Malevil (60 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Cela ressemble à un jeu du temps du
Cercle,
et Meyssonnier me le fait remarquer. La différence, c’est que cette fois l’enjeu du jeu est notre vie. Mais ni lui ni moi n’avons envie de faire une remarque aussi dramatique. Au contraire, nous sommes bien d’accord pour nous en tenir au quotidien. Au bout de deux heures de marche, on s’assied pour souffler sur quelques touffes d’herbe dans une situation dominante qui nous donne des vues sur la route de La Roque. Par contre, quelqu’un cheminant sur la route ne pourrait nous apercevoir, même si nous étions à cheval, dans le moutonnement du sous-bois. Voir sans être vu, dirait Meyssonnier.

— On va s’en tirer, je crois, dit celui-ci.

Sauf qu’il parpalège et que son visage étroit, sous l’effet de la tension, paraît plus long encore, il est aussi calme qu’on peut l’être. Comme je fais oui de la tête sans parler, il reprend :

— J’essaye de m’imaginer les choses. Vilmain s’amène avec son bazooka. D’un coup, il démolit la palissade et la franchit. Devant lui, il voit les sacs de sable, il pense que le portail est derrière et il tire. Il tire un coup, deux coups, sans résultat. Il n’a qu’une dizaine d’obus. Bien sûr, il ne va pas les tirer tous. Alors, il donne l’ordre de la retraite.

Je hoche la tête.

— C’est justement ce que je crains, tu vois. S’il s’en va, nous ne serons pas sauvés pour autant. Bien au contraire. Vilmain est un homme de métier. Dès qu’il verra qu’il est tombé sur un bec, il va rentrer à La Roque et nous faire une guerre d’embuscades.

— Nous pourrons lui tendre des contre-embuscades, dit Meyssonnier. Nous connaissons bien le terrain.

— Il va pas tarder à le connaître. Même ce sentier, il n’en a pas pour longtemps à le découvrir. Non, Meyssonnier, s’il y a une guerre de ce genre, nous avons toutes les chances de la perdre. Vilmain a plus de monde que nous, et il est mieux armé. La plupart de nos pétoires ne sont plus utiles au-delà de quarante mètres et ses fusils 36 vous descendent un homme à quatre cents.

— Et au-delà, dit Meyssonnier.

Comme je me tais, il reprend :

— Alors, qu’est-ce que tu proposes ?

— Rien pour le moment. Je réfléchis.

Quand nous débouchons à nouveau sur la route de La Roque, le soleil décline, la lumière est rasante et dorée.

— Thomas ?

— Je suis là, dit Thomas en levant son bras, me révélant par ce seul geste sa planque sur le talus qui domine la route.

L’heure est sereine, mais serein, certes, je ne le suis pas, tandis que je me dirige vers Thomas, faisant un petit signe d’adieu à Meyssonnier qui regagne Malevil.

Thomas est très camouflé, découvrant devant lui cent mètres de route, l’arme reposant sur deux pierres plates qu’il a recouvertes de terre. Je m’étends à côté de lui.

— C’est dégueulasse, la guerre, dit Thomas. Je vous ai vus de très loin, je vous ai même mis en joue. J’aurais pu vous descendre comme une fleur, l’un et l’autre.

Merci pour la fleur. Si j’étais superstitieux, je penserais que ce n’est pas un très bon début pour le genre de conversation qui nous attend.

— Thomas, j’ai à te parler.

— Eh bien, parle, dit-il, sentant ma gêne.

Je lui dis tout. Ou plutôt, non, je ne lui dis pas tout. Car je voudrais éviter de charger Catie. Voici donc ma version : Catie est venue dans ma chambre comme je finissais ma sieste, probablement pour me parler. Et voilà. Je n’ai pas pu résister.

Thomas, son beau visage régulier tourné vers moi, me regarde avec attention.

— Tu n’as pas pu résister ?

Je fais non de la tête.

— Eh bien, tu vois, dit-il du ton le plus calme, elle n’est pas si mal que ça. Tu l’as toujours sous-estimée.

