Malevil (57 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— Pas encore. J’attends Meyssonnier.

Je regardai l’homme. Un mètre quatre-vingt, des cheveux noirs fournis, une nuque jeune. Le gabarit de Jacquet, mais en plus mince. Vigoureux, mais élancé. Habillé comme le sont en semaine les jeunes cultivateurs du coin : blue-jean, demi-bottes et chemise de laine à carreaux. Mais sur lui, ses vêtements avaient l’air élégant. Sa tournure même était élégante. Et même dans la posture humiliante que je le contraignais à garder, il conservait de la dignité.

Quand Meyssonnier fut à côté de moi, je lui dis :

— Enlève-lui son arme.

J’appuyai le canon de la mienne contre le dos du prisonnier. Aussitôt et sans qu’on ait besoin de le lui dire, il leva les bras pour aider Meyssonnier à passer la bretelle de son arme par-dessus sa tête.

— Fusil de l’armée, dit Meyssonnier avec respect. Modèle 36.

Je sortis mon mouchoir de ma poche, le pliai, et je dis :

— Je vais te bander les yeux. Baisse tes mains.

Il se laissa faire.

— Là, maintenant, tu peux te tourner.

Il se tourna et sauf les yeux, je vis enfin son visage. Pas plus de vingt ans. La joue rasée, mais une petite barbe noire en pointe dont les bords étaient taillés avec soin. Un air net et sérieux. Mais bien sûr, il fallait voir les yeux.

— Meyssonnier, dis-je, ramasse le fusil du mort, et ramasse aussi les munitions qu’il doit avoir sur lui.

Meyssonnier grogna. Il avait évité, jusque-là de regarder le cadavre et sa tête éclatée. Moi aussi.

— Peyssou, tu peux ouvrir.

Le verrou du haut coulissa, puis celui du bas, puis les deux verrous transversaux. Il y eut un déclic : c’était le cadenas.

— Autre fusil 36, dit Meyssonnier en se relevant.

Peyssou apparut, jeta un coup d’oeil au corps, pâlit sous son hâle et déchargea Meyssonnier des deux fusils 36.

— C’est le Springfield qui l’a arrangé comme ça ? dit Peyssou.

Meyssonnier ne répondit pas.

— C’est toi qui as tiré ? reprit Peyssou en voyant le Springfield dans les mains de Meyssonnier.

Celui-ci fit non de la tête.

— Non, c’est moi, dis-je avec irritation.

La main à plat sur le dos du jeune homme, je le poussai en avant. Peyssou referma. Je pris le captif par le bras, je le fis pivoter deux ou trois fois sur lui-même avant de l’engager dans la zone non piégée. Je recommençai l’opération trois ou quatre fois jusqu’au châtelet d’entrée. Peyssou et Meyssonnier me suivaient sans dire un mot. Meyssonnier, parce qu’il n’avait pas envie de parler après avoir vidé les poches du mort, et Peyssou, parce que je l’avais rabroué.

Sur le rempart du châtelet d’entrée, deux des panneaux de bois qui fermaient les embrasures des anciens créneaux étaient ouverts, et derrière eux, je devinai des visages. Je levai la tête et je mis un doigt sur mes lèvres.

Colin ouvrit la porte du châtelet d’entrée. J’attendis qu’il l’eût refermée, puis je lâchai le bras du captif, j’attirai Meyssonnier à part et je lui dis à voix basse :

— Conduis le prisonnier au logis en lui faisant faire des zigzags, mais sans excès. Je te suis.

Quand Meyssonnier se fut éloigné avec le prisonnier, je fis signe à Colin et à Peyssou de les suivre à distance, mais sans parler.

Les deux ménines, Miette, Catie, Évelyne, Thomas et Jacquet descendaient l’escalier de pierre du rempart. Je leur fis signe de ne pas parler. J’attendis qu’ils fussent à mon niveau et je leur dis à voix basse :

— Thomas, Miette et Catie restent sur les remparts. Évelyne aussi. Jacquet, donne ton arme à Miette. Tu viens avec nous. Menou et Falvine aussi.

