Malevil (46 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— Thomas ?

— Oui, dit-il avec une ardeur contenue.

— Au prochain tournant, tu vas mettre Morgane au trot et tu prendras les devants. À cinq kilomètres d’ici, il y a un croisement avec une croix en pierre. Tu m’attendras là.

— Encore des mystères, dit Thomas avec mauvaise humeur, mais en donnant quand même un petit coup de talon à Morgane. Elle part aussitôt, de son trot bien huilé.

Réflexion faite, je la rejoins.

— Thomas ?

— Oui (toujours avec mauvaise humeur et sans me regarder).

— Si tu vois quelque chose qui te surprend, rappelle-toi que tu es sur Morgane, et ne lève pas le bras droit. Tu te retrouverais par terre.

Il me considère avec stupeur, puis il comprend. Aussitôt son visage s’illumine et oubliant sa peur de Morgane, il se met à galoper. Le fou ! Sur le macadam ! Si encore il avait pris le bas-côté !

Je retiens Mélusine. Malabar, à cinquante mètres derrière moi, amorce une petite descente et ce n’est pas le moment de le faire trotter trop vite. Je ne suis pas mécontent d’être seul, pour repenser à notre petite visite à La Roque. Quinze kilomètres à peine de Malevil. Un antre monde. Un autre type d’organisation. Toute la ville basse, que la falaise au Nord ne protégeait pas, ou pas assez, détruite. Les trois-quarts de la population anéantis. Pas l’ombre d’une vie communautaire, comme l’a si bien vu Marcel. La faim, le désoeuvrement, la tyrannie. Et en outre, l’insécurité. Place forte mal défendue, malgré ses bonnes défenses. Des armes en suffisance, mais qu’on n’ose pas distribuer. Les terres les plus riches du canton, mais dont les produits quand elles donneront, seront distribués sans justice. Petit bourg malheureux, affamé, et désuni, dont les chances de survie sont médiocres.

Je n’ai plus peur des La Roquais. Je sais maintenant que Fulbert ne les fera jamais marcher contre moi. Mais j’ai peur pour eux, je les plains. Et à cet instant, me soulevant en cadence au trot de Mélusine, je prends la décision de les aider de toutes mes forces dans les semaines et les mois à venir.

Mon oeil tombant sur les rênes, s’étonne de voir ma main sans chevalière. La scène dans le box me revient. Quel idiot, cet Armand ! Autant lui donner un caillou ! Comme si l’or, deux mois après le jour de l’événement, avait de la valeur ! On n’en est plus là, ou si l’on préfère, on n’en est pas encore là. Nous avons régressé à un stade beaucoup plus primitif que le métal précieux : au troc. L’âge des bijoux et de la monnaie est loin, très loin encore devant nous : nos petits-fils le connaîtront peut-être. Pas nous.

Mélusine pointe ses oreilles, bronche et au tournant suivant, une très petite silhouette se dresse à quelques mètres de nous, au milieu de la route, ses cheveux éclairés par-derrière par le soleil. J’arrête la jument.

— Je pensais bien que je te rencontrerais, dit Évelyne, en s’avançant sans aucune peur et paraissant petite et frêle à côté du puissant cheval. J’ai plaqué ces deux-là. Ils sont en train de s’embrasser, c’est quelque chose ! Comme si je n’existais pas !

Je ris et je démonte :

— Viens, on va les rejoindre.

Je la hisse sur le devant de la selle, où elle tient vraiment très peu de place.

— Accroche-toi des deux mains au pommeau.

Je remonte à cheval et je passe les rênes de part et d’autre de son petit corps. Le sommet de sa tête ne dépasse pas mon menton.

— Appuie-toi contre ma poitrine.

Je remets Mélusine au trot et je sens Évelyne trembler.

— Ça va ?

— J’ai un peu peur.

— Appuie-toi plus carrément. Ne te raidis pas. Laisse-toi aller !

— Ça remue beaucoup.

