Malevil (56 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Toutes les discussions avec Catie au sujet de l’intimité supposée entre Emmanuel et Évelyne, viennent de là. Catie arguait qu’Emmanuel n’était pas un homme à rester chaste après s’être privé de Miette.

Colin, à qui je confiai nos doutes, fut d’un avis contraire : C’est pas vrai, dit-il, qu’Emmanuel peut pas rester chaste. À vingt ans, pendant deux ans, moi qui te parle, j’ai vu Emmanuel ne pas toucher aux femmes. Deux ans. Coureur il était avant, et coureur il fut après, et pas qu’un peu, mais pendant ces deux ans, rien. Si tu veux mon avis, il y a une fille qui l’avait beaucoup chagriné.

Il ajouta : Et puis, tu connais pas Emmanuel. C’est un scrupuleux. Il ferait pas une chose pareille. Emmanuel, il a jamais fait une vacherie à une fille. Ça serait plutôt le contraire. C’est pas l’homme à abuser, ça non, jamais.

Je lui demandai alors son avis sur la situation telle qu’il la voyait. Ben, il l’aime, dit-il, et la façon qu’il l’aime, je pourrais pas dire. Évidemment, ça étonne un peu, vu qu’Évelyne est un petit chat maigre, et Emmanuel jusqu’ici, les femmes, plus y avait de quoi, plus il était content. Ça étonne aussi, vu qu’Évelyne a quatorze ans et qu’elle est même pas jolie, à part les yeux. Mais ce qui est de la toucher, non. Tu peux faire une croix là-dessus. C’est pas le genre.

Je dois dire que Catie, dans la suite, se rangea aussi à cet avis, car s’étant donné pour tâche de « les observer », elle ne découvrit jamais aucun indice qui pût étayer ses soupçons.

L’assemblée qu’Emmanuel a décrite dans ce chapitre ne fut pas seulement importante parce qu’elle marqua notre passage à la « 
morale dure
 », mieux adaptée à notre « 
nouvelle époque
 », elle fit aussi d’Emmanuel notre chef militaire « en cas d’urgence et de danger ». Et comme ces cas se multiplièrent dans les mois qui suivirent, Emmanuel, qui était déjà abbé de Malevil, rassembla, en fin de compte, dans ses mains tous les pouvoirs, spirituels et temporels, de la communauté.

S’agit-il là d’une « 
seigneurisation
 » d’Emmanuel ? et d’un simple retour au passé féodal ? Je ne le crois pas. À mon avis, l’esprit dans lequel la communauté de Malevil considère ses 394 rapports internes est entièrement moderne. Et moderne aussi, le souci constant d’Emmanuel de ne rien entreprendre sans être d’abord certain de notre adhésion. Sans parler d’humilité — j’ai horreur de cette phraséologie masochiste — je dirais qu’il y a un certain dépassement du moi dans la façon dont Emmanuel et nous tous acceptons sans arrêt de nous contester.

XV

Deux jours après la visite du vieux Pougès, je fis faire une reconnaissance à l’aube sous les murs de La Roque. J’acquis la conviction que Fulbert se gardait mal et que la prise du bourg serait facile. Les deux portes étaient surveillées, mais entre les deux portes courait un long rempart, nulle part défendu et qui n’était pas si haut qu’on ne pût l’escalader par une échelle, ou mieux, par une corde armée d’un grappin.

Je fixai au lendemain l’expédition contre La Roque, mais contrairement à l’avis général, j’ordonnai que la surveillance de nuit des abords de Malevil continuerait jusqu’à l’aube. Depuis la moisson, n’ayant plus rien à garder dans les Rhunes, la garde de nuit s’était repliée sur une casemate que nous avions creusée dans la colline des
Sept Fayards
et qui donnait d’excellentes vues sur le chemin de Malevil et sur la palissade.

Comme il y avait eu chez les compagnons une certaine réticence à assurer la surveillance extérieure de nuit la veille de l’expédition contre La Roque, l’idée étant qu’il fallait se conserver frais pour ce grand jour, je décidai, pour donner l’exemple, de m’y coller cette nuit-là, avec Meyssonnier.

Rien n’est plus démoralisant qu’une garde de nuit. C’est de la routine et de la discipline à l’état pur. On est là, à attendre qu’il arrive quelque chose et la plupart du temps, il n’arrive rien. Thomas et Catie, eux, ils avaient au moins la ressource de faire l’amour pendant leur nuit de garde, encore que la casemate ne fût pas pour cela bien propice, malgré tout le soin que Meyssonnier avait mis à l’aménager. Comme dans les Rhunes, les parois de la tranchée étaient retenues par des fascines. Et le sol, outre son plancher de caillebotis, avait reçu une inclinaison et une rigole qui écoulait l’eau de pluie en dehors, sur la pente, par un élément de canalisation. Le toit n’était pas seulement fait de branchages, mais recouvert d’une plaque de tôle, elle-même recouverte d’une couche de terre, piquée çà et là de touffes d’herbe comme l’était le sous-bois depuis l’explosion tardive du printemps. Et on avait transplanté dans ses abords des petits arbustes feuillus qui, sans gêner les vues, camouflaient si bien la casemate que du chemin qui menait à Malevil, il était difficile de la distinguer, même à la jumelle, de son environnement de troncs calcinés et de buissons verts.

