Malevil (31 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Je tirai avec bruit le judas jusqu’au butoir et je criai avec force :

— Que veux-tu ?

Le ton brutal fut sans effet sur le visiteur. Il ne tressaillit pas, regarda le judas et dit d’une voix grave et posée :

— Eh bien, vous voir d’abord et ensuite coucher cette nuit au château. Je ne tiens pas à refaire pendant la nuit le chemin que je viens de parcourir.

Je notai qu’il s’exprimait bien, avec recherche même, en articulant avec soin et avec un accent qui, sans être tout à fait celui d’ici, s’en rapprochait. Je repris :

— As-tu une autre arme sur toi que ton fusil ?

— Non.

— Tu ferais bien de répondre la vérité. On te fouillera dès que tu seras rentré.

— J’ai un petit couteau de poche, mais je n’appelle pas ça une arme.

— Est-il à cran d’arrêt ?

— Non.

— Comment t’appelles-tu ?

— Fulbert le Naud. Je suis prêtre.

Sur sa qualité de prêtre, je ne fis pas de commentaire.

— Écoute, Fulbert enlève la culasse de ton fusil et mets-la dans la poche de ta veste.

Il obéit aussitôt tout en remarquant d’un ton neutre :

— Vous êtes méfiants.

— Nous avons des raisons de l’être. On nous a attaqués.

Je repris :

— Écoute, je vais t’ouvrir. Tu passes la porte sans démonter, tu t’arrêtes à dix mètres et tu ne démontes que lorsque je te le dirai.

— C’est entendu.

Je levai la tête.

— Thomas, continue à le tenir en joue.

Thomas fit oui de la tête. Je pris ma carabine dans la main droite, enlevai le cran de sûreté, poussai les deux verrous de la porte, rabattis son montant sur moi et attendis. Dès que Fulbert fut passé, je fermai la porte si vite que je bousculai la croupe de l’âne. Il fit un bond en avant suivi d’un écart et faillit désarçonner le visiteur. Les chevaux dans la Maternité se mirent à hennir, l’âne dressa ses longues oreilles et se mit à trembler un peu sur ses pattes quand Fulbert l’arrêta.

— Démonte, dis-je en patois et donne-moi ta culasse.

Il obtempéra, preuve qu’il comprenait le patois. Je mis la culasse dans ma poche. J’étais à peu près sûr de l’inutilité, en l’occurrence, de ces précautions, mais la méfiance a ceci de commun avec les autres vertus : elle n’est efficace qu’à la condition de n’admettre pas d’exception.

Thomas vint de lui-même prendre la bride de l’âne gris, pour le mener dans un box de la Maternité. Je le vis décrocher un seau pour le faire boire. Je m’arrêtai pour l’attendre et me tournai vers Fulbert.

— D’où es-tu ?

— De Cahors.

— Pourtant, tu comprends notre patois.

— Je ne comprends pas tout. Il y a des différences de vocabulaire.

La question devait l’intéresser, car il se mit aussitôt à comparer certains mots de notre patois et du sien. Tandis qu’il parlait, et il parlait très bien, je le regardais. Il n’était pas de haute taille, comme je l’avais cru, mais il avait de bonnes proportions et une élégance de tournure qui le faisaient paraître grand. Quant à sa physionomie, je ne savais qu’en penser. Je le laissai finir ses comparaisons philologiques et je dis :

— Tu viens de Cahors ?

Il sourit et je notai qu’il avait un sourire assez séduisant.

— Mais non, je viens de La Roque. Je me trouvais à La Roque au moment de la bombe.

Je le regardai, béant.

— Il y a donc des survivants à La Roque ?

— Mais oui, dit-il, il y en a.

Il reprit, toujours aussi calme :

— Une vingtaine.

Note de Thomas

Le chapitre qu’on vient de lire est marqué par une omission si flagrante que je vais interrompre le récit d’Emmanuel pour la réparer. Auparavant, j’ai lu le chapitre suivant pour m’assurer qu’Emmanuel, comme il le fait parfois, n’est pas revenu en arrière pour s’expliquer tardivement sur la circonstance en question. Mais non. Pas un mot. On dirait qu’il l’a oubliée.

