Malevil (58 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Il n’y a pas à se tromper à son ton, il est très satisfait de se trouver parmi nous.

Je dis au bout d’un moment :

— Le Maurice qui a été recruté en même temps que toi, tu le connais depuis longtemps ?

— Je pense bien ! dit Hervé en s’animant. C’est un ami d’enfance. J’étais en vacances chez lui quand la bombe a éclaté.

— Tu l’aimes bien ?

— Tu penses ! dit Hervé.

Je le regarde.

— Alors, tu peux pas le laisser dans un camp et toi dans l’autre. Ce n’est pas possible. Tu te vois tirant sur lui si Vilmain nous attaque ?

Hervé rougit et il y a deux choses dans son regard : il est heureux que j’aie eu la pensée de l’armer pour qu’il combatte à nos côtés, et il a honte d’avoir oublié Maurice. Je donne une petite tape sur la table du creux de la main.

— Je vais te dire ce qu’on va faire. Hervé. On va te relâcher.

Il a un haut-le-corps. Jamais prisonnier n’aura été moins joyeux à l’idée d’être libéré. Du coin de l’oeil, je perçois aussi des mouvements divers chez les compagnons.

Je regarde Hervé. Le sang a quitté son visage. Je dis :

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Il fait oui de la tête.

— Si tu me relâches sans me redonner mon fusil, dit-il d’une voix étranglée, c’est comme si tu me condamnais à mort.

— J’y ai pensé. Avant de partir, on te redonnera ton arme.

C’est pour le coup que les mouvements divers se multiplient. Je feins de ne pas m’en apercevoir. Je continue :

— Voilà ce que tu vas faire. Tu ne diras pas, bien entendu, que tu as été fait prisonnier. Tu diras que ton camarade a été tué en passant la tête par-dessus la palissade et que toi tu t’es enfui sous une grêle de balles.

J’ajoute :

— Tu diras qu’à ton avis, on te tirait dessus du haut du donjon.

Je ne tiens pas du tout à ce que Vilmain soupçonne, avant son attaque, l’existence de la petite casemate sur la colline des Sept Fayards.

— Souviens-toi, c’est important.

— Je me souviendrai, dit Hervé.

— Bon. Et alors, à la première occasion, toi et Maurice...

— C’est pas la peine de me faire un dessin, dit Hervé.

— Une dernière question, Hervé : comment es-tu venu de La Roque ?

— Mais par la route, dit Hervé un peu étonné. Y a un autre chemin ?

Je ne réponds pas. C’est fini. Nous n’avons plus rien à nous dire. Hervé attend. Il promène autour de lui ses yeux noirs, sensibles et francs. Sa petite barbe en pointe lui va bien. Elle le pose et le vieillit. Et il est là à nous regarder, à regarder la Menou — il a tout de suite senti le faible qu’elle avait pour lui — les fenêtres à meneaux, les trophées d’armes entre les fenêtres, la cheminée monumentale. Sa pomme d’Adam remonte dans son cou et bien qu’il fasse bon visage, je sais bien que ce gosse, car c’est un gosse, est très ému. Et qu’il n’a qu’une peur : perdre les gens qui l’ont déjà adopté. Perdre Malevil.

Je me lève.

— C’est le moment, Hervé.

Il se lève, je m’approche et je lui remets son bandeau sur les yeux. On le reconduit tous jusqu’au châtelet d’entrée, mais de là, seuls Meyssonnier et moi l’accompagnons jusqu’à la palissade. Nous le faisons sortir par la chatière à coulisse. Heureusement pour lui, le corps de l’ancien est tombé côté précipice et Hervé n’est pas obligé de trop s’approcher de lui quand il se baisse et rampe sur les genoux pour passer de l’autre côté. Je lui passe son fusil par l’ouverture et en se relevant il nous fait un grand salut avec le bras, en même temps qu’un grand sourire enfantin. R part à grands pas. Je le regarde s’éloigner par le judas.

— On a peut-être perdu un fusil, dit Meyssonnier à mon oreille.

