Malevil (22 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— Moi, je te dis, déclara Peyssou, qu’il est bien content d’avoir retrouvé des hommes, parce que là où y a des hommes, il sait bien qu’il y aura toujours quelque chose à bouffer pour lui.

Mais cette thèse matérialiste ne nous plaisait qu’à moitié, et chose étrange, ce fut Meyssonnier qui la réfuta.

— Je veux bien qu’il cherche des grains, dit-il avec compétence, les jambes écartées, les deux mains dans ses poches, le nez en l’air, mais ça n’explique pas qu’il soit si familier. Parce que tout l’orge qui se perd dans la Maternité — Amarante, par exemple, elle est tellement goulue qu’elle en fout un bon quart par terre à chaque fois — il pourrait venir se le prendre pendant la nuit.

— Je te donne raison, dit Colin. Le corbeau, il est méfiant en bande, à cause de la guerre qu’on lui fait. Mais seul, tu l’apprivoises comme tu veux. À La Roque, tiens, rappelle-toi le cordonnier...

— Oué ! Oué !
s’écria Momo, qui se rappelait le cordonnier.

— C’est une bestiole qui a de la tête, dit la Menou. Je me rappelle l’oncle à Emmanuel, une année il avait mis des pétards dans une pièce de maïs vu tous les dégâts qu’ils lui faisaient. Et paf ! toutes les heures. Eh bien, tu croirais pas, à la fin, les pétards, ils s’en foutaient, les corbeaux. Ils s’envolaient même plus. Bien tranquilles à picorer les panouilles.

Peyssou se mit à rire.

— Ah, les salauds ! dit-il avec respect. Le mauvais sang qu’ils m’ont fait faire ! Et une fois, une seule, j’ai réussi à en tuer un. Avec le 22 long rifle à Emmanuel.

Suivit alors, à plusieurs voix, un long éloge circonstancié du corbeau, de son intelligence, de sa longévité, de sa familiarité éventuelle avec l’homme, de ses aptitudes linguistiques. Et quand Thomas, un peu étonné, fit remarquer que c’était quand même un nuisible, personne ne releva une remarque aussi déplacée. D’abord parce qu’un nuisible, dans le temps, on pouvait bien lui faire la guerre, mais sans haine, avec même une sorte de considération amusée pour ses ruses, et en comprenant bien, au fond, que tout le monde a besoin de manger. Et aussi parce que ce corbeau-là, venu tout exprès pour nous faire espérer l’existence ailleurs d’autres survivants, il était sacré, on allait lui donner tous les jours sa petite part de grains, il appartenait déjà à Malevil.

C’est Peyssou qui mit fin à l’entretien. La veille au soir, on avait transporté la charrue bricolée par Meyssonnier et Colin dans la petite pièce au bord des Rhunes, et il tardait à Peyssou d’y conduire Amarante et de commencer le labour. Tandis qu’il se dirigeait vers le box de son pas chaloupé, je fis un clin d’oeil à Meyssonnier, et avant qu’il ait pu dire ouf, Momo était réduit à l’impuissance, les deux bras et les deux jambes solidement tenus, puis soulevé dans l’air et transporté à vive allure comme un ballot jusqu’au donjon, le Menou tricotant à côté de nous de ses petites jambes maigres et chaque fois que son fils hurlait
Mébouémalabé, oneieu
répétant avec un petit rire heureux, faut quand même bien que tu y passes, grand sale ! Car pour elle, laver Momo, ce qu’elle n’avait cessé de faire pendant près d’un demi-siècle, depuis son premier lange, ce n’était pas une corvée, bien qu’elle affectât de s’en plaindre, mais un rite maternel qui l’attendrissait encore, malgré l’âge de son garçon.