Pour permettre la surveillance et le tir dans la direction de la palissade, la casemate était ouverte à hauteur de poitrine dans la direction du nord et de l’est. Malheureusement, c’était aussi du nord et de l’est que venaient les pluies et les vents dominants, si bien que malgré l’avancée du toit, on se faisait quand même mouiller par les orages, ceux-ci ayant l’air de choisir de préférence la nuit pour se déverser.

J’avais alterné les moments de veille et de sommeil avec Meyssonnier, de façon à me réserver l’aube, à mon avis la période la plus dangereuse, puisqu’il fallait bien que l’ennemi distinguât quelque chose de son objectif pour pouvoir s’en approcher.

Je n’entendis absolument aucun bruit. Tout se passa comme dans un film muet. Je crus voir deux formes se rapprocher de la palissade sur le chemin de Malevil. Je dis « je crus », précisément parce que je commençai par ne pas le croire. Un homme à une distance de soixante-dix mètres, c’est vraiment une très petite image et quand cette image, grise elle-même, se déplace en silence contre la grisaille de la falaise par temps brumeux, dans le chien et loup du petit jour, on se demande s’il ne s’agit pas d’une illusion. Est-ce que je ne somnolais pas un peu, au surplus ? Je le pense, car le contact des jumelles contre mes yeux me fit sursauter et aussitôt, tandis que j’essayais de mettre au point — et ce n’était pas facile, sur tant de flou et de brume — je commençais à transpirer, malgré la fraîcheur de l’aube. La terre, pourtant, devait se réchauffer. D’où toutes les vapeurs qui sortaient du sol et s’amoncelaient dans les creux et s’effilochaient sur la falaise. Je réussis pourtant à amener les verres à ma vue en me guidant sur la palissade et de là, je déplaçai lentement l’oculaire vers l’ouest en suivant la falaise.

Ils furent trahis par leurs visages. Je vis deux petites taches rondes et roses tranchant sur le gris ambiant. C’est extraordinaire comme ces deux petites taches se voyaient avec netteté, malgré la brume et le demi-jour, alors que les corps, vêtus de couleurs neutres, se confondaient bien davantage avec la Falaise. Cependant, je devinais leurs contours, maintenant que j’avais les taches roses pour me guider.

Ils progressaient avec lenteur le long du chemin qui menait à Malevil, se collant, me semble-t-il, le plus possible contre la paroi rocheuse. Je distinguais maintenant leurs tailles. L’un paraissait beaucoup plus grand et athlétique que l’autre. Chacun balançait un fusil au bout de son bras et ces fusils m’étonnèrent, ils ne ressemblaient pas à des fusils de chasse.

Je secouai Meyssonnier et dès que ses yeux s’ouvrirent, je lui mis aussitôt la main sur la bouche et je lui dis à voix basse :

— Tais-toi. Il y a deux types devant la palissade.

Il cilla, puis retira ma main de sa bouche et dit dans un souffle :

— Armés ?

— Oui.

Je lui passai les jumelles. Meyssonnier les ajusta à sa vue et dit quelque chose à voix si basse que je n’entendis pas.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Ils ont pas de baluchon, dit-il en me rendant mes jumelles.

Sur le moment, sa remarque ne me frappa pas. Elle ne me revint à l’esprit qu’un instant plus tard. Je remis les jumelles à ma vue. Le demi-jour s’était éclairci et je voyais les visages roses des rôdeurs non plus comme des taches, mais avec des contours distincts. Ils n’avaient rien de décharné, rien de commun avec les pillards des Rhunes. Ces deux hommes étaient jeunes, vigoureux et bien nourris. Je vis le plus grand s’approcher de la palissade et à la position de son corps, je sus ce qu’il était en train de faire. Il lisait la pancarte que nous y avions clouée pour les visiteurs. C’était un grand carré de contre-plaqué peint en blanc où Colin avait écrit à la peinture noire le texte suivant :

S
I
VOS
INTENTIONS
SONT
AMICALES
,
SONNEZ
LA
CLOCHE
. N
OUS
TIRERONS
SUR
TOUTE
PERSONNE
SURPRISE
À
ESCALADER
LA
PALISSADE
.

M
ALEVIL
.

Comme ouvrage, c’était du fignolé. Colin avait tracé toutes les lettres au crayon avant de les peindre, et il avait effilé son pinceau aux ciseaux pour être sûr de ne pas baver. Il aurait voulu, au-dessous de Malevil, dessiner une tête de mort avec des tibias, mais je m’y opposai. Je trouvais que le texte, dans sa sobriété, suffisait.

Les deux bommes, chacun de son côté, cherchaient et cherchaient en vain, une fente qui leur permît de voir de l’autre côté de la palissade. L’un sortit même un couteau de sa poche et essaya d’attaquer le vieux chêne durci. Meyssonnier avait à ce moment-là les jumelles et il me les tendit en disant à voix basse avec un air de pitié :

— Regarde-moi ce con-là.

