Malevil (62 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— Plus loin, les fusils. Le canon en premier. Poussez-les à l’intérieur.

Ils obéissent et je laisse retomber la coulisse. J’ouvre les culasses l’une après l’autre. Pas de balle dans le canon ni dans le magasin. J’appuie les deux armes debout contre la palissade et je mets à la main le Springfield que je portais jusqu’ici à la bretelle.

Ceci fait, je laisse entrer Hervé, je referme la chatière, je conduis Hervé au portail du châtelet d’entrée et quand le portail s’est refermé sur lui, et alors seulement, je reviens chercher son compagnon.

Avant ce matin, je ne m’étais pas rendu compte avec précision comment nous devions utiliser la ZDA. En réalité, elle doit fonctionner comme une écluse. Elle nous donne le moyen d’admettre les visiteurs un par un, après les avoir désarmés. De retour au châtelet d’entrée, je prends le papier sur lequel j’ai dressé la veille l’ordre de la relève et au dos, au crayon, avant même d’interroger de nouveau Hervé, je consigne la nouvelle règle que je viens de mettre au point.

Tandis que je finis de la rédiger, la Menou, Falvine et Évelyne surviennent. La première se met aussitôt à allumer le feu et d’un ton sec, ordonne à la seconde, qui voudrait bien s’attarder, d’aller traire. Quant à Évelyne, elle se colle debout contre mon flanc et comme je ne la chasse pas, elle prend mon bras gauche et le passe autour de sa taille en tenant ma main avec fermeté par le pouce. Elle reste coite et sans mouvement, à me regarder écrire, craignant que son avantage lui soit retiré si elle le pousse trop avant. Quand j’hésite sur un mot et lève les yeux du papier, je vois les visiteurs regarder Miette et Catie avec intérêt. Intérêt réciproque, je m’en assure en jetant un coup d’oeil à Catie. Celle-ci est debout, très guerrière, s’appuyant de la main gauche sur le canon de son arme, le pouce droit croche dans sa cartouchière. Elle se déhanche, l’oeil fixé sans vergogne aucune sur Hervé.

Nous sommes loin d’être au complet, Peyssou et Colin sont encore de garde à la casemate des Sept Fayards et Jacquet sur les remparts. Thomas, je le note, ne regarde pas Catie et s’est assis à l’autre bout de la table. Meyssonnier, debout derrière moi, lit par-dessus mon épaule ce que j’écris. Il marque ainsi aux yeux de tous qu’il n’est pas pour rien mon adjoint.

Dès que j’ai terminé avec mes « écritures », la Menou éteint la lampe à huile et j’interroge Hervé.

Il m’apprend des choses intéressantes. Hier soir, Bébelle, pour reconnaître Malevil, n’était pas seul. Un ancien l’accompagnait. Et tous deux sont partis de La Roque en vélo. Mais Bébelle a caché le sien à deux cents mètres de Malevil et ordonné à l’ancien de n’intervenir sous aucun prétexte. L’ancien s’est planqué, il a entendu le coup de feu, il a vu Bébelle tomber et il a regagné La Roque. Vilmain a aussitôt déclaré que Malevil lui avait tué « deux gonziers » et qu’il allait « se payer » Malevil. Mais auparavant, pour « assurer ses derrières » et peut-être aussi pour ne pas rester sur un échec, il a ordonné une expédition nocturne sur Courcejac : six hommes, sous le commandement des frères Feyrac. Malheureusement, le matin même à l’aube, l’ancien qui avait reconnu Courcejac avec Maurice avait volé deux poules. Les gars de Courcejac veillaient et dès que le commando est apparu, ils ont ouvert le feu et tué Daniel Feyrac. Jean Feyrac, devenu fou furieux, a ordonné l’assaut et a tout massacré.

— Qu’est-ce que ça veut dire, « tout » ?

— Les deux gars, un couple de vieux, la femme et le bébé.

Un silence. Nous nous regardons.

Je dis au bout d’un moment :

— Et Vilmain, qu’est-ce qu’il a dit de cet exploit ?

