Malevil (27 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— Miette (j’aime ce nom : Miette), nous emMenous Jacquet avec nous.

Une inquiétude traverse ses yeux sombres et j’ajoute aussitôt :

— Ne t’inquiète pas, nous ne lui ferons aucun mal. Et si ta mémé et toi vous ne voulez pas rester seules à
l’Étang,
vous pouvez venir vivre avec nous à Malevil.

— Eh bé, vrai, rester seules à l’Étang ! dit la Falvine, et que je te suis bien reconnaissante, mon gars...

— On m’appelle Emmanuel.

— Eh bien, merci, Emmanuel.

Je me tourne vers Miette.

— Et toi, Miette, tu es d’accord ?

Elle incline la tête sans mot dire. Elle n’est pas bavarde, mais ses yeux parlent pour elle. Ils ne me quittent pas. Ils sont en train de juger et de jauger le nouveau maître. Va, Miette, rassure-toi, tu ne trouveras à Malevil qu’amitié et tendresse.

— D’où vient ce nom de Miette ?

— Elle s’appelle Marie, en réalité, dit la Falvine, mais à sa naissance elle était très petite, qu’elle était née avant terme, la pauvre, à sept mois. Et Raymonde l’appelait toujours mauviette. Et voilà notre Catie, qui avait trois ans à l’époque, qui dit « Miette » et que ça lui est resté depuis.

Miette ne dit rien, mais peut-être parce que je me suis intéressé à son nom, elle me sourit. Ses traits sont peut-être un peu forts, du moins selon les canons de la beauté urbaine, mais quand elle sourit, ils sont éclairés et adoucis d’une façon inimaginable. C’est un sourire délicieux, plein de bonne foi et de confiance.

La porte s’ouvre et Jacquet entre, suivi de Thomas. À la vue de Miette, Jacquet s’arrête, pâlit, la regarde, se tourne vers la Falvine et fait presque mine de se jeter sur elle en s’écriant avec colère :

— Je t’avais pourtant dit...

— Eh là, doucement ! dit Thomas qui prend très au sérieux son rôle de gardien.

Il s’avance pour modérer son prisonnier, il aperçoit Miette que le corps de Jacquet lui cachait et il s’immobilise, pétrifié. La main qu’il comptait poser sur l’épaule de Jacquet retombe le long de son corps.

J’interviens sans hausser la voix :

— Jacquet, ce n’est pas ta mémé qui m’a dit que Miette se cachait. C’est moi qui l’ai deviné.

Jacquet me regarde, béant. Pas un instant, il ne met ma parole en doute. Il me croit. Mieux même : il se repent d’avoir essayé de me cacher quelque chose. J’ai pris la suite du père : je suis infaillible et omniscient.

— Tu te croyais quand même pas plus malin que les messieurs de Malevil ! dit la Falvine avec dérision.

Me voilà pluriel, à présent. « Mon gars » ou les messieurs. Jamais la note juste. Je regarde la Falvine. Je soupçonne un peu de bassesse dans son cas. Mais je ne veux pas la juger trop vite. Qui n’aurait pas été corrompu par dix ans d’esclavage chez le troglodyte ?

— Jacquet, quand tu es parti pour enterrer le père, qu’est-ce que tu as dit à voix basse à la mémé ?

Les mains derrière le dos, la tête sur la poitrine, les yeux à terre, il dit avec honte :

— Je lui ai demandé où était Miette : elle m’a dit, dans la grange. Et je lui ai dit de ne pas le dire aux messieurs.

Je le regarde.

— C’est donc que tu comptais t’évader de Malevil pour venir la rejoindre et te sauver avec elle ?

Il est cramoisi. Il dit à voix basse :

— Oui.

— Et où serais-tu allé ? Comment l’aurais-tu nourrie ?

— Je sais pas.

— Et la mémé ? Elle serait restée à Malevil ?

La Falvine, qui s’est levée à l’entrée des deux hommes (réflexe inculqué par le Wahrwoorde ?) se tient debout à côté de Miette, et comme elle est quand même fatiguée, des deux mains elle s’appuie sur la table.