Je regardai, mais au moment où je mis au point, l’homme renonçait déjà à sa tentative. Il rejoignit son compagnon. Et tête contre tête, ils parurent se concerter. J’eus l’impression qu’ils n’étaient pas d’accord, et à plusieurs gestes qu’il fit dans la direction du chemin, je crus comprendre que le grand voulait se retirer et que le petit, au contraire, entendait continuer. Mais continuer quoi ? Voilà qui n’était pas clair. Ils n’avaient quand même pas la prétention, à eux deux, de donner l’assaut à Malevil ?

Une décision, en tout cas, parut être prise, car je les vis, l’un après l’autre, mettre leur fusil en bandoulière. (De nouveau, la forme de leur arme m’intrigua.) Puis le grand s’adossa à la palissade et rassemblant ses deux mains au niveau de son bas-ventre, il fit une courte échelle au petit. À ce moment, la remarque de Meyssonnier me signalant qu’aucun d’eux n’avait de baluchon me revint tout d’un coup à l’esprit. L’évidence m’aveugla. Ces hommes n’étaient pas des isolés. Ils n’avaient pas l’intention de donner l’assaut à Malevil, ni même de s’y introduire. Ils appartenaient à une bande, et comme nous hier à La Roque, ils venaient reconnaître le terrain avant l’attaque.

Je posai mes jumelles et dis à Meyssonnier d’une voix basse et rapide :

— Je vais descendre le petit et essayer de capturer le grand.

— Ce n’est pas la consigne, dit Meyssonnier.

— Je modifie la consigne, dis-je aussitôt d’un ton coupant.

Je le regardai et bien que le moment ne prêtât pas à la plaisanterie, j’eus tout d’un coup envie de rire. Car sur l’honnête visage de Meyssonnier, se peignait un débat pénible entre le respect dû à la consigne et l’obéissance due au chef. J’ajoutai sur le même ton :

— Tu ne tireras pas. C’est un ordre.

J’épaulai. Dans la lunette du Springfield, je vis distinctement de profil le visage rose du petit tandis que ses pieds sur les épaules de son compagnon, les deux mains agrippées en haut de la palissade, il haussait son visage centimètre par centimètre pour mettre ses yeux au niveau de la traverse. À cette distance, et avec une lunette de visée, c’était un jeu. Il me vint à l’esprit que ce petit gars, jeune et en bonne santé, n’avait plus devant lui qu’une ou deux secondes de vie. Non parce qu’il tentait de franchir la palissade, il n’avait pas cette intention, mais parce qu’il portait maintenant dans sa tête des renseignements utiles à un assaillant. Cette tête que la balle du Springfield allait faire éclater comme une noisette.

Tandis que le petit gars reconnaissait les lieux, longuement, soigneusement, et sans savoir à quel point les notations qu’il accumulait étaient déjà inutiles, j’amenai le croisillon de la lunette au niveau de son oreille et je fis feu. Il eut l’air de bondir en hauteur et de faire une sorte de saut périlleux avant de s’écraser sur le sol. Son compagnon s’immobilisa une pleine seconde, puis pivotant sur lui-même, il se mit à dévaler en courant le chemin de Malevil. Je criai :

— Arrête !

Il poursuivit. Je hurlai à pleins poumons :

— Arrête, toi, le grand !

Et j’épaulai le Springfield. Juste comme j’amenais le croisillon au niveau de son dos, à ma grande surprise, il s’arrêta. Je criai :

— Mets tes deux mains derrière la nuque ! Et retourne à la palissade.

Il revint sur ses pas avec lenteur. Son fusil était toujours en bandoulière. C’était lui que je surveillais, prêt à faire feu à tout mouvement suspect.

Il ne se passa rien. Je notai que l’homme s’arrêtait à quelque distance de la palissade et je compris qu’il n’avait pas envie de revoir le crâne éclaté de son compagnon. À ce moment, la cloche du châtelet d’entrée se mit à battre à la volée. J’attendis qu’elle eût fini, et je criai :

— Mets-toi face à la falaise et ne bouge plus.

Il obéit. Je passai mon Springfield à Meyssonnier, je pris sa carabine 
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et je dis d’un ton rapide :

— Tu le maintiens en joue jusqu’à ce que j’arrive de l’autre côté. Et dès que j’y suis, tu t’amènes.

— Tu penses qu’ils font partie d’une bande ? dit Meyssonnier en s’humectant les lèvres.

— J’en suis sûr.

À ce moment-là, quelqu’un, Peyssou je crois, cria des remparts du châtelet d’entrée :

— Comte ? Meyssonnier ? ça va ?

— Ça va.

Il me fallut une bonne minute pour descendre la colline des
Sept Fayards
et remonter de l’autre côté. L’homme n’avait pas bougé. Il était debout, face à la falaise, les mains derrière la nuque. Je remarquai que ses jambes tremblaient légèrement. La voix de Peyssou dit derrière la palissade :

— J’ouvre ?

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