Malevil (63 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Je conseille à Menou de freiner davantage quand, après avoir levé le pont-levis, elle l’abaisse à nouveau. Il faut que le tablier se pose en douceur sur le rebord en pierre des douves. Par la petite fenêtre carrée de la machinerie, je vois Peyssou et Colin apparaître à la porte du châtelet et regarder dans notre direction. À eux aussi, le grincement des chaînes doit rappeler des souvenirs.

— Voilà ton poste de combat, Menou. Dès que ça commence à chauffer, tu te mets ici et tu attends. Si ça se gâte, et qu’on doit se retirer dans la deuxième enceinte, tu remontes le pont-levis. Tu veux faire un deuxième essai ? Tu te rappelleras ?

— Je suis pas idiote, dit Menou.

Et tout d’un coup, ses yeux se remplissent de larmes. Je suis saisi, parce qu’elle n’a pas le pleur facile.

— Allons, Menou.

— Fous-moi la paix, dit-elle, les dents serrées.

Elle ne me regarde pas, elle regarde devant elle. Elle est droite, la tête levée, immobile. Les larmes coulent sur son visage tanné (seul son front est blanc, parce que l’été elle se protège le crâne d’un grand chapeau de paille). Et elle est là debout, rigide, les deux mains fermées sur les deux bras du cabestan comme si elle dirigeait un bateau dans un grain. Ce treuil, c’est Momo qui le manoeuvrait, le jour de la visite de Paulat. Il rayonnait, il dansait de joie. Je le revois, et elle le revoit, et elle pleure, la mâchoire serrée, debout devant la machine, sans relâcher ses mains. Elle ne s’attendrit pas. Elle ne se prend pas en pitié. Ce n’est qu’un moment, c’est tout. Elle va passer à travers le mauvais temps et dans une seconde, émerger du grain. Je lui tourne le dos pour ne pas la gêner et je regarde par la lucarne. Mais du coin de l’oeil j’aperçois sa formidable petite silhouette, la tête dressée, pleurant les yeux grands ouverts, sans le moindre sanglot. Son image se reflète dans la vitre ouverte de la petite fenêtre, et ce qui me frappe surtout, ce sont ses deux poings fermés avec force sur les bras du cabestan comme si, peu à peu, elle raffermissait sa prise sur la vie.

Je la quitte. C’est ce qu’elle désire, je crois. À grands pas, je gagne le donjon, et dans le donjon, ma chambre. Je m’assois devant mon bureau et dans mon tiroir, où je n’ai pas fouillé depuis longtemps, je trouve ce que je cherche : deux crayons-feutres, l’un noir et l’autre rouge. Je trouve aussi ce que je ne cherche pas : le gros sifflet de flic que, dans un fol accès de générosité, j’ai donné à Peyssou le jour où nous lui avons flanqué une raclée pour lui ôter le goût de devenir le chef du
Cercle.
Si je le détiens, c’est qu’abusant du bon coeur de Peyssou, je l’ai persuadé, le lendemain, de me le revendre à bon prix. Même aujourd’hui c’est avec plaisir que je le tourne et retourne dans mes doigts. C’est toujours la même merveille. Son chrome a résisté aux ans, et il émet un son strident qui s’entend de très loin. Je le place dans la poche de poitrine de ma chemise et sacrifiant le quart d’une grande feuille de papier à dessin, je me mets à ma tâche.

Je travaille depuis cinq minutes à peine quand on frappe à ma porte. C’est Catie.

— Assieds-toi, Catie, dis-je sans lever la tête.

Ma table est en épi contre le mur face à la fenêtre et Catie doit la contourner pour s’asseoir en face de moi, le dos au jour. En passant, elle laisse traîner sa main gauche comme distraitement sur ma nuque et mon cou. En même temps, elle jette les yeux sur ce que je fais. J’essaye de lui cacher l’effet que sa présence ici produit sur moi. Elle n’est pas dupe. Elle est assise sur le bord de sa chaise, le ventre en avant, à me regarder avec insistance, les yeux à demi fermés, un demi-sourire sur les lèvres.

