Malevil (54 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Ce fut de la passion. Il fallut lire et relire tous les passages établissant que La Roque était notre fief, ainsi que la décision historique de Sigismond de se nommer lui-même abbé de Malevil. Eh bé, tu vois, dit Peyssou, j’aurais pas cru qu’on avait le droit de t’élire comme on l’a fait. Tu aurais dû nous montrer ça plus tôt !

L’ancienneté de nos droits les plongeait dans le délire. Cinq siècles, dit Colin, tu te rends compte ! Cinq siècles qu’on a le droit d’être abbé de Malevil ! Faut quand même pas exagérer, dit Meyssonnier, honnête bien contre son gré, il y a quand même eu la Révolution française. Mais elle n’a pas duré longtemps, dit Colin, tu peux pas comparer !

Ce qui les excita surtout au dernier degré, ce fut
l’intronisation
de l’Évêque dans notre fief de La Roque par le Seigneur de Malevil. À la demande de Peyssou, j’expliquai le mot aussi bien que je pus. Eh bien, c’est clair, Emmanuel, dit Peyssou, vu que tu as pas intronisé le Fulbert, il est pas plus évêque que mon cul (approbations chaleureuses). Après cela, il ne fut plus question que de monter une expédition contre La Roque pour venger l’insulte qui nous avait été faite et y rétablir nos droits suzerains.

J’assistai muet au déferlement des passions nationalistes que j’avais moi-même déchaînées. À mon sens, je ne pouvais même plus révéler aux compagnons l’intention parodique de ma lettre. Ils s’étaient trop enflammés. Ils m’en auraient voulu. Je tâchai cependant de calmer les plus ardents et j’y réussis avec le concours de Thomas et de Meyssonnier, puis de Colin, quand il fut solennellement décidé que nous n’abandonnerions jamais « nos amis de La Roque » (Colin). Et qu’au cas où ils seraient molestés ou lésés, Malevil interviendrait, comme, d’ailleurs, il était dit dans ma lettre.

Gazel revint le lendemain. Je lui remis la lettre sans un mot et il partit. Deux jours plus tard, la ZDA était achevée et le blé assez mûr pour qu’on fît la moisson.

Ce fut une longue affaire, car il fallut couper les épis à la faucille, les mettre en gerbes, ramener les gerbes à Malevil, établir une aire dans la première enceinte et séparer au fléau les grains de la paille. L’opération mobilisa beaucoup de main-d’oeuvre et quand elle fut finie, chacun d’entre nous aurait pu donner un sens plus neuf à la phrase biblique sur le pain et la sueur.

Malgré tout, on put se dire que la chose en valait la peine. Même en tenant compte du quart gâché par les pillards, la moisson donna une proportion de dix sacs pour un. Soit en tout mille deux cent cinquante kilos de grain. C’était peu, au regard de nos importantes réserves (dues, pour le blé, en grande partie, au butin de l’Étang) c’était beaucoup en tant que première récolte depuis le jour de l’événement, et promesse pour l’avenir.

La nuit qui suivit la moisson, je fus réveillé par un léger bruit à côté de moi et plus précisément par l’impossibilité où je fus d’abord, dans mon demi-sommeil, d’en comprendre l’origine. Mais quand mes yeux s’ouvrirent, même sans rien voir, car la nuit était sombre, je sus que sur le canapé près de la fenêtre Évelyne sanglotait à petits coups dans son oreiller.

— Tu pleures ? dis-je à mi-voix.

— Oui.

— Et pourquoi ?

Ici, une succession de sanglots étouffés et de reniflements.

— Parce que j’ai du chagrin.

— Viens me raconter ça.

Elle ne fit qu’un fond de son canapé à mon lit, et se pelotonna dans mes bras. Bien qu’elle se soit un peu remplumée, elle me parut encore bien légère ! Sur mon épaule, elle ne pèse pas plus qu’un petit chat. Elle continue à sangloter.

— Mais tu me mouilles ! Une vraie fontaine ! Tamponne-moi ça !