— Et pourquoi pas moi ? dit Catie.

— Tu feras tes pourquoi après, dit Thomas d’un ton sec.

Évelyne se mordait les lèvres, mais elle me regardait sans mot dire.

— C’est pas juste, dit Catie, à voix basse et furieuse. Tout le monde va voir le prisonnier ! Sauf nous !

— Justement, dis-je. Je veux pas que le prisonnier vous voie, Miette et toi.

— Tu comptes donc le relâcher, dit Catie avec vivacité.

— Si je peux, oui.

— C’est un monde, ça ! dit Catie avee indignation. On va le relâcher et nous, on l’aura même pas vu !

— Tu me vois, moi ! dis-je avec colère. Ça te suffit pas ? Tu as besoin d’aller faire du charme à ce type ? Et un ennemi, par-dessus le marché !

— Et qui a dit que j’allais lui faire du charme ? dit Catie avec rage, les larmes au bord des yeux. J’en ai assez, de m’entendre rabâcher ça !

Miette qui suivait toute cette scène avec une intense désapprobation, eut un geste inattendu : elle enserra tout d’un coup les épaules de Catie de son bras gauche et lui colla la main sur sa bouche. Catie se débattit comme un puma. Mais Miette la maintint contre elle, maîtrisée et muette.

Je m’aperçus qu’Évelyne me regardait. Elle me regardait d’un air modeste et méritant. Elle obéissait, elle. Et sans rien dire. Je pris le temps de sourire à cette petite pharisienne.

— Tu viens, Jacquet ?

Jacquet était embarrassé. Je lui avais dit de remettre son arme à Miette et les deux mains de Miette étaient occupées.

— Remets ton fusil à Thomas, dis-je par-dessus mon épaule en m’éloignant.

J’entendis courir derrière moi. C’était Jacquet.

— Elle a toujours été comme ça, dit-il à mi-voix en arrivant à ma hauteur. Même à douze ans. Toujours la chatte. C’est comme ça que ça a commencé avec le père, à l’Étang. Mais ça lui a pas servi de leçon.

Il ajouta :

— Ah, elle ne vaut pas Miette ! Ah, non !

Je ne dis rien. Je ne veux pas me laisser aller à un jugement qui pourrait être répété. Je suis aussi très contrarié. Thomas a compris, mais pas Catie. Pas encore. L’indiscipline continue.

Dans la grande salle du logis, le prisonnier est assis, les yeux bandés, à la place de Momo-Jacquet, au bas bout de la table, le dos au foyer. Le jour est levé, mais pas encore le soleil. La fenêtre la plus proche du prisonnier est entrouverte. L’air est tiède. Il va encore faire une belle journée.

Je fais signe aux autres de s’asseoir. Ils occupent leurs places habituelles, le fusil entre leurs jambes. Les ménines restent debout, la Falvine pour une fois silencieuse. C’est l’heure du petit déjeuner et il est prêt. Le lait sur le foyer a bouilli, les bols sont sur les tables, la tourte est là, avec le beurre maison. Je sens un creux subit dans l’estomac.

— Colin, enlève-lui son bandeau.

Les yeux du prisonnier apparaissent. Ils clignotent avec violence et s’adaptent peu à peu. Puis il me regarde, regarde les compagnons, regarde aussi les bols, la tourte, le beurre. J’aime assez ses yeux. J’aime aussi son attitude. Il se tient bien. Pâle, mais non décomposé. Les lèvres sèches, mais les traits fermes.

— Tu as soif ? dis-je du ton le plus uni.

— Oui.

— Qu’est-ce que tu veux ? Du vin ou du lait ?

— Du lait.

— Tu veux manger ?

Hésitation.
Je répète :

— Tu veux manger ?

— Je veux bien.

Il a parlé à voix basse. Il a préféré le lait au vin. Ce n’est donc pas un cultivateur, bien qu’à mon avis il ne se situe pas très loin du terroir.