— C’est fini, ces écuries, Catie ?

— Oui, et même que je me suis douchée.

Ceci, non sans intention, je pense. Mais je garde les yeux baissés sur ma tâche. Le bon entendeur entend mal.

— Tu veux me parler ? dis-je au bout d’un moment.

— Eh oui, dit-elle avec un soupir.

— À quel sujet ?

— Au sujet de Vilmain. J’ai une idée.

Elle reprend :

— Tu as dit que si on avait des idées, qu’on vienne te le dire.

— C’est exact.

— Eh bé, voilà. J’ai une idée, dit-elle d’un air modeste.

— Je t’écoute, dis-je, les yeux baissés sur ma tâche.

Un silence.

— Je voudrais pas te déranger, dit-elle, surtout que tu as l’air de bien travailler. Et vrai ! qu’est-ce que tu écris bien ! poursuit-elle en essayant de lire à l’envers les grosses lettres d’imprimerie que je suis en train de tracer avec mon feutre. Qu’est-ce que tu fais, Emmanuel ? Une affiche ?

— Une proclamation pour Vilmain et sa troupe.

— Et qu’est-ce qu’elle dit, ta proclamation ?

— Des choses très désagréables pour Vilmain et beaucoup moins désagréables pour sa troupe.

Je reprends :

— Si tu veux, j’essaye d’exploiter le mauvais moral de la troupe et de la dissocier de son chef.

— Et ça va marcher, ça, tu crois ?

— Si les choses se gâtent pour eux, oui. Dans le cas contraire, non. Mais moi, de toute façon, ça m’aura coûté qu’une feuille de papier.

Derrière moi, on frappe à la porte. Je crie « entrez » sans me retourner et je poursuis ma tâche. Je note que Catie devant moi se redresse sur sa chaise et comme le silence se prolonge, je pivote le buste en arrière pour regarder le visiteur. C’est Évelyne.

Je fronce les sourcils.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Meyssonnier est revenu d’enterrer Bébelle et je suis venue te le dire.

— C’est Meyssonnier qui t’en a priée ?

— Non.

— Tu n’étais pas volontaire pour aider à la vaisselle ?

— Si.

— Et elle est finie ?

— Non.

— Alors, retourne aider. Quand on commence une chose, on la plaque pas pour la première idée qui vous passe par la tête.

— J’y vais, dit-elle sans bouger d’un pouce, ses grands yeux bleus fixés sur moi.

Cette immobilité lui vaudrait, en temps ordinaire, un petit coup de gueule. Mais je ne vais pas l’humilier devant Catie.

— Alors ? dis-je plutôt gentiment.

Cette gentillesse la fait fondre.

— J’y vais, dit-elle au bord des larmes en refermant la porte sur elle.

— Évelyne !

Elle reparaît.

— Dis à Meyssonnier que j’ai besoin de lui. Immédiatement.

Elle me fait un sourire lumineux et referme. D’une pierre trois coups : j’ai réellement besoin de Meyssonnier. Je rassure Évelyne. Et je renvoie Catie — avec qui je ne reste pas ici sans péril. C’est vrai que la crainte n’est pas, en l’occurrence, mon sentiment dominant, mais il y a quand même un ordre dans les urgences.

Catie reprend sur sa chaise sa pose vautrée. Non que je lève les yeux sur elle, du moins pas jusqu’à la hauteur de son visage. Je me suis remis à ma tâche. Fort heureusement, je n’ai qu’à copier, j’avais préparé mon texte sur une petite feuille de brouillon. Catie fait entendre un petit rire.

— Tu as vu comme elle a rappliqué ! Elle est folle de toi !

— C’est bien réciproque, dis-je d’un ton sec en relevant la tête.

Elle me regarde avec un sourire qui m’exaspère.