— J’avais pas pensé à la mémé, dit Jacquet avec confusion.

— Eh bien, vrai ! dit la Falvine, et une grosse larme déborde de son oeil.

Je me doute bien qu’elle a le pleur facile, mais quand même, Jacquet, c’était sûrement son préféré. Il y a de quoi être un peu chagrin.

Miette pose sa main sur celle de la Falvine, lève la tête vers elle, et la regarde en secouant la tête de l’air de dire, mais moi, je ne t’aurais pas abandonnée. Je voudrais bien entendre la voix de Miette, mais d’un autre côté, je comprends qu’elle ne parle pas, son regard dit tout. C’est peut-être du temps de Wahrwoorde et du silence qu’il devait imposer qu’elle a pris l’habitude de ces mimiques. Je reprends :

— Jacquet, tu avais demandé l’accord de Miette pour ce plan ?

Miette secoue la tête avec énergie et Jacquet la regarde, effondré.

— Non, dit-il d’une voix que j’entends à peine.

Un silence.

— Miette, dis-je, vient à Malevil avec nous, de son plein gré. La mémé aussi. Et à partir de la minute où je te parle, Jacquet, personne n’a le droit de dire : Miette est à moi. Ni toi. Ni moi. Ni Thomas. Ni personne à Malevil. Tu as compris ?

Il fait oui de la tête. Je reprends :

— Pourquoi as-tu essayé de me cacher la présence de Miette à l’Étang ?

— Tu sais bien pourquoi, dit-il d’une voix faible.

— Tu avais peur que je couche avec ?

— Oh, non, pour ça, si elle est d’accord, c’est ton droit.

— Que je la force, alors ?

— Oui, dit-il à voix basse.

À mon avis, la nuance est toute en sa faveur. Ce n’est pas à lui-même qu’il pensait : c’est à Miette. Cependant, je sens qu’il me faut être un peu sévère. Il me désarme, avec ses bons yeux de chien. C’est une erreur. J’ai à lui inculquer une conduite, puisqu’il va vivre avec nous.

— Écoute, Jacquet. Il y a une chose qu’il faut que tu comprennes. C’est à l’Étang qu’on tue, qu’on viole, qu’on assomme les gens et qu’on enlève le cheval du voisin. À Malevil, on ne fait rien de ce genre.

De quel air il accueille cette semonce ! Et moi, je ne dois pas être très doué pour la morale. Ce qui veut dire, je suppose, que je ne suis pas sadique : la honte de l’autre ne me fait pas plaisir.

Je coupe court.

— Ton cheval, comment tu l’appelles ?

— Malabar.

— Bon. Tu vas atteler Malabar à la remorque. Aujourd’hui, on ne pourra déménager qu’une partie. On reviendra demain avec Malabar, et en plus, Amarante attelée à notre remorque à nous. Nous ferons autant de voyages qu’il faudra.

Jacquet marche aussitôt vers la porte, heureux d’agir. D’assez mauvais gré, me semble-t-il, Thomas pivote sur ses talons pour l’accompagner. Je le rappelle.

— Ce n’est pas la peine, Thomas. Tu penses s’il va se sauver maintenant !

Thomas revient sur ses pas, content de ne pas être privé de la vue de Miette. Il s’y replonge aussitôt. Je trouve assez idiot son air fasciné, oubliant que moi-même, à l’instant, j’ai dû avoir le même. Quant à Miette, ses yeux magnifiques ne quittent pas les miens, ou plus exactement mes lèvres dont elle a l’air de suivre, dès que je parle, tous les mouvements.

Je reprends. J’ai le souci que tout soit clair.

— Miette, il y a une chose que je voudrais te dire. À Malevil, personne ne te forcera à faire ce que tu veux pas.

Et comme elle ne répond pas, je reprends :

— Tu as compris ? Un silence.

— Mais bien sûr, elle a compris, dit la Falvine. Je dis avec impatience :

— Laisse-la donc parler, Falvine. La Falvine se tourne vers moi :

— Elle peut pas te répondre. Elle est muette.