Je lui passe mon mouchoir et elle doit arrêter ses sanglots, ne serait-ce que pour se moucher.

— Alors ?

Un silence. Reniflements.

— Mouche-toi donc, au lieu de renifler !

— C’est fait.

— Remouche-toi.

Elle se remouche, en effet, et à en juger par le son, sans aucun succès. Là-dessus, les reniflements reprennent. Ça doit être nerveux. Comme sa toux, comme ses sanglots, comme les convulsions qui la secouent. Peut-être comme son asthme. Depuis le pillage de notre blé et la mort de Momo, elle a fait une crise affreuse. Je me demande si une autre ne se prépare pas. Je l’entoure de mes bras.

— Voyons, dis-je, qu’est-ce qui se passe ?

Un silence.

— Tous ces morts, dit-elle enfin à voix basse.

Je suis surpris. Ce n’est pas cela que j’attendais.

— C’est pour cela que tu pleures ?

— Oui.

Et comme je me tais, elle reprend :

— Pourquoi ? Ça t’étonne, Emmanuel ?

— Oui. Je croyais que tu allais me dire que je ne t’aimais plus.

— Oh, non, dit-elle, tu m’aimes autant, je le sens bien.

Ce qu’il y a, c’est que tu me passes plus rien. Mais j’aime mieux ça.

— Tu aimes mieux ça ?

Silence. Elle médite, elle s’interroge et si concentrée qu’elle en oublie de renifler.

— Oui, dit-elle enfin. Je me sens beaucoup plus soutenue.

Je prends note et je me tais.

— Ces gens qu’on a tués, on n’aurait pas pu les prendre à Malevil ? Y a de la place, à Malevil.

Je secoue la tête dans le noir, comme si elle pouvait me voir.

— Ce n’est pas une question de place, mais de réserves. On est déjà onze. On pourrait, à la rigueur, nourrir deux ou trois personnes de plus, mais pas vingt.

— Eh bien, alors, dit-elle au bout d’un moment, y avait qu’à les laisser manger notre blé.

— Et les autres ?

— Quels autres ?

— Les autres qui viendront après. Ceux-là, on les laisse tuer nos cochons, dévorer nos vaches et emmener nos chevaux. Et nous, on aura toujours de l’herbe à brouter.

Ces sarcasmes sont sans effet sur Évelyne.

— Tu as dit toi-même que le blé des Rhunes, ce n’était pas énorme.

— Non, Dieu merci, par rapport à nos réserves. Quand même, mille deux cent cinquante kilos de grain, ça fait un certain nombre de kilos de pain.

— Mais à la rigueur on aurait pu s’en passer ! Tu l’as dit, ajouta-t-elle précipitamment d’un ton accusateur.

Tout ce que je dis est en effet gravé à jamais dans sa mémoire.

— À la rigueur, oui. Mais on peut pas savoir si la récolte de l’an prochain ne sera pas désastreuse. Il vaut mieux avoir un peu d’avance. Ne serait-ce aussi que pour aider, en cas de besoin, nos amis de La Roque.

— Et ceux-là, dans les Rhunes, pourquoi pas les aider ?

— Ils étaient trop, je te l’ai déjà dit.

— Ils étaient pas plus nombreux que les gens de La Roque.

— Mais ceux-là, quand même, on les connaît.

Et comme elle se tait, j’énumère :

— Pimont, Agnès Pimont, Lanouaille, Judith, et Marcel qui t’a recueillie.

— Oui, dit-elle. Et aussi, le vieux Pougès. On ne le voit plus, en ce moment, le vieux Pougès.

C’est vrai. Il y a bien dix jours qu’on ne l’a pas vu, cette vieille canaille, tremper dans notre vin l’extrémité de ses moustaches. Et cette façon de clore un débat, sans rien conclure et sans rien admettre, est non moins typique d’Évelyne. Je suis d’ailleurs très impressionné par la façon adulte dont elle a discuté. Rien d’enfantin dans ses propos. Et son français aussi a gagné. Depuis que je ne lui « passe plus rien », elle a cessé de se réfugier dans le puéril.

