Malevil (51 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Le seul à s’agiter, c’est Momo. Je le sais très excitable, mais en proie à un tel délire, je ne l’ai jamais vu. Il trépigne, lève les bras au ciel, brandit le poing et hurle. Il est possédé par une colère démente et tournant vers moi ses yeux brillants et sa tête hirsute, de la voix et du geste il m’adjure de mettre un terme au pillage. Il crie d’une voix stridente :

— Le bé ! Le bé !

Les pillards ont dû se battre entre eux ou se battre contre une autre bande, car leurs vêtements sont en loques et ces loques sales, souillées, couleur de terre, découvrent leurs cuisses, leurs torses, leurs dos. Je vois une malheureuse dont les seins flasques et plissés pendent jusqu’au sol tandis qu’elle se traîne, à quatre pattes, d’épi en épi. Celle-là a des souliers, mais la plupart ont les pieds enveloppés de chiffons. Il n’y a pas parmi eux d’enfants, ni d’individus très jeunes, ni de vieillards. Les moins résistants sont morts. Ceux que je vois sont dans « la force de l’âge ». Expression qui paraît cruelle, appliquée à ces squelettes. Je suis frappé par la saillie des os du bassin, par les genoux qui paraissent énormes, par les omoplates, par les clavicules. Quand ils mastiquent, on voit les muscles de leur mâchoire. Leur peau est un sac plus ou moins plissé qui enveloppe les os, et il émane de leur groupe une odeur rance qui vous prend à la gorge et vous écoeure.

— Le bé ! Le bé !
crie Momo, et de ses deux mains il se saisit les cheveux comme pour les arracher.

J’ai la main droite crispée sur mon arme, mais elle est toujours le long de ma hanche, le canon dirigé à terre. Je n’arrive pas à épauler. Pour ces étrangers, pour ces pillards, j’éprouve une haine folle parce qu’ils dévorent notre vie. Et aussi, parce qu’ils sont ce que nous pourrions si vite devenir, nous, à Malevil, si le pillage de nos ressources continuait. Mais j’éprouve en même temps une pitié abjecte qui équilibre ma haine, et me réduit à l’impuissance.

— Le bé ! Le bé !
hurle Momo, au paroxysme de l’excitation.

Et tout d’un coup, il franchit en courant les dix mètres qui nous séparent de la bande, et il se jette en hurlant sur le pillard le plus proche et le martèle de ses poings et de ses bottes.

— Momo ! Momo ! crie la Menou.

Quelqu’un a ri, peut-être Peyssou. Moi aussi, j’ai envie de rire. Par affection pour Momo, parce qu’un acte pareil, si enfantin, si dérisoire, ça lui ressemble tant. Et aussi, parce que rien de ce que fait Momo ne tire à conséquence, parce que Momo est une parenthèse dans le sérieux de la vie, parce que Momo « compte pour du beurre ». Parce que je n’imagine pas que rien puisse jamais arriver à Momo. Il a toujours été si protégé — par la Menou, par l’oncle, par moi, par les compagnons.

J’ai vu une demi-seconde trop tard le regard farouche de l’homme. J’ai vu un quart de seconde trop tard le coup de fourche. J’ai cru le prévenir en tirant. Il était déjà porté. Et les trois dents de la fourche s’enfonçaient dans le coeur de Momo quand ma balle a frappé son adversaire et lui a déchiqueté la gorge.

Ils tombent en même temps. J’entends un hurlement inhumain et je vois la Menou se ruer en avant et se jeter sur le cadavre de son fils. J’avance alors comme un automate et je tire en avançant. À ma droite et à ma gauche, avançant sur une ligne, mes compagnons tirent aussi. Nous tirons dans le tas sans viser. Mon esprit est un blanc total. Je pense : Momo est mort. Je ne ressens rien. J’avance et je tire. Il n’est pas nécessaire d’avancer, nous sommes déjà si près. Et pourtant, nous avançons, mécaniquement, méthodiquement, comme si nous fauchions un champ.