Je le regarde.

— On va peut-être en récupérer deux.

Et ce qui est plus important, deux combattants. Car les fusils, avec celui du mort, nous en avons maintenant huit. De quoi armer en plus des six hommes, Miette et Catie. Non, c’est d’hommes que nous avons le plus besoin. Si Hervé et Maurice réussissent, Vilmain n’aura plus que quatorze hommes. Et nous, dans cette hypothèse, nous en aurons dix. Or, le nombre compte beaucoup dans un combat de mousqueterie.

C’est ce que j’explique à l’Assemblée que je tiens aussitôt après le départ d’Hervé au châtelet d’entrée, tandis que Jacquet creuse une tombe pour le mort de l’autre côté de la palissade et que Peyssou, cent mètres plus loin, est caché sur le bas-côté de la route, l’arme à la main, pour le couvrir pendant qu’il travaille. Et rappelle-toi, Peyssou, a dit Meyssonnier, tu te planques. Voir sans être vu !

Car Meyssonnier est notre expert. C’est le fayot. Tout communiste qu’il était, il a fait de la préparation militaire. Sans doute estimait-il que les connaissances étaient bonnes à prendre, d’où qu’elles vinssent Et au début de l’Assemblée, il nous apprend que le fusil 36 était le fusil en usage dans l’armée française au moment de la deuxième Guerre Mondiale. Que certes on a fait mieux depuis, mais que le 36, c’était quand même pas mauvais. Quant au bazooka, pour lui Meyssonnier, c’est le bazooka sorti par les Américains en 1942 contre les tanks. Précis, ce genre d’instrument, jusqu’à 60 m. Les murs de Malevil ne risquent rien, ils sont trop épais. Si Peyssou était là, il dirait : et construits à la chaux. Une chaux qui a plus de six cents ans et qui est plus dure maintenant que la pierre.

— La palissade, par contre ! dit Meyssonnier en hochant la tête. Et la porte de la première enceinte ! Et le pont-levis de la seconde !

Nous nous regardons. Je fais parade d’un optimisme que je ne ressens à aucun degré. Aucun problème, dis-je d’un ton ferme. La palissade est, bien entendu, sacrifiée. De toute façon, ce n’était qu’un élément de camouflage et d’alerte. Elle remplira son rôle retardataire en obligeant l’ennemi à la détruire et à se révéler. Par contre, devant le portail du châtelet d’entrée, je vous propose de construire, pour le protéger, un mur de pierres sèches d’un bon mètre d’épaisseur et de trois mètres de haut. Assez éloigné du pont pour laisser le passage sur le côté à un homme à cheval, et ensuite, eh bien, nous avons du sable dans la cour, nous avons des sacs dans la cave, nous allons les remplir et les entasser devant le mur.

Meyssonnier, à mon grand soulagement, m’approuve et après les explications techniques qu’il a données, son approbation a grand poids.

Avant de passer aux actes, je dis encore quelques mots. J’ai décidé la garde de la nuit dernière contre l’avis général. Bien m’en a pris. Je ne veux pas en faire tout un plat, mais je souligne : la résistance des compagnons était en fait un acte larvé d’indiscipline. Comme l’était, et plus gravement, la résistance de Catie quand je l’ai commise à la garde du rempart pendant l’interrogatoire du prisonnier. Ici, je donne un petit coup de gueule : ce genre de chose, désormais, n’est plus tolérable ! Quand je donnerai un ordre, j’entends, ne plus perdre de temps à discuter avec des emmerdeuses !

Je me lève. La séance, qui n’a pas duré dix minutes, est terminée. On est loin de la logomachie
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d’antan.

Catie n’a rien dit, mais elle m’a lancé un très curieux regard. De haine ? De ressentiment ? Pas du tout. Ce serait plutôt du genre : je suis une emmerdeuse ? Eh bien, tu vas voir ! Mais le « tu vas voir » n’était en aucune façon une menace. Si j’osais, je le qualifierais plutôt de promesse.