— Bon, dis-je. Audition terminée. Retourne dans ton lit. Je veux dormir.

Elle s’accroche.

— Est-ce que je peux pas rester encore un peu, Emmanuel ? dit-elle en reprenant sa voix de bébé.

— Non, tu ne peux pas. File.

Elle file et elle file doux. Elle obéit même avec une sorte d’élan, comme si elle avait devant elle la perspective de passer à mes côtés toute une vie de grisante obéissance.

Il y a quand même des choses en elle que je ne comprends pas très bien. Elle a parlé de ceux des Rhunes, mais elle n’a rien dit de Momo.

Mais la Menou non plus ne parle jamais de Momo. De toutes les prévisions que j’avais faites le jour du meurtre de son fils, sur son comportement futur, aucune ne s’est réalisée. Elle n’a pas sombré dans le désespoir et l’hébétude. Elle n’a rien abandonné de l’intendance de Malevil. Elle règne toujours en maîtresse sur la gent femelle du château, becquetant de préférence la plus vieille et la plus caquetante, mais au besoin, bien qu’avec plus de circonspection, n’épargnant pas non plus les poulettes, et Catie plus que Miette, vu que Catie a bon bec aussi. Elle ne se laisse pas non plus dépérir, fourchette et verre jamais inactifs, bien que sans espoir de grossir. Et enfin, elle est toujours aussi propre, petit squelette bien récuré, où tout, muscles et organes, est réduit au minimum, les cheveux bien tirés en arrière de sa tête de mort, le sarrau noir bien brossé, les rangées d’épingles de nourrice ornant un décolleté carré sur la plus plate des poitrines. Et enfin, elle trottine toujours aussi sec, aussi menu et aussi vite, sur ses grands pieds, le cou maigre et tendineux tendu en avant.

C’est Catie ou Miette qui met la table et c’est la Menou qui dépose les serviettes dans les couverts. Dans un souci d’hygiène, elle leur a fait, pour les distinguer, des marques qu’elle est seule à reconnaître. Et un matin, je note, assez inquiet, au moment de m’asseoir, que quelqu’un a remis au bout de la table le couvert de Momo, et dans l’assiette, une serviette. Je vois que Colin aussi l’a noté, il me fait de l’oeil et de la tête des signes pessimistes. Pourtant, tout en m’asseyant, je compte et je trouve onze couverts et non pas douze. En outre, c’est Catie qui a mis la table, je ne puis penser qu’elle s’est trompée. D’ailleurs, comme je me penche pour l’interroger des yeux, elle me fait avec discrétion de l’index de la main droite un signe négatif.

Tout le monde maintenant est assis, sauf le Jacquet qui, debout, les bras ballants, ses yeux marron doré embués d’angoisse, ne trouve à sa place habituelle qu’un vide affreux. Il me regarde, non sans humilité, pour me demander ce qu’il a bien pu faire pour que je le prive ainsi de nourriture. Tout son comportement est celui d’un bon chien délirant d’affection, qui après avoir subi un mauvais maître, a été adopté par une famille qui le choie, et il tremble de se réveiller un jour ayant perdu ce bonheur dont il ne se sent pas digne, et dont il se demande sans cesse s’il le vit ou s’il le rêve. Ce n’est pas que Jacquet trouve injuste que je lui supprime son repas. Si je le fais, c’est que c’est juste. Et il est prêt, le repas fini, à se remettre au travail avec nous, l’estomac vide. Sa seule crainte, c’est que cette suppression soit la préface de l’exil.

Je lui souris pour le rassurer et je vais intervenir quand la Menou lui dit d’un ton bourru :

— Tu cherches ton couvert, mon gars ? Il est là.

Et du menton, elle désigne la place où s’asseyait Momo.

Il se fait un grand silence et Jacquet, éperdu, me regarde. Je fais de la tête un signe affirmatif, et longeant toute la longueur de la table, Jacquet va s’asseoir à la place de Momo, péniblement conscient, lui qui a horreur d’attirer l’attention, qu’il est le point de mire de tous les yeux.