Mais d’abord, puisqu’il s’agit d’elle, je voudrais dire un mot de Miette. Après toutes les effusions lyriques d’Emmanuel, je ne voudrais pas avoir l’air de la dépoétiser. Mais Miette est une fille de la campagne comme il y en a tant. Certes, elle est saine et solide et elle a en abondance, et dans la fermeté, toutes les courbes qui plaisent tant à Emmanuel. Mais laisser entendre que Miette est belle me paraît très exagéré. Elle n’est pas plus belle, à mes yeux, que la femme se lavant de Renoir dont Emmanuel a une reproduction à la tête de son lit ou la photo de Birgitta tirant à l’arc, qui se dresse sur son bureau dans notre chambre (assez étonnant, au fond, qu’Emmanuel ait conservé cette photo après la lettre odieuse qu’elle lui écrivit pour lui annoncer son mariage).

Sur l’« intelligence » de Miette, je ne partage pas non plus l’opinion d’Emmanuel. Miette est une prématurée, muette de naissance, ce qui veut dire qu’il y a dans son cerveau une lésion qui a empêché l’exercice de la parole et par contrecoup, appauvri sa représentation du monde. Je ne prétends pas que Miette soit idiote, ni même débile, car Emmanuel aurait beau jeu d’énumérer tous les exemples où Miette a fait preuve de finesse dans les rapports humains. Mais de là à prétendre que Miette est « très intelligente » comme me l’a affirmé Emmanuel à plusieurs reprises (autre exemple de surestimation sexuelle) il y a un pas que, pour ma part, je ne franchirai pas. Miette, tout en étant fine, est quand même très simplette. Comme les enfants, elle n’appréhende la réalité qu’à demi. Le reste est rêve et roman, sans aucune référence aux faits.

On va croire que je n’aime pas Miette. Je l’apprécie beaucoup, au contraire. Elle est généreuse, elle est pétrie de bonté et elle n’a pas en elle la plus petite parcelle d’égoïsme. Si je croyais à ces dangereuses fariboles, je dirais qu’elle a l’étoffe d’une sainte, sauf que sa bonté s’exerce sur un plan qui n’est pas d’ordinaire celui d’une sainte.

Au lendemain de la délibération où Emmanuel fut mis en minorité sur son projet polyandrique, il y eut un certain suspense à Malevil, car on se demandait quel « mari » (Meyssonnier) ou quel « partenaire » (Emmanuel) Miette allait choisir. Au point qu’aucun d’entre nous n’osait plus la regarder, comme l’a noté si bien Emmanuel, de peur de paraître vouloir l’emporter sur les autres. Quel contraste avec les regards dont nous la transpercions sans vergogne le soir précédent !

Je ne peux dire ce que pensa Miette de notre brusque réserve. Car elle a des yeux d’enfant « transparents et insondables » (je cite Emmanuel, mais c’est dans le chapitre suivant qu’il dit cela). Je dois noter, pourtant, qu’au cours du second des déménagements de
l’Étang,
le grand Peyssou, plus ouvert qu’aucun d’entre nous, remarqua, avec résignation, qu’évidemment « elle » allait choisir Emmanuel. Ceci fut dit devant Colin, Meyssonnier et moi, les nouveaux étant occupés à emballer leurs affaires dans la maison des troglodytes. Non sans tristesse, nous opinâmes tous les trois que c’était, en effet, évident.

Le soir arriva. La lecture de la Bible, après le repas, se poursuivit avec trois fervents auditeurs de plus, mais sans beaucoup d’attention, je le crains, de la part des compagnons. Emmanuel était adossé à l’un ou l’autre des jambages de la cheminée, et Miette assise au milieu de demi-cercle, le visage et le corps éclairés et rougis par les flammes dansantes du foyer. Je me souviens de cette soirée, de mon attente, de notre attente, devrais-je dire, et combien la voix d’Emmanuel, chaude pourtant et bien timbrée, m’exaspérait par sa lenteur. Je ne sais si c’était la fatigue de la journée, l’énervement de l’incertitude, ou la complicité de la pénombre, mais la réserve où nous nous étions contraints pendant le jour avait disparu. Nous avions tous les yeux rivés sur Miette assise dans toutes ses courbes, tout à fait détendue, attentive à la lecture. Pourtant, elle ne faisait pas semblant d’ignorer nos regards. Elle laissait, de temps en temps, ses yeux croiser les nôtres, et alors elle nous souriait. Elle sourit ainsi à chacun de nous, équitablement. Emmanuel a déjà parlé de son sourire et c’est vrai qu’il était très attrayant, bien qu’il fût le même pour tous.