Plus rien ne bouge, et pourtant nous tirons toujours. Jusqu’à épuisement des cartouches.

XIV

Aucun de nous, sauf la Menou, ne ressentit sur le moment la perte de Momo, d’abord parce qu’elle rencontra en nous une sorte d’incrédulité, et surtout parce que l’incursion de la bande que nous venions d’anéantir nous plongea pendant quinze jours, du matin au soir, dans des besognes harassantes.

Il fallut d’abord enterrer les morts. Ce fut une affreuse corvée, compliquée encore par le fait que je défendis de les approcher. Je craignais qu’ils ne fussent porteurs de parasites susceptibles de véhiculer des épidémies contre lesquelles nous serions sans défense. Je me souvenais, en effet, que la puce pouvait transmettre la peste et le poux, le typhus exanthématique. Le mauvais état de ces malheureux, le fait aussi qu’ils venaient sans doute de très loin, à en juger par les chiffons que beaucoup d’entre eux portaient aux pieds, me les rendaient encore plus circonspects.

On creusa une fosse à proximité du charnier et dans cette fosse on disposa des fagots et sur les fagots des rondins, de façon que la dernière couche de bois fût au niveau de la pièce de blé. Puis par un noeud coulant tendu au bout d’une perche, on passa une corde au pied de chaque mort et on le tira, à bonne distance de soi, de façon à le déposer sur le sommet du bûcher. Il y avait en tout dix-huit morts, dont cinq femmes.

Il était onze heures du soir quand, sur les cendres encore chaudes, on jeta la dernière pelletée de terre. Je ne voulus pas qu’on rentrât à Malevil dans les vêtements que nous portions. Je sonnai a la porte du châtelet d’entrée et quand Catie apparut, je lui dis de se faire aider par Miette et de nous apporter deux lessiveuses pleines d’eau. Dès qu’elles furent là, on y plaça nos vêtements, linge de corps compris et on rentra nus au château pour aller prendre une douche, l’un après l’autre, dans la salle de bains du donjon. On s’inspecta avec soin sur toutes les coutures, mais on ne trouva de parasite sur personne. On fit le lendemain un grand feu de bois sous les deux lessiveuses devant le châtelet d’entrée et ont fit bouillir longuement leur contenu avant de le rentrer au château et de l’étendre au soleil.

On mangea tous les six dans la grande salle du logis, Catie nous servant. Évelyne était là, mais je ne lui adressai pas la parole et elle n’osa pas s’approcher de moi. Miette, Falvine et la Menou veillaient Momo au châtelet d’entrée. Le repas se passa en silence. J’étais accablé de fatigue, et mes sentiments, comme engourdis. À part le stupide contentement animal de manger, de boire et de réparer mes forces, je ne ressentais qu’un immense besoin de dormir.

Il n’en était pas question, pourtant. Il y avait des décisions à prendre et une assemblée à tenir le soir même, après le repas. Je ne voulus pas y admettre les femmes. J’avais des choses très désagréables à dire à Thomas et je ne voulais pas les lui dire en présence de Catie. Je ne désirais pas non plus qu’Évelyne, que je n’avais pas chassée de ma chambre, mais à qui je n’adressais pas la parole, fût présente aux débats.

Autour de moi, les visages étaient marqués par la fatigue et la désolation. Je commençai à parler d’une voix neutre et avec beaucoup de prudence. On avait passé, dis-je, de très mauvaises heures. Des fautes avaient été commises. Il fallait faire le point ensemble et que d’abord chacun dise son opinion sur ce qui s’était passé.

Il y eut un long silence et je dis :

— A toi, Colin.

— Eh bien, moi, tu vois, dit Colin d’une voix étranglée sans regarder personne, pour Momo ça me fait peine, mais ça me fait peine aussi pour ceux qu’on a tués.

— Meyssonnier ?