La tombe creusée et le mort en terre, je relève de son poste avancé sur la route de La Roque l’indispensable Peyssou, je le remplace par Colin, car je ne veux pas être surpris en pleins travaux par une attaque diurne, encore que je l’estime bien peu probable. Je constitue deux équipes. L’une, sous le commandement de Peyssou, lui apporte à pied d’oeuvre pour construire son mur les blocs déjà tout appareillés dont nous avons dans la première enceinte des tas considérables. L’autre, composée des quatre femmes et d’Évelyne, remplit les sacs de sable, les boucle et les amène au bord des douves en prévision de leur entassement. Nous avons deux brouettes métalliques, elles ne vont pas arrêter leur charroi de la journée.

Pour perdre moins de temps, pour avoir toujours du monde à proximité de la palissade, je décide que tant que durera l’alerte nous prendrons tous, par roulement, nos repas dans la cuisine du châtelet d’entrée, et qu’ils se réduiront à une assiette de charcuterie, la Menou et la Falvine ayant mieux à faire qu’à cuisiner.

Avant que Peyssou ait placé la première pierre, je vais sortir les deux charrettes, la nôtre et celle de
l’Étang.
Je les place à proximité des douves, dans la zone non piégée du parking. Placées ainsi, elles ne gênent le tir en aucune façon et j’évite de les emprisonner derrière le mur que nous construisons, celui-ci, dans ma pensée, devant devenir un élément permanent de fortification. Car, même à supposer que nous soyons un jour attaqués par une bande qui ne dispose pas de bazooka, le grand portail de bois du châtelet reste l’élément faible de Malevil : l’adversaire peut le brûler ou l’enfoncer. Et il est intéressant de lui en interdire l’accès par un mur derrière lequel il ne peut passer que par un étroit passage facile à interdire par un feu intense.

Je m’en aperçois, les maçons du Moyen Âge ne lésinaient pas sur la dimension des blocs de pierre qu’ils taillaient. Ceux que nous manipulons viennent des ruines du vieux bourg construit dans la première enceinte (au temps où il y avait un juge de paix à Malevil) et ils sont d’un poids respectable. Ce n’est pas une mince affaire que de les soulever et de les caler sur les genoux en pliant les jarrets avant de les laisser retomber avec soulagement dans la brouette. Il faut parfois s’y mettre à deux. J’ai posté Colin en sentinelle, justement pour lui éviter cet exercice de force. Mais Thomas, malgré sa bonne forme physique, me paraît peiner. Meyssonnier ruisselle. Seul Jacquet, avec ses bras de gorille, semble tout à fait à l’aise et soulève sans effort des blocs pour lesquels j’aurais réclamé son aide.

Quant à moi, je suis déçu par ma performance, et comme toujours en pareil cas, au lieu de constater, comme je l’aurais fait à trente ans, que je suis fatigué et hors de forme, je me dis que je vieillis et je sombre dans la tristesse. Pas pour longtemps, car je me souviens tout d’un coup que j’ai très peu dormi la nuit dernière, et que ni la tension ni les émotions ne m’ont manqué. Cette constatation me redonne, à défaut de forces nouvelles, un moral meilleur, et je tiens le rythme, transpirant à flots sous un soleil chaud par temps lourd, ongles cassés, mains endolories et lombes raides.

À treize heures, Meyssonnier évoque la garde de nuit que nous avons partagée et va dormir un « petit moment ». À quinze heures, content quand même d’avoir dépassé de cent vingt minutes le record d’endurance de Meyssonnier, le coup de pompe me tombe dessus à mon tour et je m’arrête. D’ailleurs, Peyssou a plus de pierres qu’il ne lui en faut et réclame l’aide de Jacquet pour l’élaboration du mur. Je passe le commandement à Meyssonnier qui revient — deux heures plus tard — de son « petit moment », j’annonce à la cantonade que je vais, moi aussi, me reposer et tandis que je m’éloigne, j’entends Meyssonnier qui envoie Thomas, très fatigué, remplacer Colin à notre poste avancé sur la route de La Roque.