— Tu ne peux pas tomber, mes bras te servent de garde-fou.

Je m’arrange pour la serrer un peu plus et je fais deux ou trois cents mètres en silence.

— Ça va, maintenant ?

— Oh, oui, dit-elle d’une voix changée et vibrante, c’est formidable ! Je suis la fiancée du Seigneur et il m’emmène dans son château.

Elle a dû imaginer ça pour se guérir de sa frousse. Quand elle me parle, elle tourne la tête vers moi et je sens son souffle dans mon cou. Elle reprend au bout d’un moment :

— Tu devrais conquérir La Roque et Courcejac.

— Conquérir comment ?

— Les armes à la main.

Cette expression, ça doit être un souvenir de sa dernière classe d’histoire. La dernière pour toujours.

— Et alors, qu’est-ce que ça changerait ? dis-je.

— Tu passerais Armand et le curé au fil de l’épée et tu deviendrais le roi du pays.

Je me mets à rire.

— Voilà un programme qui me va tout à fait. En particulier, le « fil de l’épée ».

— Alors, on le fait ? dit Évelyne en se retournant et en me regardant avec des yeux solennels.

— Je vais réfléchir.

Mélusine se met à hennir, Malabar trottant ferme à trente ou quarante mètres derrière nous, lui répond et devant nous, révélée tout d’un coup par le tournant, Morgane, le menton appuyé sans façon sur la tête de Thomas tandis qu’il embrasse passionnément Catie.

— Oh, qu’ils sont rigolos, tous les trois ! dit Évelyne.

— Emmanuel, dit Thomas en me considérant avec des yeux un peu vagues, est-ce que je peux prendre Catie en croupe ?

— Non, tu ne peux pas.

— Tu as bien pris Évelyne sur Mélusine.

— Ce n’est pas le même poids. Ce n’est pas le même volume et ce n’est pas...

J’allais ajouter : ce n’est pas le même cavalier, mais je me retiens, à cause de Catie.

Là-dessus, Malabar arrive, très excité et Jacquet, de la charrette n’y suffisant plus, il faut que Colin descende pour le tenir tandis que Catie monte aux côtés de la mémé. Ceux de l
’Étang
témoignent de la joie, mais non de l’étonnement, car Miette, au départ de La Roque, a découvert les valises cachées sous les sacs et reconnu, en les ouvrants, les affaires de sa soeur.

— Viens, Thomas, dis-je, prenons les devants. Malabar va devenir intenable si nous restons à proximité.

Dès que l’avance me paraît suffisante, je me remets au pas.

— Emmanuel, me dit Thomas d’une voix essoufflée comme s’il avait couru. Catie voudrait que tu nous maries demain.

Je le regarde. Il n’a jamais été si beau. La statue grecque à l’intérieur de laquelle il a vécu enfermé jusque-là, vient de s’animer. Le feu de la vie sort de ses yeux, de ses narines, de ses lèvres entrouvertes. Je répète, incrédule :

— Catie voudrait que je vous marie ?

— Oui.

— Et toi ?

Il me considère avec stupeur.

— Et moi aussi, naturellement.

— Ça n’est pas si naturel que ça. Après tout, tu es athée.

— Si tu vas par là, dit-il d’un ton acide, tu n’es pas un vrai prêtre.

— Détrompe-toi, dis-je aussitôt. Fulbert n’est pas un vrai prêtre, parce qu’il ment. Moi, non. Je ne suis pas un imposteur. Mon sacerdoce est garanti par la foi des croyants qui m’ont élu. Je suis l’émanation de leur foi. C’est pourquoi je considère avec le plus grand sérieux les actes religieux qu’ils attendent de moi.

Thomas me regarde, béant.

— Mais toi-même, dit-il au bout d’un moment, tu n’es pas croyant.

Je dis sèchement :

— Nous n’avons jamais discuté de mes sentiments religieux. De toute façon, ce que je crois ou ce que je ne crois pas n’a rien à faire avec l’authenticité de mes fonctions.