— Dans ces conditions, dit-elle, je ne vois pas ce qui...

— Dans ces conditions, si tu me disais ton idée ?

Elle soupire, elle se tortille sur sa chaise, elle se gratte la jambe. Bref, elle est bien marrie d’avoir à abandonner le passionnant sujet de mes rapports avec Évelyne.

— Bon, dit-elle, Vilmain attaque. Comme tu dis, il tombe sur un os. (Dieu sait pourquoi, elle rit.) Il retourne à La Roque, il nous fait une guerre d’embuscades et ça t’embête.

— Ça fait plus que m’embêter. C’est une catastrophe. Il peut nous faire beaucoup de mal.

— Eh bien, alors, dit-elle, quand il s’en ira, il faut l’empêcher de regagner La Roque, il faut le poursuivre.

— Il aura une sacrée avance.

Elle me regarde d’un air de triomphe.

— Oui, mais nous, nous avons des chevaux !

Je suis stupéfait. Ce n’était pas qu’un prétexte : elle avait vraiment une idée ! Et moi qui ai passé ma vie avec les chevaux, je ne l’avais pas eue. La guerre et l’art hippique n’avaient aucun lien dans mon esprit. Si, pourtant. Je les avais liés une fois, une seule, quand j’avais voulu convaincre les compagnons de donner notre vache à Fulbert contre deux juments. Arguments dans une discussion, rien de plus. J’avais sur Vilmain cette énorme supériorité : une cavalerie, et je n’allais pas m’en servir !

Je me redresse sur ma chaise.

— Catie, tu es géniale !

Elle rougit et à la joie brusque qui l’inonde et lui entrouvre les lèvres et lui fait ces yeux d’enfant heureux, je mesure combien elle a dû mal endurer que je la sous-estime.

Je réfléchis. Je ne lui dis pas qu’il va falloir creuser son idée, car on ne peut pas s’amener comme ça derrière la bande de Vilmain sur la route, les sabots des bêtes sonnant sur le macadam. Ils nous entendraient, ils nous attendraient à un tournant et quelles cibles on ferait pour eux !

— Bravo, dis-je, bravo Catie, je vais voir ça et en attendant, n’en parle à personne.

— Bien sûr, dit-elle d’un air fier.

Et entraînée par le poids nouveau de ses vertus, elle y ajoute la discrétion :

— Allez, dit-elle, je file, je vois que tu travailles, je vais te laisser.

Je me lève, assez imprudemment, car ayant contourné la table, elle se jette à mon cou et s’enroule autour de moi. Peyssou a raison : elle frétille.

On frappe à la porte, je crie entrez ! sans réfléchir. C’est Meyssonnier. Chose bizarre, c’est lui qui rougit et parpalège. Et moi, je suis bien désolé d’être celui par qui le scandale arrive.

La porte claque sur Catie et Meyssonnier ne se permet rien, ni le « eh bé » qu’aurait dit Peyssou en pareil cas, ni le sourire qu’aurait fait Colin.

— Assieds-toi, dis-je, je te demande une minute.

Il prend la place, chaude encore, de Catie. Assis carrément sur la chaise, il garde le silence et ne bouge pas d’une ligne. C’est bien reposant d’être entre hommes. Je finis mon affiche, beaucoup mieux et beaucoup plus vite que je ne l’ai commencée.

— Voilà, dis-je en lui tendant la proclamation, qu’est-ce que tu en penses ?

Il lit tout haut :

DOMAINE DE MALEVIL ET DE LA ROQUE

Les criminels dont les noms suivent sont condamnés à mort :

V
ILMAIN
, hors-la-loi, chef de bande.

J
EAN
F
ATRAC
, bourreau de Courcejac.

Pour les autres, s’ils déposent les armes à la première sommation, nous nous contenterons de les bannir de notre territoire avec huit jours de vivres.

Emmanuel Comte
abbé de Malevil.