Sur ma recommandation, personne n’avait pris de douche ce matin-là : on put remplir la baignoire d’eau tiède et y mettre Momo à tremper tandis que Meyssonnier s’attaquait à sa barbe. Le pauvre Momo, submergé par le nombre, et démoralisé, n’offrait plus de résistance, et au bout d’un moment, je pus m’éclipser en rappelant à Colin d’avoir à fermer la porte au verrou derrière moi pour prévenir une évasion par surprise. Je passai dans ma chambre prendre mes jumelles et je gagnai le donjon.

Au moment où nous étions à discuter dans la première enceinte, j’avais cru discerner quelque chose d’un peu moins gris dans le gris du ciel et j’espérais apercevoir La Roque. Mais c’était là une illusion, je m’en rendis compte au premier coup d’oeil. Les jumelles ne firent que me le confirmer. Le ciel de plomb, la visibilité nulle, et la couleur absente. Les prés où pas un brin d’herbe ne subsistait, les champs où pas une pousse de blé n’était visible, paraissaient recouverts d’une poussière grise uniforme. Autrefois, quand des gens de la ville venaient me voir, et admirer la vue du haut du donjon, ils louaient le
silence
de Malevil. Mais ce silence n’en était pas un, Dieu merci, sauf pour des citadins. Une auto lointaine sur la route des Rhunes, un tracteur dans un labour, un cri d’oiseau, un coq entêté, un chien qui fait du zèle, et l’été, bien sûr, les criquets, les cigales, les abeilles dans la vigne vierge. Maintenant, oui, il y a du silence. Et ciel et terre, rien d’autre que du plomb, de l’anthracite et du noir. Et en plus, l’immobilité. Un cadavre de paysage. Une planète morte.

Les yeux collés aux jumelles, je fouillais le coin où La Roque aurait dû se trouver, sans rien distinguer d’autre que du gris et sans même pouvoir dire si ce gris appartenait à la glèbe ou à la voûte qui nous écrasait. J’abaissai par degrés le binoculaire jusqu’à la pièce dans les Rhunes où Peyssou devait être en train de labourer avec Amarante. Au moins, là, il y aurait un peu de vie. Je cherchai la jument, comme étant l’objet le plus repérable, et m’énervant un peu parce que je n’arrivais pas à la trouver, j’écartai les jumelles de mes yeux. À l'oeil nu, j’aperçus la charrue immobilisée au milieu de la pièce, et à côté d’elle, étalé sans mouvement sur le sol, Peyssou, les bras en croix. Amarante avait disparu.

Je descendis comme un fou les deux étages de l’escalier à vis, je me ruai sur la porte de la salle de bains, je tournai le loquet, oubliant qu’elle était verrouillée, et frappant des deux poings comme un furieux contre le bois massif, je hurlai, venez vite, il est arrivé quelque chose à Peyssou !

Sans attendre mes compagnons, je me mis à courir. Pour gagner le labour, il fallait descendre le chemin à flanc de falaise jusqu’au plat, et là, tourner à gauche en épingle à cheveu et repassant au pied du château, dévaler le lit du ruisseau disparu, jusqu’au premier bras des Rhunes. Je courais de toutes mes forces, les tempes battantes, incapable d’imaginer une explication. Amarante était si docile et si douce que je ne pouvais croire qu’elle eût mis son conducteur à mal pour se sauver. Et pour se sauver où, d’ailleurs ? puisqu’il n’y avait plus un seul brin d’herbe sur terre et qu’à Malevil elle avait foin et orge à sa suffisance.

Au bout d’un moment, j’entendis derrière moi les souliers de mes compagnons sonner sur le sol rocailleux tandis qu’ils peinaient pour me rattraper. À cent mètres avant d’atteindre la petite pièce des Rhunes, je fus remonté et dépassé par Thomas qui courait à longues foulées très rapides et prit sur moi une large avance. Je le vis de loin s’agenouiller auprès de Peyssou, le retourner avec précaution et lui soulever la tête.

— Il est vivant ! cria-t-il dans ma direction.