 

VIII

Ce retour à Malevil, à la tombée de la nuit ! Je chevauchais en tête, à cru sur Amarante, ma carabine en bandoulière, le canon au travers de ma poitrine, Miette m’enserrant la taille par-derrière, car au dernier moment, elle m’avait fait comprendre par une de ses mimiques qu’elle aimerait monter en croupe. Je marchais au pas, car Malabar, qui aurait suivi ma jument jusqu’au bout du monde, se mettait à trotter dès qu’elle prenait trop d’avance, imprimant à la charrette un mouvement trop vif. Celle-ci, en plus de la Falvine, du Jacquet et de Thomas, portait un amoncellement incroyable de matelas et de biens périssables. Et surtout, attachée à son arrière par une corde, marchait cahin-caha, une vache embarrassée d’un ventre énorme et que la Falvine n’avait pas voulu laisser à l’Étang, même pour une nuit, car elle était pour poser, me dit-elle.

On prit par le plateau et l’ex-ferme de Cussac, réduite en cendres, car il n’était pas question, avec la remorque, de passer les murs de pierre sèche qui barraient la petite plaine en descendant vers les Rhunes. Jacquet m’assura d’ailleurs que le chemin, bien que plus long, n’était pas encombré de troncs calcinés, il l’avait pris plusieurs fois quand, d’ordre du père, il venait jusqu’à proximité de Malevil nous espionner.

Dès que la remorque eut franchi, non sans mal, la prairie en pente qui montait jusqu’à Cussac, on se trouva dans le chemin goudronné et la nuit tombant déjà, je me sentis tenté de partir en avant pour rassurer mes compagnons à Malevil. Mais quand je vis, ou plutôt quand j’entendis Malabar se mettre à galoper derrière Amarante sur le macadam, et la vache beugler derrière la remorque parce que le licol tendu l’étranglait, je retins ma bête et me remis au pas. La pauvre vache mit longtemps à se remettre de son émotion, malgré les consolations que lui prodigua la Falvine, penchée dangereusement à l’arrière de la remorque. Je note qu’elle s’appelait Marquise, ce qui la plaçait dans l’échelle nobiliaire bien au-dessous de notre Princesse. L’oncle prétendait que c’est au temps de la Révolution, quand on commença à chasser les ci-devant, que les Jacquous de notre coin, par dérision, affublèrent leurs bêtes de ces titres. C’était bien le moins, concluait la Menou, après tout le mal qu’ils nous ont fait, que même sous Napoléon III, tu croirais pas, Emmanuel, il y a eu un comte à La Roque qui a pendu son cocher parce qu’il lui avait désobéi, et pas même un jour de prison.

Je remontai bien plus loin dans le temps que la Révolution quand j’aperçus au loin, illuminé par des torches, le donjon du château. J’eus chaud au coeur en le revoyant. Et je sus exactement ce que ressentait le seigneur du Moyen-Âge quand, après avoir guerroyé au loin, il revenait chez lui, indemne et victorieux, ramenant à son repaire des chariots emplis de butin et de captifs. Certes, ce n’était pas tout à fait ça. Je n’avais pas violé Miette et elle n’était pas ma captive. Je l’avais, au contraire, libérée. Mais le butin, par contre, était considérable et compensait bien au-delà les trois bouches de plus à nourrir : deux vaches, l’une la Marquise, prête à vêler, l’autre en pleine lactation laissée provisoirement à
l’Étang
en compagnie d’un taureau, un verrat et deux truies (je ne compte pas le cochon sous forme de charcutaille), deux ou trois fois plus de poules que la Menou, et surtout, du blé en quantité, puisque le Wahrwoorde avait l’habitude de faire son pain. Sa ferme passait pour pauvre, parce que le Wahrwoorde ne dépensait rien. En réalité, comme je l’ai dit, elle avait quelques bonnes terres sur le plateau du côté de Cussac. Et ce soir, je n’emportais pas avec moi à Malevil le dixième des richesses de
l’Étang.
Je comptais qu’il faudrait toute la journée du lendemain et du surlendemain et plusieurs voyages avec les deux remorques pour tout ramener, choses et bêtes.