Lui aussi ! Je suis stupéfait qu’il le prenne ainsi Je me tais, les yeux fichés à terre.

— Tu as l’air déçu, dit Thomas en scrutant mes traits.

— Déçu n’est pas le mot. Etonné, oui. Un peu.

— C’est que mon point de vue a changé, dit Thomas. Mais j’ai omis de t’en avertir. Tu te rappelles, la discussion à l’Assemblée quand tu as ramené Miette ? Un seul mari ou plusieurs. J’ai défendu contre toi la monogamie, tu as été mis en minorité et tu en as été très mortifié.

Il a un demi-sourire et il reprend.

— Bref, mon optique a changé. Je te donne raison. Personne ne peut prétendre accaparer une femme comme sa propriété exclusive, quand il y a deux femmes pour six.

Je regarde, étonné, son profil austère. Je le croyais toujours aussi pénétré de son bon droit monogamique. Et j’entends dans sa bouche mes propres opinions.

— En outre, dit-il, je ne suis pas le propriétaire de Catie. Elle fait ce qu’elle veut. C’est un être humain. Elle ne m’a pas promis de m’être fidèle et je n’ai pas à savoir ce qu’elle a fait cet après-midi.

Il conclut d’une voix nette :

— Nous n’en reparlerons plus.

N’était cette décision de ne plus en parler, je le croirais tout à fait impassible. Il ne l’est pas. Il y a autour de ses lèvres un imperceptible frémissement. Ce qui veut dire, j’en suis certain, qu’il a prévu les infidélités de Catie et qu’il s’est armé contre elles à l’avance en se bardant de raisons. Et de raisons qu’il m’emprunte. Je reconnais bien là mon Thomas. Rigoureux, mais non insensible. Et là, étendu à côté de lui et les yeux fixés comme les siens sur la route que nous avons la tâche de surveiller, je ressens pour lui un intense sentiment d’amitié. Non que je regrette quoi que ce soit. Mais il n’y a pas de commune mesure, me semble-t-il, entre ce que j’ai vécu cet après-midi et l’émotion que j’éprouve en ce moment.

Comme le silence me paraît trop durer, je me soulève sur mon coude.

— Si tu veux, je te remplace, tu peux rentrer.

— Mais non, dit Thomas, on a plus besoin de toi que de moi à Malevil. Tu verras si le mur est bien à ton idée.

— Oui, dis-je, tu as raison. Mais de ton côté, ne prolonge pas ta garde après chien et loup. Ça ne serait pas utile. Pour la nuit, nous avons la casemate.

— Et qui va s’y coller ?

— Peyssou et Colin.

— Entendu, dit Thomas, je rentrerai à la nuit.

Le seul signe de tension que l’on pourrait discerner, c’est que nous parlons avec des voix exagérément normales, sur un ton presque trop factuel.

— Salut, dis-je en m’éloignant avec une aisance qui me paraît fausse. D’ailleurs, même ce mot « salut », je ne l’aurais pas dit, d’ordinaire. On n’est pas si poli entre nous.

Je presse le pas. Je sonne un coup à la cloche de la palissade, et Peyssou vient m’ouvrir la chatière.

— Eh bien, me dit-il, dès que je suis debout à ses côtés. C’est fini. Qu’est-ce que tu en penses ? Tu vois le mur, toi ? Et regarde, même que tu te mettrais sur le côté, côté tombes ou côté à pic, tu vois même pas la tranche. C’est pas du camouflé, ça ? Tu vois pas un caillou, rien que des sacs. Il va tomber sur un bec, le Vilmain.

Il souffle un peu, il est torse nu, il est encore un peu suant malgré la fraîcheur du soir et ses gros bras gonflés de muscles sont à demi repliés, comme s’il n’arrivait plus à les étendre. Je remarque ses mains rouges, et malgré leurs cals, écorchées. Il rayonne.