« Le coup est régulier. On te tue un gonzier. Tu te payes le village. »

Un silence de nouveau. Je fais signe à Hervé de continuer. Il tousse pour raffermir sa voix.

— Après Courcejac, Vilmain voulait aussitôt foncer sur Malevil. Mais les anciens n’étaient pas d’accord. Jean Feyrac non plus : on peut pas se lancer comme ça contre Malevil, il faut d’abord le reconnaître.

— C’est Jean Feyrac qui a dit ça ?

— C’est lui.

Je déborde de dégoût. « Se payer un village », oui, quand c’est facile. Mais Malevil, c’est autre chose. Malevil, ça fait réfléchir ces messieurs. La preuve : lorsque Vilmain demande à nouveau des volontaires, il n’en trouve aucun chez les anciens. Et Hervé et Maurice n’ont pas de mal à se faire désigner.

— Qu’a dit Vilmain ?

— Si ces petits cons réussissent, ils passent anciens. S’ils se font trouer, on y va, compris ?

— Et les anciens ?

— Pas chauds.

— Cependant, si Vilmain donne l’ordre de foncer, ils foncent ?

— Oui. Ils ont encore peur de Vilmain.

— Pourquoi, « encore » ?

— Disons qu’ils en ont moins peur depuis hier soir.

— Depuis la mort de Bébelle ?

— La mort de Bébelle et de Daniel Feyrac. « Le clan des durs » est amputé. Enfin, c’est comme ça que je vois les choses.

Et il les voit bien, je crois. Je reprends :

— Si Vilmain était tué, il y aurait quelqu’un pour
le remplacer ?

— Jean Feyrac.

— Et si Feyrac était tué ?

— Personne.

— Ça se disloquerait ?

— Oui, je crois.

Le petit déjeuner est prêt. Les bols fument sur le noyer ciré. Quel paisible tableau, et à quelques kilomètres d’ici, six cadavres, dont un très petit, dans une cour de ferme. Nous sommes glacés d’horreur et de stupeur. Quel affreux prestige la cruauté a sur l’homme pour qu’il lui fasse l’hommage de tels sentiments ! Le mépris suffirait. Plus encore que le sadisme, ce qui frappe dans ce massacre, c’est sa stupidité. Des hommes s’acharnent contre la vie humaine et s’autodétruisent dans leur propre espèce.

J’attire mon bol à moi. Je ne veux plus penser à Courcejac. Je veux réfléchir au combat qui se prépare. Nous mangeons en silence, un silence troublé par l’irrépressible bavardage de la Falvine, retour de traite. Il est vrai qu’elle n’a pas entendu le récit de la boucherie et qu’elle ne peut pas être à l’unisson de nos pensées. Ce matin, en tout cas, c’est pire que jamais. Cette parlote falvinienne, la Menou, dans ses bons jours, la compare à un moulin, à une chute d’eau, à une tronçonneuse, et dans ses mauvais jours, à une diarrhée. Après ce que nous avons appris, la pensée tout occupée de cette petite ferme que nous connaissons bien, nous mangeons sans mot dire. Et le bavassage infini de la Falvine, qui ne s’adresse à personne, est multiplié par le silence et doublement intarissable, puisque personne ne lui répond. C’est un bruit tout à fait extérieur à la communauté, comme un filet d’eau qui tombe du toit sur les payés, ou à Malejac, la bétonnière du maçon, jadis, ou le ruban d’une scierie. Bien que ce flux verbal soit composé de mots, français ou patois, il n’a, en fin de compte, rien d’humain : c’est le contraire d’une communication, puisqu’il ne répond pas à une attente, que toutes les oreilles le refusent et qu’il coule pour rien, repoussé par tous. À la fin, fatigué peut-être par ma nuit et tendu déjà vers celle qui vient, je dis, au risque de donner de nouvelles armes à la Menou :

— Mais tais-toi donc, Falvine ! Tu m’empêches de réfléchir !