— Moi, dit Meyssonnier, je pense que l’organisation n’a pas été bonne et qu’il y a eu de nombreux actes d’indiscipline.

Lui aussi, en disant cela, il ne regarde personne.

— Peyssou ?

Peyssou soulève ses larges épaules et étale sur la table ses mains puissantes.

— Ben, dit-il, ce pauvre Momo, on peut dire qu’il l’a bien cherché, en un sens. Mais quand même, comme dit Colin...

Il s’arrête là.

— Jacquet ?

— Je pense comme Colin.

Thomas ?

Je l’ai appelé en dernier pour lui marquer de la distance, mais cette distance, il l’a lui-même acceptée par avance, en n’occupant pas la chaise qu’Évelyne a laissée vacante à côté de moi. Thomas se redresse. Il ne tourne pas la tête vers moi, il regarde devant lui en me présentant un profil tendu. Bien qu’assis très droit et même de façon rigide sur son siège, il a les deux mains dans ses poches, attitude qui ne lui est pas habituelle. Je suppose qu’il les y cache, non par désinvolture, mais parce qu’elles doivent un peu trembler.

Il dit, d’une voix qu’il a du mal à contrôler :

— Puisque Meyssonnier a parlé d’actes d’indiscipline, je voudrais dire que j’en ai deux à me reprocher. Primo : après les coups de feu, Emmanuel m’a dit de ne pas m’habiller et de descendre comme j’étais avec mon arme. Or, j’ai pris le temps de m’habiller et j’ai atteint le châtelet d’entrée beaucoup trop tard, et en conséquence, je n’ai pu aider la Menou à retenir Momo.

Il avale sa salive.

— Secundo : au lieu de rester à monter la garde sur les remparts avec Catie, comme Emmanuel me l’avait ordonné, j’ai décidé de mon propre chef de me porter en renfort dans les Rhunes. Je me rends compte que j’ai commis une faute grave en laissant Malevil sans défenseur. Si la bande à laquelle nous avions en affaire avait été organisée, elle aurait pu se diviser en deux : un groupe nous aurait attirés dans les Rhunes en pillant notre blé, et pendant ce temps-là, l’autre groupe s’emparait du château.

Si je ne connaissais pas si bien Thomas, je dirais que ce discours est habile. Car enfin, en faisant lui-même son propre procès, Thomas nous désarme. Comment prononcer un réquisitoire contre un accusé qui s’accuse ? En fait, je le sais, il n’y a rien là que sa rigueur. Sa seule astuce, si c’en est une, c’est de s’arranger pour disculper sa femme. C’est sympathique, mais c’est aussi assez dangereux. Car sur le rôle de Catie dans les manquements qu’il reconnaît, j’ai ma petite idée, que je vais dire.

Je dis d’une voix neutre :

— Je te sais gré de ta franchise, Thomas. Mais je pense que tu couvres un peu trop Catie. Je te pose la question : est-ce que ce n’est pas elle qui a exigé de prendre le temps de s’habiller ?

Je le regarde. Je sais qu’il ne consentira pas à mentir.

— C’est elle, dit Thomas d’une voix qui tremble un peu. Mais puisque j’ai accepté son point de vue, c’est moi qui suis responsable de notre retard.

Cet aveu-là lui coûte et pas qu’un peu. Il est à vif, Thomas. Mais je ne vais quand même pas le lâcher.

— Une fois sur les remparts, est-ce que ce n’est pas Catie qui t’a suggéré de descendre dans les Rhunes pour voir ce qui s’y passait ?

— C’est elle, dit Thomas en rougissant profondément. Mais j’ai eu le tort, moi, d’accepter. Je suis donc seul responsable de cette faute.

Je dis d’un ton coupant :

— Vous êtes tous les deux responsables. Catie a les mêmes droits et les mêmes devoirs que nous tous ici.

— Sauf, dit Thomas les lèvres serrées, qu’elle n’a pas le droit d’assister à l’Assemblée où tu la critiques.