Curieux comme l’absence d’auto changeait le rythme de la vie : de Cussac à Malevil, au pas d’un cheval, il nous fallut une heure là où, dans mon break, j’aurais mis dix minutes. Et que de pensées dans ce lent bercement-déhanchement à cru sur Amarante, dont je sentais la chaleur et la sueur, et derrière moi, Miette, ses deux bras autour de ma taille, blottie le visage contre ma nuque et ses seins contre mon dos. Que de cadeaux elle me faisait ! Et quelle sage lenteur ! Pour la première fois depuis le jour de l’événement, j’étais heureux. Enfin, non, heureux, pas tout à fait. Je pensais à Wahrwoorde sous le sol, la bouche et les yeux pleins de la terre qui bouchait aussi sa poitrine. Un rusé sire ! Un paria énergique ! Vivant selon sa loi, n’en acceptant aucune autre. Collectionnant les mâles, aussi. Car c’était un luxe exceptionnel de les trouver réunis dans une ferme si petite : un verrat, un étalon, un taureau : dans un coin où tous les cultivateurs n’élèvent plus que des femelles, toutes nos vaches étant des vierges inséminées, le Wahrwoorde, lui, avait le respect du principe mâle. Il n’y avait pas que de l’autarcie dans son cas. J’y voyais un culte quasi religieux de l’animal viril dominant. Lui-même, le super-mâle du cheptel humain de
l’Étang,
considérant que toutes les femmes de la famille lui appartenaient, belles-filles comprises, dès la puberté.

Nous approchons de Malevil et j’ai maintenant du mal à retenir Amarante, qui, à chaque instant, passe au trot. Mais à cause de cette pauvre Marquise qui marche derrière la charrette, son gros ventre ballotté entre ses courtes pattes, je la retiens, les mains fermes, les coudes scellés au corps. Je me demande ce qu’elle pense, ma jument, de la journée qu’elle a passée. Enlevée, déflorée et ramenée au bercail. Pardi, je sais bien maintenant pourquoi elle a suivi le ravisseur : elle a senti sur lui l’odeur de l’étalon. Et maintenant, Bel Amour dans la Maternité a dû sentir aussi notre approche, car un hennissement lointain nous parvient, auquel répondent Amarante, et le moment de surprise passé. (Quoi ! Une deuxième jument !) la forte voix de Malabar. Le soir tombant est plein d’odeurs animales qui voyagent, s’appellent et se répondent. Il n’y a que nous qui ne sentons rien. Du moins par le nez, car Miette épouse toute la longueur de mon dos, plaquée contre moi des cuisses, du ventre et des seins. Quand Amarante démarre son trot, Miette se presse contre moi davantage, elle s’accroche de plus belle de ses deux mains serrées l’une contre l’antre sur mon ventre. C’est sans doute la première fois qu’elle monte à cru. Elle ne l’oubliera pas. Moi non plus. Toutes ces courbes derrière moi vivent, palpitent et me tiennent chaud. Je me sens enfoui, capitonné, logé. Si seulement je pouvais hennir, moi aussi, au lieu de penser. Et ne pas craindre l’avenir au sein de mon bonheur présent.

Ils ont été prodigues de torches, à Malevil. Deux sur le donjon et deux piquées dans les meurtrières du châtelet. Mon coeur cogne, je regarde mon merveilleux château, si fort, si bien gardé. Et tandis que nous gravissons la raide pente qui va nous mener jusqu’à lui, j’admire à l’arrière-plan, dans le clair obscur des torches, l’immense donjon vertical et devant moi le châtelet d’entrée, et faisant suite, le rempart sur lequel bientôt, tendant le cou entre les créneaux, apparaissent des ombres que je n’identifie pas encore. Quelqu’un brandit une torche au-dessus du parapet. Quelqu’un crie :

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