Colin, avec tact, engage aussitôt un débat. Les morceaux de carton qui ferment les chausse-trapes dans la ZDÂ et que la terre recouvre posent un problème. Car s’il pleut, ils vont pourrir et avant de pourrir, perdre leur rigidité et s’incurver sous le poids de la terre. Résultat, les chausse-trapes vont être signalées aux assaillants par autant de creux. Peyssou suggère qu’on perce des trous dans le carton pour que la flotte foute le camp dans le piège lui-même. Et Meyssonnier suggère un système de deux morceaux de contreplaqué soutenus par une mince latte centrale qui s’effondrerait sous le poids de l’ennemi.

Tandis que je prête assez d’attention à la discussion pour intervenir d’un mot ou deux, j’écoute ce qui se passe ou se dit au bas bout de la table. Jacquet, paralysé de honte, mange sans dire un mot, penché sur son assiette, et la Menou n’arrête pas de lui adresser à mi-voix des recommandations péremptoires. Redresse-toi ! Roule pas ta mie, nom de Dieu ! Tu as fini, de faire du bruit avec ta bouche ! Où tu te crois ! Tu as donc pas de serviette que tu t’essuies sur ta main ! Et ce qui me frappe, c’est que chacun de ces rudes conseils est suivi du prénom de Jacquet, comme si la Menou entendait nous montrer qu’elle ne radote pas, et qu’il n’y a pas confusion, même si Jacquet a été promu, bien à son corps défendant, au rôle où nous le voyons. Preuve supplémentaire, d’ailleurs, que l’esprit de la Menou reste lucide : le patois que Jacquet, en tant qu’étranger, n’entend pas, ne joue aucun rôle dans les objurgations qu’elle lui adresse.

Quarante-huit heures après l’achèvement de la ZDA, alors que leçons de tir (y compris de tir à l’arc) avaient repris pour tous, le vieux Pougès réapparut sur son antique vélo. Il n’apprécia pas du tout d’avoir à se mettre à quatre pattes pour franchir la palissade. Encore moins qu’on lui bandât les yeux pour lui faire franchir la zone piégée. À peine installé dans la cuisine du châtelet d’entrée, il nous fit comprendre que cela demandait des compensations. Je dis nous, car le bruit de son arrivée, s’étant répandu, tout Malevil était là, debout, à l’écouter.

— Eh ben, c’est pas facile d’arriver jusqu’à chez toi, Emmanuel, dit-il en effilant sa moustache blanc jaune. Aux deux bouts que c’est pas facile !

Il regarde autour de lui, très flatté de l’attention dont il est l’objet.

— Parce que sortir de La Roque, c’est quelque chose, maintenant que le Fulbert il fait garder les deux portes ! Tu croirais pas, mais se promener sur la route de Malevil, c’est foutu. Y a un décret qui l’interdit. C’est tout juste si j’ai le droit de me promener sur la départementale. Heureusement que je me suis repensé d’une sente qui rejoint ta route à toi. Par chez Faujoux, si tu te rappelles.

— Tu es passé par chez Faujoux ! dis-je stupéfait. Avec ton vélo !

— Même qu’il y a des coins où j’ai dû le porter, dit Pougès. Comme un champion de cross ! À mon âge ! J’espère, ajouta-t-il après une pause dramatique, et en promenant son regard sur les assistants, qu’aujourd’hui, tu vas pas refoutre trop vite le bouchon sur ta bouteille, Emmanuel, vu la peine où j’ai été.

— Sers-toi, dis-je en poussant la bouteille vers lui. Tu l’as bien mérité.

— Ah, ça, oui, dit le vieux Pougès. Rappelle-toi que c’est quelque chose, de passer par chez Faujoux avec le vélo. Et tout ce que j’ai à t’apprendre, que j’en ai plein la tête, des nouvelles. Et plein les jambes d’avoir pédalé.

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