Je m’accroupis à mon tour, épuisé, à bout de souffle, Peyssou ouvrit les yeux, mais son regard était vague, il n’arrivait pas à accommoder, son nez et sa joue gauche étaient tachés de terre, il saignait en abondance de la nuque, tachant la chemise de Thomas qui le soutenait. Colin, Meyssonnier et Momo, celui-ci entièrement nu et ruisselant d’eau arrivèrent alors que j’examinais la plaie, large, mais à vue de nez, superficielle. Et enfin, la Menou, mais elle avait pris le temps de prendre une bouteille d’eau de vie dans le châtelet d’entrée, et elle amenait avec elle mon peignoir de bain dont elle emmaillota Momo avant même de regarder Peyssou.

Je versai un peu d’eau de vie sur la plaie et Peyssou grogna. Je lui en versai ensuite une bonne gorgée dans la bouche et avec son mouchoir imbibé d’alcool, je nettoyai son visage de la terre qui le salissait.

— Ça peut pas être Amarante qui lui a fait ça, dit Colin. Vu la façon qu’il était placé.

— Peyssou, dis-je en lui frictionnant les tempes à l’eau de vie, tu m’entends ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Je repris : de toute façon, Amarante ne rue pas.

— Je l’ai remarqué, dit la Menou. Même quand elle joue, c’est une bête qui sait pas lever le cul.

Le regard de Peyssou se précisa et il dit à voix basse mais distincte :

— Emmanuel.

Je lui donnai une deuxième gorgée d’eau de vie et je lui frictionnai à nouveau les tempes.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? dis-je en lui tapotant les joues, mes yeux essayant de retenir son regard qui avait tendance à fuir à nouveau dans le vague.

— Il a reçu un drôle de choc, dit Colin en se relevant. Mais il va revenir, il a déjà meilleure mine.

— Peyssou ! Tu m’entends ? Peyssou !

Je levai la tête.

— Menou, passe-moi la ceinture de mon peignoir de bain.

Dès que je l’eus en main, je la posai sur mon genou, pliai en quatre mon mouchoir, l’inondai d’alcool, l’appliquai avec précaution sur la plaie qui saignait toujours beaucoup et demandant à Menou de maintenir la compresse, je nouai dessus la ceinture après l’avoir serrée autour du front. La Menou obéissait sans un mot, l’oeil pendant ce temps fixé sur Momo qui avait sûrement « attrapé la mort », en courant dans le froid comme il avait fait.

— Je sais pas, dit tout d’un coup Peyssou.

— Tu ne sais pas comment ça s’est passé ?

— Non.

Il referma les yeux, et aussitôt je le frappai sur les deux joues.

— Viens voir, Emmanuel ! dit Colin.

Il était debout à côté de la charrue, nous tournant le dos, mais la tête par-dessus son épaule, le visage bouleversé, les yeux fixés sur les miens.

Je me levai et le rejoignis.

— Regarde-moi ça, dit-il à voix basse.

La première fois qu’on avait attelé Amarante, on s’était aperçu que la courroie à boucle qui retenait le brancard manquait. On l’avait remplacée par une cordelette de nylon qu’on assurait autour du bois par une série de tours et de noeuds. Cette cordelette avait été coupée.

— C’est un homme qui a fait ça, dit Colin.

Il était pâle, les lèvres sèches.

Il reprit :

— Avec un couteau.

J’approchai les deux bouts de la cordelette de mes yeux. La coupure était nette, sans bavure ni effilochage. J’inclinai la tête sans dire un mot. J’étais incapable de parler.

— Le gars qui a dételé Amarante, reprit Colin, il a défait les boucles de l’avaloire, et la boucle gauche de la sous-ventrière, mais quand il est tombé sur les noeuds du côté droit, il s’est énervé et il a sorti le couteau.

— Auparavant, dis-je d’une voix tremblante, il a frappé Peyssou par-derrière.

Je m’aperçus que la Menou, Meyssonnier et Momo nous entouraient. Ils gardaient leurs yeux fixés sur moi. Thomas aussi me regardait, un genou à terre et de l’autre, redressé, il maintenait le dos de Peysson.