Il y a un silence et il dit d’une voix tremblante :

— Et est-ce que tu vas refuser de nous marier parce que je suis athée ?

Je me récrie :

— Mais non, voyons, absolument pas. Ton mariage est valable par cela même que tu le veux. C’est ta volonté et celle de Catie qui créent l’union.

Je reprends au bout d’un moment :

— Tu peux donc être tranquille, je vous marierai. C’est une folie, mais je vous marierai.

Il me regarde, scandalisé :

— Une folie ?

— Mais bien sûr. Tu te maries parce que la Catie, fidèle aux idées du monde d’avant, ne se conçoit que mariée, même si elle n’a pas l’intention d’être fidèle.

Il tressaille et tire si fort sur les rênes que Morgane s’arrête. Mélusine s’immobilise aussitôt.

— Je me demande bien ce qui te fait dire ça.

— Mais rien, voyons. C’est une hypothèse.

J’effleure de mes talons les flancs de ma jument. Thomas m’imite.

— Et à ton avis, c’est folie, parce qu’elle va me tromper ? dit Thomas avec moins d’ironie que d’appréhension.

— C’est folie de toute façon, tu connais ma position : la monogamie n’a pas sa place dans une communauté où il y a deux femmes pour six hommes.

Il y a un silence.

— Je l’aime, dit Thomas.

Si je ne tenais pas les rênes, je lèverais les bras au ciel.

— Mais moi aussi, je l’aime ! Meyssonnier aussi ! Et Colin ! Et Peyssou, dès qu’il la verra !

— Je ne le prends pas dans ce sens-là, dit Thomas.

— Oh, si ! tu le prends dans ce sens-là ! Vu qu’il y a pas deux heures que tu la connais.

J’attends sa réponse, mais pour une fois, ce grand discuteur n’a pas envie de discuter.

— Bref, dit-il d’un ton rogue, tu nous maries ou pas ?

— Je vous marie.

Là-dessus, il me dit merci d’un ton sec et se ferme comme une huître. Je le regarde. Il n’a pas envie de parler. Il a surtout envie d’être seul et de penser à sa Catie puisque Malabar l’empêche d’être près d’elle. Je vois sur son visage une sorte de lumière qui lui sort par tous les pores. Je suis impressionné par cette grande effusion intime. Je l’envie, mon jeune Thomas, et en même temps il me fait un peu pitié. Il n’a pas dû connaître beaucoup de filles pour qu’une Catie lui fasse tant d’effet. Laissons-lui ces minutes heureuses. Le coeur lui fera mal bien assez tôt. Je presse Mélusine et je passe devant Thomas, sous prétexte de faire trotter ma jument sur l’accotement de la route. Il me suit.

Pendant une bonne heure, il n’y a plus d’autre bruit que le battement sourd des sabots des juments sur la terre et derrière nous, à une distance variable, le claquement sec des sabots de Malabar contre le macadam et le roulement de la charrette.

Pourquoi faut-il que mon coeur se mette à battre comme un fou chaque fois que je revois Malevil ? À cinq cents mètres du châtelet d’entrée, je vois se dresser Peyssou, l’arme à la bretelle, la bouille fendue d’un sourire. Je m’arrête.

— Et qu’est-ce que tu fais là ? Que se passe-t-il ?

— Rien que d’heureux, dit-il en élargissant son sourire.

Il ajoute d’un ton triomphal :

— Le blé des Rhunes est sorti !

XIII

C’est vrai, il est sorti.

Je prends à peine le temps de manger une tranche de jambon, la Menou rechignant à me la tailler parce que j’ai donné ma part à Marcel, et Peyssou nous emmène à grandes enjambées au champ des Rhunes, Colin, Jacquet et moi, et bien entendu Évelyne, qui ne me quitte pas. On y va le fusil à la bretelle, ce n’est pas parce qu’on ne craint plus La Roque qu’on va relâcher les consignes de sécurité.