— J’ai voulu lui épargner ça. Mais si tu estimes qu’elle doit être entendue, va la chercher. Nous t’attendons.

Un silence. Tous le regardent. Il a les yeux baissés et les mains profondément enfoncées dans ses poches. Ses lèvres tremblent.

— Ce n’est pas nécessaire, dit-il enfin.

— Dans ce cas, je suggère que nous discutions le point de vue de Colin — qui est aussi, si je ne me trompe, celui de Peyssou et de Jacquet.

— Je n’ai pas fini de parler, dit Thomas.

— Eh bien, parle, parle ! dis-je avec impatience. Tu me fais le coup à chaque fois ! Personne ne t’empêche de parler !

Thomas reprend :

— Je suis prêt à tirer la conséquence des fautes que j’ai commises en quittant Malevil avec Catie.

Je hausse les épaules et comme il se tait, je reprends :

— Tu as fini ?

— Non, dit Thomas d’une voix sourde. Comme jusqu’à nouvel ordre, je fais toujours partie de Malevil, j’ai le droit de donner mon opinion sur le problème que nous débattons.

— Eh bien, donne-la ! Qui t’en empêche ?

Il fait une pause et reprend, d’une voix un peu plus assurée :

— Je ne suis pas de l’avis de Colin. Je ne pense pas qu’il y ait lieu de regretter d’avoir tué les pillards. Je pense au contraire qu’Emmanuel a commis une erreur en ne se décidant pas plus tôt à tirer. S’il n’avait pas tant attendu, Momo serait encore en vie.

Il n’y a pas de « oh ! », ni à proprement parler de « mouvements divers », mais la désapprobation se lit sur les visages. Pour une fois, pourtant, je ne vais pas être habile. Je ne vais pas profiter du consensus populaire. L’issue est trop grave. Je dis d’une voix égale :

— C’est exprimé sans tact, Thomas, mais ce n’est pas faux. Pourtant, je vais me permettre de te corriger. Je n’ai pas commis une erreur : j’en ai commis deux.

Je regarde les compagnons et je me tais. Je peux me permettre de me taire. J’ai excité au dernier degré leur attention.

Je reprends :

— Première erreur, et celle-là d’ordre général : je me suis montré beaucoup trop faible à l’égard d’Évelyne. En donnant le spectacle d’un homme adulte qui se laisse mener par le bout du nez par une fillette, j’ai introduit un élément de laisser-aller dans la communauté et contribué à relâcher la discipline. Conséquence concrète de ce relâchement : si je n’avais pas eu Évelyne sur les bras au moment de quitter Malevil pour courir dans les Rhunes, j’aurais pu aider la Menou à retenir Momo, du moins jusqu’à l’arrivée de Thomas.

Je prends un temps et j’ajoute :

— Si je dis ça, Thomas, ce n’est pas pour me vautrer dans les délices de l’autocritique. C’est pour te montrer que je tiens la balance égale entre ma faiblesse vis-à-vis d’Évelyne et ta faiblesse à l’égard de Catie.

— Sauf que, quand même, Évelyne n’est pas ta femme, dit Thomas.

Je dis avec froideur :

— Tu vois là une circonstance aggravante ?

Il se tait, décontenancé : ce qu’il a voulu dire, je crois, c’est que le fait d’être marié à Catie atténuait sa faute. Mais il ne tient pas à expliciter cette remarque en public, elle avouerait sa faiblesse. Il se fait une idée conventionnelle, et dans son cas, archifausse, du mari dominant.

— Deuxième erreur : Comme a dit Thomas, je ne me suis pas décidé assez tôt à tirer sur les pillards.

Meyssonnier lève les deux bras au ciel.

— Faut être juste ! dit-il d’une voix forte. Si erreur il y a, y a pas que toi à l’avoir commise. Aucun d’entre nous n’était chaud pour tirer sur ces pauvres gens. Ils étaient si maigres ! Ils avaient si faim !

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