— Eh bé, tu vois, reprend-il, un jour ! Un jour que ça nous a pris ! J’aurais pas cru. C’est vrai que les blocs étaient tout taillés et qu’on était six. Enfin, cinq, et les femmes, quatre.

 part les deux ménines et Thomas, tout Malevil est là à entourer le mur, et à l’admirer dans le jour qui tombe. Catie, en haut d’une des deux échelles, achève de remettre de l’aplomb dans la dernière rangée de sacs. Elle nous tourne le dos.

— Elle est bien roulée, dit Peyssou à mi-voix.

— Pas aussi bien que sa soeur.

— Quand même, dit Peyssou, on peut dire que Thomas, il a de la veine. Et pas fière. Une fille qui te fait la conversation à tout le monde. Et affectueuse. Toujours à t’embrasser, même que j’en suis gêné.

Je le vois rougir dans la pénombre. Il reprend :

— Je voulais te dire, Emmanuel. Si on est pour se battre demain et risquer d’être tué, il faudrait peut-être avoir une communion ce soir. Je te parle pour moi et Colin.

Ses grosses mains tournent et retournent le cadenas de la chatière. Il n’a pas pensé à le remettre en place.

— Je vais y réfléchir.

Mais je n’en ai pas le temps. Un coup de feu claque. Je me fige.

— Ouvre, dis-je à Peyssou. J’y vais. C’est Thomas.

— Et si c’était pas lui ?

— Ouvre donc !

Il remonte la coulisse et au moment de franchir la chatière, je dis d’un ton bref :

— Personne derrière moi !

Je cours, le fusil à la main. C’est long, cent mètres. Je ralentis au deuxième tournant. Je me baisse et j’avance dans le fossé courbé en deux. Debout au milieu de la route, je reconnais Thomas, immobile, son fusil sous le bras. Il me tourne le dos. Une forme claire est étendue à ses pieds.

— Thomas !

Il se retourne, mais il fait presque nuit, je ne distingue pas ses traits. J’approche.

La forme claire étendue sur le sol est une femme. Je distingue une jupe, un chemisier blanc, de longs cheveux blonds. Elle a un trou noir dans la poitrine.

— Bébelle, dit Thomas.

XVI

— Tu es sûr ?

Je le vois dans la pénombre qui hausse les épaules.

— Je l’ai reconnu tout de suite d’après la description d’Hervé. Et aussi à sa démarche. Il se croyait seul, il prenait pas la peine de marcher comme une femme.

Il se tait, il avale sa salive.

— Alors ?

— Je l’ai laissé me dépasser, puis je me suis levé, je me suis appuyé contre ce tronc d’arbre que tu vois là, et j’ai dit : Bébelle, comme ça, pas fort du tout. Il s’est retourné comme si un chien l’avait mordu au mollet, il a serré son petit baluchon sur son ventre, il a mis la main droite dans le baluchon. J’ai dit : « Les mains à la nuque, Bébelle », et c’est alors qu’il a lancé son couteau.

— Tu l’as esquivé ?

— Je ne sais pas. Je ne sais pas si je l’ai esquivé ou si Bébelle a eu l’oeil tiré par l’arbre. Par habitude, parce que c’est contre un arbre qu’il a dû apprendre à lancer. En tout cas, c’est le bois qui a pris à quelques centimètres de ma poitrine. Et j’ai fait feu. Voilà le couteau, j’ai donc pas rêvé.

Je soupèse le couteau et du bout du pied je soulève la jupe de Bébelle jusqu’au slip. Puis je me penche et dans le peu de jour qui reste, je regarde la tête. Très jolis traits, fins et réguliers, encadrés de longs cheveux blonds. Au visage, on pourrait s’y tromper. Eh bien, Bébelle, tu as enfin résolu tes problèmes. La mort a choisi pour toi. C’est en femme que  nous allons t’enterrer.

— Vilmain a voulu nous faire le coup de La Roque, dit Thomas.

Je secoue la tête.

— Il n’est pas dans les parages. Il serait déjà là.

Mieux vaut quand même ne pas s’éterniser. Bébelle attendra pour sa sépulture. J’entraîne Thomas au pas de course jusqu’à Malevil. Et je mets Jacquet de garde sur les remparts.