Je fais signe à Menou. Elle lui verse un bol, et lui taille une tranche de tourte sensiblement plus grosse que celle qu’elle a lancée au vieux Pougès. Comme je l’ai dit, elle a un faible pour les beaux gars. Et le prisonnier est beau, avec ses yeux noirs, ses cheveux noirs et sa petite barbe en pointe, noire aussi, qui tranche sur sa peau mate. Costaud aussi, tout en étant mince. Car la Menou évalue l’homme, aussi, en termes de travail.

Elle lui met du beurre sur sa tranche de tourte et la lui donne. Quand la tartine apparaît devant lui, le prisonnier se retourne à demi pour regarder la Menou, lui fait un petit sourire filial et lui dit merci avec émotion. Mon siège est fait, bien que je m’enveloppe encore de froideur et de circonspection. Et au coup d’oeil que me jette Colin, je vois qu’il est bien d’accord, ce qui me fortifie d’autant.

La Menou nous sert et nous mangeons dans un profond silence. Je me dis que si le petit gars que j’ai descendu avait fait la courte échelle à notre prisonnier, c’est celui-ci qui, à l’heure actuelle, aurait le crâne éclaté. C’est une pensée idiote, oiseuse, qui ne peut servir à personne, et que je chasse parce qu’elle ne me rend pas gai. Mais elle revient plusieurs fois au cours du petit déjeuner et me le gâte.

Le prisonnier a fini. Il pose ses deux mains sur la table et attend. Ça lui a fait du bien de manger. Il a de la couleur aux joues. Et chose extravagante, il a l’air heureux d’être avec nous. Heureux et soulagé.

Je l’interroge. Il répond aussitôt, sans la moindre hésitation, sans rien dissimuler. Mieux même, il a l’air content de m’informer.

Nous le sommes beaucoup moins d’apprendre à qui nous avons affaire : une troupe forte de dix-sept hommes, commandés par un nommé Vilmain, qui se donne pour un ancien officier de paras. Très structurée, la bande, en anciens et en nouveaux, ceux-ci étant les esclaves de ceux-là. Discipline implacable. Trois punitions : la bastonnade, le cachot sans boire ni manger, l’égorgement devant le front des troupes. Vilmain dispose d’un bazooka avec une douzaine de petits obus et d’une vingtaine de fusils.

Hervé Legrand — c’est le nom du prisonnier — nous raconte la façon dont il a été recruté. Vilmain s’est emparé de son village au sud-ouest de Fumel. Il a eu des pertes au cours de l’attaque et il a voulu les compenser.

— On nous a raflé, dit Hervé, René, Maurice et moi. On nous a amenés sur la place du village. Et Vilmain a dit à René : tu es d’accord pour t’engager dans ma troupe ? René a dit non. Aussitôt, les frères Feyrac l’ont jeté à genoux et Bébelle l’a égorgé.

— C’est une femme, Bébelle ?

— Non. Enfin, non.

— Description ?

— Un mètre soixante-cinq, longs cheveux blonds, traits fins. Taille fine. Pieds et mains petits. Aime se déguiser en femme. Tu t’y tromperais.

— Et Vilmain, il s’y trompe ?

— Oui.

— Il n’est pas le seul ?

— Oh, si.

— Les gars ont peur de Vilmain ?

— Ils ont surtout peur de Bébelle.

Hervé ajoute :

— Il est très adroit avec son couteau. De tous les anciens, c’est celui qui le lance le mieux.

Je le regarde.

— Quand on est nouveau, comment devient-on ancien ?

— Je te cite Vilmain : jamais à l’ancienneté.

— Comment, alors ?

— En se portant volontaire pour des missions.

Je dis avec sécheresse :

— C’est pour ça que tu t’es proposé pour reconnaître Malevil ?

— Non. Maurice et moi, on voulait vous prévenir et déserter.

— Alors, pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

Il répond sans l’ombre d’une hésitation.