Ça y est ! Les larmes ! D’une façon ou d’une autre, il faut que ça coule ! Et si encore ça coulait en silence ! Mais non. Ce ne sont que sanglots, soupirs, reniflements, mouchages ! Je ne la vois pas, car je lui tourne le dos. Mais je l’entends. Cette geignasserie est bien plus intolérable que son interminable discours. D’autant que maintenant, j’ai droit, en plus, à un bougonnement continu de la Menou, dont je ne distingue pas les paroles, mais que la Falvine doit entendre et qui doit aviver sa plaie en
y
versant une bonne dose d’acide. Si ça continue, Catie va intervenir. Ce n’est pas qu’elle adore sa mémé. Elle la becquette aussi à l’occasion. Mais quand même, c’est sa mémé. Le sang l’exige, elle ne peut pas la laisser plumer sous ses yeux, sans donner, à son tour, du bec et des ergots. Et elle aime ça. Elle est dure et rapide. Et elle pique bien, « toute jeune qu’elle est ». J’ai fait du joli, moi, en jetant ce caillou dans la volière ! Le caquetage, la plume qui vole, les ailes qui battent, le sang qui gicle ! Dire que c’est du silence que je voulais ! Merci, Miette, d’être muette. Et merci à toi, jeune Évelyne, d’avoir encore assez peur de moi (ça te passera) pour te taire quand je lance mes foudres.

Il faut parer au plus pressé. Je tue dans l’oeuf la contre-attaque imminente de Catie.

— Catie, tu as fini de manger ?

— Oui.

— Et toi, Falvine ?

— Ben oui, tu vois, Emmanuel, j’ai fini.

Un mot ne lui suffit pas, comme à Catie : il lui en faut sept.

— Alors, allez toutes les deux nettoyer les écuries. Jacquet ne sera pas disponible ce matin.

Catie obéit aussitôt. Elle se lève. Elle tient la promesse faite hier : un vrai petit soldat.

— Et la vaisselle ? dit la Falvine, consciencieuse avec ostentation.

— La Menou la fera avec Miette.

— Et moi, dit Évelyne.

— C’est que c’est une grande vaisselle, dit la Falvine en feignant d’hésiter.

— Va donc ! dit la Menou agacée. Je me débrouillerai bien sans toi !

— Tu viens, Mémé, dit Catie, agacée aussi.

Et Catie sort, mince et rapide comme une flèche entrainant derrière elle cette grosse boule de suif qui tangue et roule sur ses énormes jambes.

Au prix d’une lourde vaisselle, la Menou reste donc maîtresse du terrain. Mais ce prix lui est léger. C’est ce qu’elle exprime sans équivoque dans un ultime ronchonnement qu’elle dose en durée et en volume pour marquer le coup sans cependant s’attirer de moi une remarque qui gâterait son avantage. Tout cela se perd par degrés dans l’inaudible, puis le silence, et je peux enfin réfléchir.

Le combat n’est plus si inégal. Vilmain a perdu trois anciens, et deux de ses nouveaux ont fait défection. Sa bande, forte de dix-sept hommes avant-hier, n’en compte plus que douze. De mon côté, avec Hervé et Maurice, je dispose maintenant de dix combattants. Et mon armement s’est enrichi dans le même temps de trois fusils 36.

Si j’en crois Hervé, l’autorité de Vilmain est ébranlée. Avec ses trois morts, le moral de la bande a baissé. Il baissera davantage avec les défections de Maurice et d’Hervé, qui seront, elles aussi, interprétées comme des pertes.

Trois problèmes se posent à moi :

1. Trouver un dispositif de combat qui me permette d’exploiter à fond les avantages offerts par le terrain.

2. Inventer un stratagème pour accélérer, s’il se peut, la démoralisation de l’adversaire.

3. S’il se retire, empêcher à tout prix qu’il regagne La Roque et poursuive contre nous une guerre d’embuscades. C’est surtout ce dernier point qui me paraît important.

Il y a un continuel va-et-vient dans cette cuisine au châtelet depuis que j’ai envoyé Falvine et Catie aux écuries. Thomas est parti monter la garde sur la route de La Roque et Jacquet est venu manger. Meyssonnier est allé chercher Peyssou et Colin, il est revenu avec eux, et il est reparti enterrer Bébelle avec Hervé.