De loin, comme on descend le chemin caillouteux de l’ancien torrent, on ne voit rien qu’un labour. Un bon labour de terre noire qui a perdu cet aspect pulvérulent et mort qu’il avait avant la venue de la pluie. Et il faut s’approcher vraiment très près pour discerner les pousses. Oh, elles sont petites, très petites ! Quelques millimètres à peine. Quand même, ces minuscules pointes de vert tendre qui sortent du terreau, c’est à pleurer de joie ! C’est vrai que cette pièce, nous l’avons beaucoup travaillée et qu’on n’y a pas plaint le fumier non plus. Mais quand on pense que la pluie est revenue il y a quatre jours et le soleil, trois jours à peine, et que la graine, en si peu de temps, a germé et percé, on est stupéfait de la vitesse de sa croissance. Je tâte la glèbe du dos de la main. Elle est tiède comme un corps humain. C’est tout juste si je ne crois pas sentir en elle la palpitation du sang.

— Elle est sauvée, maintenant, dit Peyssou avec un air de jubilation.

Ce « elle », je suppose, désigne la terre, ou la pièce des Rhunes. Ou la récolte.

— Ouais, dit Colin, il pousse, ça on peut pas dire le contraire, mais... Même qu’il va pas tarder à se mettre en herbe.

— Sous quinze jours, il va se mettre en herbe, interrompt Peyssou avec autorité.

— Bon, admettons, mais regarde un peu le tard de la saison. C’est pas dit qu’il arrive à maturité, ce blé.

Ce propos paraît sacrilège à Peyssou.

— Déconne pas, Colin, dit-il avec sévérité. Un blé qui part si vite, c’est qu’il a la volonté de se rattraper.

— À condition que, dit Jacquet.

Peyssou tourne vers lui sa large bouille durcie par l’intolérance.

— À condition que quoi ?

— Que le soleil est pour continuer, dit le serf avec hardiesse.

— Et la pluie, dit Colin.

Ce scepticisme irrite Peyssou et il hausse ses larges épaules.

— C’est bien le moins qu’on aye un peu de soleil et de pluie, après tout ce qu’on a passé. Et levant sa tête mal équarrie, il regarde le ciel, de l’air de le prendre à témoin de la modestie de ses demandes.

Debout devant le champ des Rhunes avec mes compagnons, la menotte d’Évelyne dans ma main, ce que j’éprouve, c’est le même sentiment, vague mais puissant, de gratitude que j’ai déjà ressenti quand la pluie a commencé à tomber. Je sais bien qu’on va me dire que ma gratitude postule la présence, derrière l’univers, d’une force bienveillante. Oui, mais alors, très diluée. Par exemple, si je ne craignais le ridicule, je m’agenouillerais bien volontiers dans le champ des Rhunes et je dirais : merci, terre tiède. Merci, chaud soleil. Merci, pousses vertes. De là à symboliser la terre et les pousses par de belles filles nues, comme les Anciens, il n’y a qu’un pas. J’ai bien peur de ne pas être un abbé de Malevil bien orthodoxe.

Après nous, tout Malevil va se succéder dans les Rhunes pour admirer le blé, même Thomas et Catie, les mains nouées. Ces deux-là, on évite de se trouver sur leur chemin, ils se cogneraient à vous, ils ne vous voient pas. Depuis notre arrivée, Thomas fait les honneurs des lieux et ça prend longtemps, parce que le château est grand, les recoins nombreux et nombreuses aussi les raisons de s’attarder.

L’après-midi, je suis en train de desseller Malabar, Évelyne dans le box avec moi. Elle est adossée à la cloison, ses cheveux blonds raides dans la figure, les cernes sous ses yeux bleus encore plus profonds, elle paraît maigre et fatiguée et elle tousse sans arrêt, d’une petite toux qui est surtout un raclement de gorge et qui m’inquiète, car Catie, redescendue un moment sur terre, m’a prévenu il y a quelques minutes qu’il présage une crise d’asthme.

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