— Parce que ce n’était pas Maurice qui était avec moi. Voilà comment ça s’est passé : ce matin, Vilmain demande quatre hommes pour deux missions, l’une sur Courcejac, l’autre sur Malevil. Seuls, Maurice et moi sortons des rangs. Deux nouveaux. Alors, Vilmain a engueulé les anciens et à la fin, deux d’entre eux se sont proposés. Vilmain m’a collé avec l’un et Maurice avec l’autre. Maurice, à l’heure qu’il est, il reconnaît Courcejac.

— Il y a une chose que je ne comprends pas. Ce matin, Vilmain lance une mission de reconnaissance sur Courcejac, l’autre sur Malevil. Pourquoi pas une aussi sur La Roque ?

Un temps. Hervé me regarde.

— Mais, dit-il avec lenteur, parce que La Roque, nous y sommes.

— Quoi ! dis-je.

En même temps, je ne sais pourquoi, je me soulève à demi sur ma chaise.

— Quoi ! Vous êtes à La Roque ? Depuis quand ?

Ma question n’a pas de sens. Peu importe le moment où Vilmain s’y est installé. Ce qui importe, c’est qu’il y soit. Avec ses fusils 36, ses gars aguerris, son bazooka et son expérience.

Je vois les compagnons pâlir.

— La bande, dit Hervé, a pris La Roque hier soir au coucher du soleil.

Je me lève, et je m’éloigne de la table. Je suis atterré. J’ai fait reconnaître les défenses de La Roque la veille à l’aube et le soir au crépuscule La Roque est prise, mais pas par nous ! Et moi, si je n’avais pas eu l’idée, ce matin, de faire un prisonnier, contre l’avis de Meyssonnier qui voulait respecter mes consignes idiotes, je me serais présenté ce matin sous les murs de La Roque avec mes compagnons et la certitude d’une victoire facile. Par malheur, j’ai beaucoup d’imagination : et je nous vois, cloués, en terrain découvert, par le feu dévastateur de dix-sept fusils de guerre.

Je sens mes jambes trembler sons moi. Je mets les deux mains dans mes poches et tournant le dos à la table, je me dirige vers la fenêtre. J’ouvre tous grands les deux vantaux et je respire avec force. Je pense que le prisonnier me regarde et je lutte pour retrouver mon calme. Notre vie a tenu à un hasard infime, à deux hasards, en fait : l’un, malheureux, l’autre heureux, le second annulant le premier. Vilmain prend le bourg la veille du jour où je dois l’attaquer, et moi, je lui fais un prisonnier quelques heures avant de partir moi-même à l’attaque. Que votre vie tienne à ces coïncidences absurdes, voilà qui vous rend modeste.

Le visage fermé, je retourne m’asseoir et je dis d’un ton bref :

— Continue.

Hervé nous raconte la prise de La Roque. Bébelle s’est présenté seul devant la porte sud à la tombée de la nuit, il était déguisé en femme, un petit baluchon à la main. Le type qui gardait la tour — nous saurons plus tard qu’il s’agit de Lanouaille, — l’a laissé entrer, et dès que Bébelle a constaté que Lanouaille était seul, il lui a tranché la gorge. Après quoi, il a ouvert aux autres. Le bourg est tombé sans un coup de feu.

Meyssonnier me demande alors la parole et je la lui donne.

— Combien avez-vous de fusils 36 ? dit-il en se tournant vers le prisonnier.

— Vingt.

— Et des munitions en abondance ?

— Oui, je crois. On rationne, mais pas beaucoup.

Hervé reprend :

— Le principe de Vilmain, c’est toujours d’avoir vingt hommes pour ses vingt fusils.

À la demande de Meyssonnier, Hervé décrit alors le bazooka par le menu. Quand il a fini, j’interviens :

— Il y a une chose que tu vas me préciser. Vous êtes vingt, ou bien dix-sept ?

— En principe, nous sommes vingt. Mais on a perdu trois types depuis Fumel. Ce qui nous ramène à dix-sept. Enfin, dix-sept. Plus maintenant, tu viens d’en tuer un, seize ! Et tu m’as fait prisonnier, quinze !

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