Pour interroger Maurice, je n’attendais que le départ d’Hervé. Je voulais mener cet interrogatoire en dehors de sa présence, afin de m’assurer que le récit de son camarade corroborait le sien.

Maurice est un Eurasien. Bien qu’il n’ait, à mon avis, que deux ou trois centimètres de plus que Colin, il paraît beaucoup plus grand, tant il est mince, les hanches étroites et les fesses réduites à deux poings. Il est, par contre, relativement large d’épaules (encore que l’ossature reste frêle), ce qui lui donne la silhouette élégante d’un bas-relief égyptien. Le teint est ambré. Ses cheveux d’un noir profond et tombant en frange raide autour de sa tête encadrent à la Jeanne d’Arc un visage fin et grave, animé de loin en loin d’un sourire inébranlablement poli. D’ailleurs, poli il l’est jusqu’au bout des ongles. On a l’impression que, même en se forçant, il ne parviendrait pas à être grossier.

Il m’explique qu’il est le fils d’un Français marié à une Indochinoise de Sainte-Livrade, dans le Lot-et-Garonne. Son père dirigeait une petite exploitation près de Fumel et Hervé était venu passer quelques jours chez lui à Pâques quand la bombe a éclaté. À partir de là, son récit corrobore en tous points celui de Maurice, quels que soient mes efforts pour le prendre en défaut. La seule différence, c’est que Maurice paraît avoir davantage présent à l’esprit l’égorgement de son camarade René et nourrir un ressentiment plus vif à l’égard de Vilmain. Il n’exprime pas par des mots ce ressentiment. Mais quand il évoque le meurtre, tout d’un coup ses prunelles de jais durcissent et les fentes obliques de ses paupières se ferment à moitié. Comme Hervé, il me fait bonne impression.

Meilleure même. Hervé a la parole facile, de la verve et des dons de comédien. Maurice, sans être aussi brillant, est un homme d’un acier mieux trempé.

Je me tourne vers Peyssou.

— Peyssou, quand tu auras fini de manger, j’ai un travail pour toi.

— Je t’écoute.

— Nous avons des anneaux au magasin. Je voudrais que tu ailles les cimenter dans le mur de la cave avec Maurice. Je voudrais y attacher le taureau, les vaches et Bel Amour pendant le combat. Je voudrais aussi que tu me construises un box provisoire pour Adélaïde.

— Bel Amour seule ? dit Peyssou. Et les autres canassons ?

— Ils restent à la Maternité, nous pouvons en avoir besoin. Quand tu auras fini, tu me le diras et nous ferons tous une corvée de foin de la Maternité à la cave.

Peyssou, le nez dans son bol, ses yeux émergeant à peine du rebord, me regarde, l’air anxieux.

— Tu crois qu’on est pour perdre la première enceinte ?

— Je crois rien de ce genre, je prends des précautions.

Je me lève.

— Menou, laisse un instant ta vaisselle, viens avec moi.

Le temps de prendre le torchon des mains de Miette et de s’essuyer ses petits bras noueux, elle me suit. Je l’entraîne dans mon sillage (elle fait deux pas quand j’en fais un), et je la mène jusqu’à la chambre de la machinerie, au-dessus du pont-levis.

— Tu crois qu’en cas de besoin, tu vas pouvoir manoeuvrer ça toute seule, Menou ? Ou tu préfères te faire aider par la Falvine ?

— J’ai pas besoin de ce gros tas, dit Menou.

Je lui montre. Et après deux ou trois essais, arc-boutant son petit corps maigre et serrant les dents, elle arrive parfaitement à manoeuvrer les bras du cabestan. C’est la première fois que je fais fonctionner le treuil depuis le jour, juste avant Pâques, où nous avons discuté des élections municipales de 77 avec M. Paulat. Le grincement sourd des grosses chaînes bien huilées me ramène avec une extraordinaire acuité au temps passé. Bien. Pas de temps pour les réminiscences et la mélancolie.

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