quart d’heure.

— Laisse donc. Je connais les lieux.

Je repris :

— Tu me suis à une dizaine de mètres.

Je le dépassai, pris un peu de distance, et lui faisant un signe, au niveau de la hanche, avec la main droite large ouverte, pour lui demander de s’arrêter, je m’arrêtai à mon tour. Je dégageai les jumelles de leur étui et les portant à mes yeux je scrutai le terrain. L’étroite prairie montait en pente douce entre la colline et la falaise, coupée transversalement de talus et de murs de pierres sèches. La colline présentait le même aspect dénudé et noirci que toutes celles que nous avions vues jusque-là. Mais la prairie, bien protégée par la falaise au Nord et aussi par sa situation encaissée, avait souffert, comment dire, d’un degré de moins dans la dévastation. Elle présentait l’aspect d’un lieu dont la végétation a brûlé, mais sans se carboniser et sans que le sol, peut-être parce qu’il était avant le jour de l’événement gorgé d’eau, eût pris cette apparence grise et poussiéreuse qu’il avait partout ailleurs. On y voyait même, çà et là, des touffes jaunâtres qui avaient dû être des herbes, et deux ou trois arbres dénudés et noirâtres, mais debout. Je rangeai les jumelles et j’avançai avec précaution. Mais une autre surprise m’attendait : le sol était ferme et résistant sous les pieds. Sous l’effet de la chaleur, l’eau, le jour de l’événement, avait dû jaillir de la terre comme les jets de vapeur d’une bouilloire. Et comme il n’avait pas plu depuis, le marécage était asséché.

Tandis que l’intelligence claire enregistrait tous ces détails avec une parfaite netteté, le corps, lui, me jouait des tours : transpiration abondante dans le creux des paumes, coeur très accéléré, tempes battantes et même, quand je rangeai les jumelles dans l’étui, un léger tremblement des mains qui me laissa mal augurer de mon tir si j’avais à tirer. Je m’appliquai à prendre des inspirations lentes et profondes en les rythmant sur mon pas, l’oeil fixé tantôt sur la piste d’Amarante à mes pieds, tantôt sur la prairie devant moi. Pas un souffle de vent, et pas un bruit, même lointain. Devant moi, à dix mètres, un petit mur de pierres sèches.

Tout se passa très vite. J’aperçus un tas de crottin qui me parut fraie. Je m’immobilisai et je me baissai pour l’examiner : plus exactement, j’avais l’intention de le tâter du dos de la main pour voir s’il était encore chaud. Au même instant, quelque chose siffla au-dessus de ma tête. Une seconde plus tard, Thomas surgit à mes côtés, accroupi lui aussi, tenant une flèche à la main. Sa pointe noire et très acérée était tachée de terre.

Au même moment, il y eut un nouveau sifflement, aussi intense que le premier. Je me couchai et me mis à ramper jusqu’au mur de pierres sèches. Je croyais avoir laissé Thomas sur place tant j’avais rampé vite, mais à ma grande surprise, quand je posai ma carabine à côté de moi et me tournai sur ma gauche, je le trouvai allongé de tout son long, en train de construire une meurtrière en disposant sur le mur des pierres éboulées. Chose bizarre, il avait pensé à apporter la flèche avec lui. Elle était là, couchée à côté de lui, les plumes jaunes et vertes de son empennage les seules taches de couleur dans le paysage. Je la regardai. Je n’en croyais pas mes yeux ! Les troglodytes nous tiraient dessus avec un arc !

Je jetai un rapide coup d’oeil au-dessus du mur. À cinquante mètres de nous, coupant l’étroite vallée, un autre mur de pierres sèches s’élevait. Au milieu, un gros noyer, brûlé, mais debout. Bon emplacement, mais ils avaient quand même commis une faute : ils auraient dû nous laisser franchir le petit muret et nous attaquer à terrain découvert. Ils avaient tiré trop tôt, encouragés sans doute par mon immobilité, au moment où j’avais aperçu le tas de crottin.

J’entendis un nouveau sifflement et je ne sais pourquoi, je recroquevillai mes jambes. Ce fut un réflexe heureux, car la flèche qui paraissait sortir du ciel se ficha profondément en terre, à cinquante centimètres de mes pieds. Cette flèche avait dû être tirée dans l’air avec l’inclinaison voulue pour donner de la courbure à sa trajectoire. Et le repère du tireur, je m’en aperçus aussitôt, c’était la meurtrière de Thomas. Je fis signe à Thomas de me suivre et je m’écartai de quelques mètres sur la gauche en rampant le long du mur.

Une flèche siffla, parfaitement dans l’axe de la meurtrière que nous venions de quitter, mais à un mètre de la précédente. À partir du moment où elle se planta en terre, je me mis à compter avec lenteur, un, deux, trois, quatre, cinq. À cinq, nouveau sifflement : il fallait donc cinq secondes au tireur pour saisir une flèche, l’encocher, viser et lâcher l’empennage. Et il n’y avait pas deux arcs, il n’y en avait qu’un. Les flèches venaient l’une après l’autre, jamais ensemble.

Je retirai de ma carabine sa lunette de visée. Elle ne permettait qu’une visée très lente, du fait même de son grossissement. Je dis à voix basse : Thomas, va te placer de l’autre côté de la meurtrière, et dès que j’aurai tiré deux fois, passe la tête par-dessus le mur, lâche au jugé tes deux coups et change aussitôt d’emplacement. Il s’éloigna. Je le suivis des yeux. Dès qu’il fut posté, je retirai le cran de sûreté, me mis sur mes genoux et le visage très près du sol, la carabine dans les deux mains presque parallèle au mur. Je me redressai brusquement, épaulant l’arme en même temps, pivotai le buste, crus apercevoir le bout de l’arc derrière le noyer, fis feu deux fois et disparus. Aussitôt et tandis que je quittais mon emplacement, j’entendis les deux poum ! poum ! du fusil de Thomas, bien plus forts que les petits claquements secs de mes balles.