Dans ma chambre, j’ai à peine le temps de me déshabiller. Malgré la fraîcheur des murs énormes, il fait très chaud. Je pèse sur mon lit, inerte, les jambes lourdes, les bras sans force et je m’endors. C’est une sieste très agitée qui culmine en cauchemars. Je ne vais pas les raconter. Il y a bien assez d’horreurs comme ça dans le réel. Et puis, c’est le genre de rêve que tout le monde a fait : vous êtes poursuivi par des gens qui veulent votre mort. Quand ils vous atteignent, vous leur portez des coups et vos coups sont sans force. Si encore vous ne faisiez ce cauchemar qu’une fois, mais non, il revient. Le fatigant, c’est sa récurrence. Et l’odieux, dans mon cas, c’est que le poursuivant, c’est Bébelle, vêtu d’une jupe, ses longs cheveux blonds flottant derrière lui, le couteau à la main.

Juste au moment où le fil de la lame atteint ma gorge, je me réveille. J’ouvre les yeux. Il y a. bien une femme dans ma chambre, mais Dieu merci, ce n’est pas Bébelle. C’est Catie.

Elle est debout au pied de mon lit. La malice danse dans ses yeux. Elle me regarde sans rien dire. Et brusquement, elle se jette sur moi, pèse sur mon corps de tout son long et écrase ses lèvres sur ma bouche.

Je suis encore à moitié endormi et Catie peut presque passer pour un rêve, d’autant qu’elle se charge de tout avec une dextérité qui m’étonne. Quand enfin je suis tout à fait réveillé, c’est trop tard, je suis déjà en place. Le remords vient en même temps que le plaisir et s’efface tandis qu’il s’intensifie. Et il s’intensifie jusqu’au délire, donné et partagé par une partenaire absolument déchaînée, parvenant aussitôt au plus haut degré de participation et trouvant le moyen de renaître et de mourir deux ou trois fois dans le peu de temps que je mets moi-même a basculer dans l’apaisement.

Je récupère avec peine mon souffle. Je la regarde. Je ne la trouvais pas tellement jolie. Il faut croire que mes yeux ont changé. Je la vois maintenant ravissante dans le chaud désordre où elle est. En même temps, mon sens moral refait surface et je dis avec reproche, mais sans beaucoup de pointe dans le reproche :

— Pourquoi tu as fait ça, Catie ?

C’est un peu mou. Et c’est un peu hypocrite aussi, vu qu’enfin ce qu’elle a fait, elle ne l’a pas fait seule.

Elle me répond aussitôt avec force, avec alacrité :

— D’abord, tu me plais, Emmanuel, tout vieux que tu es (merci). Vrai, à part Thomas, si je devais classer, je te mettrais tout de suite après Peyssou (merci encore).

Elle prend un temps, elle redresse la tête et il y a une petite flamme dans ses yeux.

— Et surtout, je voulais que tu saches, Emmanuel, que Catie, c’est quelqu’un. Catie, c’est pas qu’une petite emmerdeuse, comme tu croyais. Catie, c’est une femme, une vraie !

Laissons de côté (pauvre Miette) la fraternelle allusion. Assise en tailleur sur le lit, le cheveu en bataille, la joue rouge, le sein menu, mais enflammé, Catie me regarde, triomphante, ses yeux vifs brillant d’orgueil. À vue de nez, ça peut paraître absurde qu’elle soit si fière de qualités amoureuses où elle n’a aucun mérite et qu’elle a reçues en naissant. Mais nous, de notre côté — moi entre autres — ne sommes-nous pas tout aussi farauds de notre virilité ? Et là-dessus, vantards et vains comme des paons ? Et puis au fond, ce n’est pas si stupide. Car j’ai, en fait, depuis quelques minutes, beaucoup plus de considération pour Catie que je n’en ai jamais eu. Moi aussi, je trouve que c’est « une femme, une vraie ». N’était Thomas et le malheureux sens moral dont je suis affligé, je serais même porté à voir dans cette fin de sieste le premier acte d’une habitude.

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