Nous nous retrouvons tous dans la cuisine du châtelet d’entrée, serrés autour de la table, très éclairés par la lampe à huile apportée par Falvine du logis. Nous nous regardons en silence. Les armes sont appuyées contre le mur derrière nous et les munitions bourrent les larges poches de nos blue-jeans et de nos bleus de travail. Nous n’avons que deux cartouchières et nous les avons réservées à Miette et à Catie.

Repas simple : tourte, beurre, jambon, et à volonté, lait ou vin.

Thomas recommence son récit, écouté par tous avec une attention profonde et par Catie avec une admiration qui me pique. Un comble, cette réaction. Je fais de mon mieux pour la réprimer, mais ce n’est pas si facile.

L’opinion générale, quand il a fini, c’est qu’en effet, Vilmain et sa bande n’étaient pas dans les parages. Car en entendant la détonation, sachant bien que Bébelle n’avait pas pris de fusil, ils seraient tombés sur Thomas. La mission de Bébelle n’était pas d’égorger le portier et d’ouvrir, comme à La Roque, mais d’aller aux renseignements. Comme les deux de ce matin.

La conversation tombe et laisse place à un long silence angoissé.

À la fin du repas, je prends la parole :

— Dès qu’on aura débarrassé, je donnerai la communion, si tout le monde est d’accord.

Approbation. Thomas et Meyssonnier se taisent. Pendant que les femmes débarrassent, Peyssou m’entraîne dans la cour.

— Voilà, dit-il à voix basse, je voudrais me confesser.

— Maintenant ?

— Eh oui.

Je lève les bras.

— Mais tes péchés, mon pauvre Peyssou, je les connais par coeur !

— Y en a un nouveau, dit Peyssou. Un gros.

Silence. Dommage qu’il fasse trop noir pour que je distingue bien son visage. Nous sommes à une quinzaine de mètres du rempart, et je ne vois même pas Jacquet sur le chemin de ronde.

— Un gros ? dis-je.

— Enfin, dit Peyssou, assez.

Silence. Nous marchons à petits pas dans le noir, dans la direction de la Maternité.

— Catie ?

— Oui.

— Par la pensée ?

— Eh oui ! dit Peysson avec un soupir.

Je pèse ce soupir. Nous atteignons la Maternité et Amarante, qui ne me voit pas, mais qui m’a senti, fait de ses naseaux un tendre « pfff ». Je m’approche, et de la main, à tâtons, je cherche la grosse tête de la jument pour la caresser. Elle est chaude et douce sous mes doigts.

— Elle est trop affectueuse ?

— Oui.

— Et elle t’embrasse ?

— Oui, souvent.

— Comment t’embrasse-t-elle ?

— Ben, dit Peyssou.

— Elle te jette les bras autour du cou et elle te pique des petits baisers ?

— Comment ta sais ça ? dit Peyssou d’une voix stupéfaite.

— Et en même temps, elle se colle contre toi ?

— Oh là, là, dit Peyssou, elle fait plus que se coller ! Elle frétille !

À ce moment, j’ai une idée très précise de ce que ferait Fulbert s’il se trouvait dans ma peau. Bon critère, ça, au fond : penser à ce que ferait Fulbert dans une circonstance donnée et faire l’inverse. Voici ce que ça donne :

— Tu n’es pas le seul, tu sais.

— Quoi, dit Peyssou. Toi aussi ?

— Moi aussi.

Encore un petit effort. Allons jusqu’au bout de l’anti-Fulbertisme.

— Et moi, dis-je, c’est bien pis.

— C’est bien pis ? dit Peyssou en écho.

Je lui dis comment s’est passée ma sieste. Pour lui parler, je m’appuie le dos contre la mi-cloison du box et Amarante pose sa tête sur mon épaule. De la main droite, tout en parlant, je lui caresse la ganache. Sans me mordre, elle qui a pourtant la manie de tiquer, elle me happe un peu le cou avec ses lèvres.

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