J’attendis la réponse. Elle ne vint pas. Tout d’un coup, à mon immense stupéfaction, je vis Thomas, distant de moi d’une dizaine de mètres, se lever et se tenir debout dans une attitude décontractée, la hanche appuyée contre le muret, l’arme couchée sur l’avant-bras. S’il est possible de hurler à voix basse, c’est ce que je fis :

— Couche-toi !

— Ils ont mis un drapeau blanc, dit-il avec calme en tournant la tête vers moi avec une lenteur exaspérante.

— Couche-toi ! criai-je d’une voix furieuse.

Il obéit. Je gagnai la meurtrière et je jetai un coup d’oeil au-dessus du mur adverse. L’arc bien visible cette fois était brandi, sans qu’on vît la main qui le brandissait, et à son extrémité pendait un mouchoir blanc. Je portai les jumelles à mes yeux et je fouillai la crête du mur d’un bout à l’autre. Je ne vis rien. Je lâchai mes jumelles, je mis les mains en porte-voix autour de ma bouche et je dis en patois :

— Qu’est-ce que tu veux, toi, avec ton chiffon blanc ?

Il n’y eut pas de réponse. Je répétai ma question en français.

— Me rendre ! dit en français une voix jeune.

Je criai :

— Passe ton arc derrière la tête, tiens-le avec les deux mains et amène-toi.

Il y eut un silence. Je repris mes jumelles. L’arc et le drapeau blanc n’avaient pas bougé. Thomas frotta son pied contre le sol en changeant de position. Je lui fis signe de se tenir immobile et j’écoutai de toutes mes forces. Je ne perçus pas un seul son.

J’attendis une pleine minute et je hurlai, mais sans lâcher mes jumelles :

— Eh bien, qu’est-ce que tu attends ?

— Vous me tirerez pas dessus ? cria la voix.

— Bien sûr que non.

Il s’écoula encore quelques secondes, puis je vis l’homme surgir de derrière son muret, très grand dans mes jumelles, son arc derrière la tête et maintenu des deux mains comme je lui en avais donné l’ordre. Je lâchai mes jumelles et je saisis ma carabine.

— Thomas ?

— Oui.

— Quand il sera là, mets-toi à la meurtrière et surveille. Ne lâche pas des yeux le muret.

— D’accord.

L’homme grandit peu à peu. Il marchait à pas rapides, il courait presque. À ma grande surprise, il était jeune, avec des cheveux hirsutes et blonds tirant sur le roux. Pas rasé. Il s’arrêta de l’autre côté de notre muret. Je dis :

— Jette ton arme de notre côté, franchis le muret, mets les mains derrière la nuque et fous-toi à genoux. Rappelle-toi que j’ai huit balles dans mon chargeur.

Il obéit. C’était un grand et solide garçon, vêtu d’un blue-jean sans couleur, d’une chemise à carreaux reprisée et d’une vieille veste marron décousue à l’épaule et dont une poche pendait. Pâle, les yeux baissés.

— Regarde-moi.

Il leva les paupières et je fus surpris par son regard. Ce n’était pas du tout ce que j’attendais. Rien de rusé ni de dur. Au contraire. Des yeux marron doré, presque enfantins et qui allaient bien avec ses traits ronds, son nez bonasse, sa bouche large aux lèvres charnues. Rien de sournois non plus. Je lui avais dit de me regarder : il me regardait. Avec honte, avec frayeur, comme un enfant qui s’attend à une engueulade. Je m’assis à deux mètres de lui, le canon pointé dans sa direction. Je dis, sans hausser la voix :

— Tu es seul ?

— Oui.

C’était venu beaucoup trop vite.

— Écoute-moi bien. Je répète : tu es seul ?

— Oui. (Imperceptible hésitation avant le oui.)

Je changeai le sujet tout d’un coup :

— Combien te restait-il de flèches ?

— Là-bas ?

— Oui.

Il réfléchit.

— Une douzaine, dit-il d’un air incertain. Il se reprit :

— Peut-être pas tant.

Curieux archer, qui n’avait pas pensé à compter ses munitions ! Je dis :

— Mettons dix.

— Dix, oui, peut-être dix.

Je le regardai et je dis tout d’un coup d’une voix rapide et brutale :

— Eh bien alors, puisqu’il te restait encore dix flèches, pourquoi te rends-tu ?

Il rougit, ouvrit la bouche, ses yeux s’affolèrent, il resta sans voix. Il ne s’était pas attendu à cette question. Elle le prenait à contre-pied. Et il était là tout à fait perdu, incapable d’imaginer une réponse, incapable même de parler. Je dis rudement :

— Tourne-moi le dos et mets les mains sur le sommet de la tête.

Il pivota avec lourdeur sur ses genoux.

— Assieds-toi sur tes talons. Il obéit.

— Écoute, maintenant. Je vais te poser une question. Une seule. Si tu mens, je te fais sauter la cervelle.

J’appuyai le canon de ma carabine contre sa nuque.

— Tu y es ?

— Oui, dit-il d’une voix à peine audible.

Je sentais sa nuque trembler contre mon arme.

— Écoute bien, maintenant. Je ne te poserai pas deux fois la même question. Si tu mens, je fais feu.

Je fis une pause et je dis du même ton rapide et brutal :

— Qui était avec toi derrière le muret ? Il dit d’une voix à peine perceptible :

— Le père,

— Qui d’autre ?

— Personne d’autre.

J’appuyai le canon avec force contre sa nuque.

— Qui d’autre ?

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