Après avoir lu tout haut, Meyssonnier relit tout bas. Je regarde son long visage, ses longues rides le long de ses joues. Le mot « conscience » est inscrit sur chacun de ses traits. Il a été un bon militant communiste, mais il aurait pu faire, tout aussi bien, un bon prêtre, un bon médecin. Et avec sa passion de servir et son attention aux détails, un très bon administrateur. Quel dommage qu’il n’ait pas été maire de Malejac ! Je suis sûr que même maintenant, il lui arrive de le regretter.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Guerre psychologique, dit-il sobrement.

Ça, c’est une constatation. L’appréciation viendra plus tard. Il réfléchit derechef. Laissons-le mastiquer. Je sais qu’il est lent, mais que le résultat de ses ruminations vaut la peine.

Il reprend :

— Mais à mon avis, ça ne jouera que si Vilmain et Feyrac sont tués. Dans ce cas, évidemment, vu qu’ils seront plus commandés, les autres peuvent préférer la vie sauve à la bagarre.

À Catie, j’ai déclaré : si les choses se gâtent pour eux. Meyssonnier, lui, est bien plus précis : si Vilmain et Feyrac sont tués. C’est lui qui a raison. La nuance est importante. Je devrai m’en souvenir quand je donnerai les consignes de tir, au moment du combat.

Je me lève.

— Voilà. Tu peux me trouver un morceau de contre-plaqué, me coller ça dessus et me le percer de deux trous ?

— C’est très faisable, dit Meyssonnier en se levant à son tour.

Il contourne mon bureau, mon affiche à la main et s’arrête à ma hauteur.

— Je voulais te dire : tu veux toujours qu’on n’utilise que les meurtrières des merlons ?

— Oui. Pourquoi ?

— Y en a que cinq. Avec les deux meurtrières du châtelet, ça fait sept. Et nous sommes dix, maintenant.

Je le regarde.

— Qu’est-ce que tu en conclus ?

— Qu’il faut trois gars dehors et non pas deux. Je te le signale, parce que la casemate est trop petite pour trois.

Meyssonnier, après Catie ! Tout Malevil réfléchit, cherche, invente. Tout Malevil est tendu vers un but unique, de toutes ses forces. J’ai l’impression, à cette minute, de faire partie d’un tout que je commande mais auquel je suis en même temps subordonné, dont je ne suis moi aussi qu’un rouage et qui pense et agit pour son propre compte, comme un seul être. C’est une impression grisante que je n’ai jamais eue dans mon existence d’avant, où tout ce que je faisais se réduisait mesquinement à moi seul.

— Tu as l’air content, dit Meyssonnier.

— Je le suis. Je trouve que ça marche bien, Malevil.

Cette phrase, tandis que je la prononce, me paraît dérisoire au regard de ce que j’éprouve.

— Quand même, dit Meyssonnier, tu as pas des petits creux dans le ventre, de temps en temps ?

Je me mets à rire.

— Eh si !

Il rit aussi et il ajoute :

— Tu sais ce que ça me rappelle ? La veille du certificat d’études !

Je ris encore et le raccompagne jusqu’à l’escalier à vis, la main sur son épaule. Il part et je reviens sur mes pas pour prendre mon Springfield et fermer la porte.

Dans la cour de la première enceinte, Colin, Jacquet et Hervé m’attendent, les deux derniers pelle encore en main. Colin, les mains vides et un peu à l’écart. La proximité de ces deux géants doit paraître un peu oppressive à sa petite taille.

— Gardez vos outils, dis-je. J’ai du travail pour vous. Nous attendons Meyssonnier.

Catie sort de la Maternité en entendant ma voix, l’étrille dans une main et la brosse en chiendent dans l’antre. Je sais ce qu’elle fait : elle profite qu’Amarante a une litière propre pour la nettoyer. Car Amarante a la passion de se rouler, que son box soit crotté ou non. Falvine est assise sur une grosse souche commodément placée à l’entrée de la grotte et se lève d’un air coupable en me voyant.

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