— Eh bé ! eh bé ! dit la Menou en jetant autour d’elle un regard d’effroi et en agrippant Momo par le bras pour l’amener contre son flanc.

Il y eut un silence. J’éprouvai, en même temps qu’un commencement de peur, un sentiment de dérision. Dieu sait avec quelle ardeur, avec quel amour, avec quel élan presque désespéré, nous avions prié en nous-mêmes pour qu’il y ait d’autres hommes que nous à avoir survécu. Eh bien, nous en étions sûrs, maintenant : il y en avait.

VII

Je choisis le 22 long rifle (l’oncle me l’avait offert pour mes quinze ans) et Thomas, le fusil de chasse à canons superposés. Il était convenu que les autres resteraient à Malevil avec le fusil à deux coups. Maigre armement, mais Malevil, lui, avait ses remparts, ses mâchicoulis et ses douves.

Au moment de prendre le tournant en épingle à cheveux qui du chemin de Malevil mène au petit chemin des Rhunes, je jetai un long regard au château niché dans la falaise. Je m’aperçus que Thomas le regardait aussi. Pas la peine de nous communiquer nos impressions. À chaque pas, on se sentait plus nu, plus vulnérable. Malevil était notre repaire, notre « nid crénelé ». Il nous avait jusqu’ici protégés de tout, y compris des derniers raffinements de la technologie. Quel cauchemar de le quitter, et quel cauchemar aussi, cette longue marche, l’un derrière l’autre. Le ciel gris, la terre grise, les chicots d’arbres noircis, le silence, l’immobilité de la mort. Et au bout les seuls êtres qui vivaient encore dans ce paysage nous attendaient à l’affût pour nous abattre.

J’en étais convaincu : le vol de la jument, alors que ses traces étaient ineffaçables sur le sol poussiéreux et brûlé, cela voulait dire que les voleurs avaient anticipé notre poursuite et qu’une embuscade nous attendait quelque part, en un point de l’horizon dénudé. Cependant, nous n’avions pas le choix. Nous ne pouvions pas admettre qu’on assommât l’un de nous et qu’on nous volât un cheval. Si nous ne voulions pas rester passifs, nous devions commencer par jouer dans le jeu de l’agresseur.

Entre le moment où j’avais aperçu Peyssou étendu sans mouvement dans le champ des Rhunes, et le moment où nous avions quitté Malevil, il ne s’était pas écoulé plus d’une demi-heure. Manifestement, le voleur avait perdu beaucoup de son avance en luttant avec Amarante. Je voyais les endroits où elle avait refusé d’avancer, piétiné, tourné en rond. Si douce qu’elle fût, elle était attachée à son écurie, à Malevil, à Bel Amour dont le box était voisin du sien et qu’elle pouvait voir à travers l’ouverture garnie de barreaux qui les séparait. En outre, c’était une jeune bête, et elle avait encore peur de tout, d’une flaque d’eau, d’un tuyau d’arrosage, d’une pierre dans laquelle die avait buté, d’un journal emporté par le vent. Les traces de pas à côté des traces de sabots montraient bien que l’homme n’avait pas osé la monter à cru. Preuve que la pétulance de l’anglo-arabe l’avait effrayé et qu’il n’était pas bon cavalier. Le miracle, c’est qu’Amarante, malgré ses résistances, ait quand même consenti à le suivre.

Les Rhunes étaient une plaine large d’une centaine de mètres à peine entre deux rangées de collines autrefois boisées, les deux bras du cours d’eau coulant du nord au sud et le chemin vicinal suivant une voie parallèle à flanc de coteau en bordure des collines est. Le voleur n’avait pas suivi la route rectiligne où il aurait été visible de très loin, mais le bas de la pente des collines ouest, dont le tracé plus sinueux le dérobait davantage aux vues. De toute façon, j’estimais qu’il y avait peu de danger tant qu’il n’aurait pas regagné son gîte. Lui et ses compagnons n’allaient pas engager l’action sans avoir mis Amarante en lieu sûr, écurie ou enclos.

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