À la fin de la veillée, Miette, avec un parfait naturel, se leva, prit Peyssou par la main et partit avec lui.

Peyssou, je crois, fut très content, le feu étant couvert de cendres, qu’il y eût alors si peu de lumière dans la grande salle. Il fut encore plus heureux de nous tourner le dos et de nous dérober son visage. Et nous, nous restions devant le feu, consternés et silencieux, tandis que la Menou allumait nos caleils en grommelant des commentaires injurieux pour les laissés-pour-compte.

Nous n’étions pas au bout de nos surprises. Le lendemain soir, Miette choisit Colin. Le surlendemain, moi. Le quatrième jour, Meyssonnier. Le cinquième, Jacquet. Le sixième, elle choisit de nouveau Peyssou. Et elle continua ainsi, dans l’ordre que j’ai dit, sans jamais choisir Emmanuel.

Personne n’avait envie de rire, et pourtant la situation était au bord de la comédie. Le ridicule nous atteignait tous. Le champion de la polyandrie se trouvait exclu de sa pratique. Et les rigides partisans de la monogamie acceptaient sans vergogne le partage.

Sur un point, il n’y a pas de mystère : Miette agit spontanément, sans rien connaître de nos discussions et sans consulter personne. Si elle se donna à tous, c’est que nous avions tous très envie d’elle et qu’elle était bonne. Car l’amour ne lui faisait ni chaud ni froid. Ce qui n’est guère étonnant, étant donné la façon dont elle avait été initiée.

Quant à l’ordre dans lequel Miette élisait ses partenaires, on s’aperçut au bout de peu de temps qu’il suivait tout bonnement celui des places à table. Restait quand même cette colossale énigme : Pourquoi Emmanuel — qu’elle adorait — était-il exclu de son choix ?

Car elle l’adorait, et comme un enfant, sans avoir honte de le montrer. Dès qu’il entrait dans la grande salle, elle n’avait d’yeux que pour lui. Quand il prenait la parole, elle était suspendue à ses lèvres. Quand il partait, elle le suivait du regard. On imaginait Miette sans aucune peine répandant des parfums coûteux sur les pieds d’Emmanuel et les essuyant ensuite de ses longs cheveux. Cette comparaison n’indique pas que je me laisse gagner par l’ambiance religieuse des veillées. Je l’emprunte au petit Colin.

Quand revint mon tour pour la troisième fois, je résolus d’en avoir le coeur net et de poser la question à Miette dans l’intimité de sa chambre. Bien que Miette dispose d’un arsenal de gestes et de mimiques par lesquels elle se fait bien comprendre (et en outre, elle sait écrire) il n’est pas toujours facile de dialoguer avec elle pour la raison qu’on ne saurait sans indécence lui reprocher comme à une autre femme son mutisme quand on le soupçonne d’être voulu. Dès que je demandai à Miette pourquoi elle n’avait pas à ce jour choisi Emmanuel, son visage devint de bois et elle se borna à secouer la tête de droite à gauche. La même question, posée sous plusieurs formes, attira la même réponse.

Je variai alors mon angle d’attaque. N’aimait-elle pas Emmanuel ? Hochements de tête vigoureux et répétés, battements des paupières sur des yeux tendres, lèvres entrouvertes, visage offert. Je reprends aussitôt ma question : Alors, pourquoi ? Ses yeux se ferment, sa bouche aussi, et de nouveau elle secoue la tête de droite et de gauche. Nous n’en sortons pas. Je me lève, je prends dans la poche de ma veste un petit carnet où je note les sorties et les rentrées des outils au magasin, et sur une feuille, à la faible lumière du caleil. j’écris en grosses lettres d’imprimerie,
POURQUOI
PAS
E
MMANUEL
 ? Je tends à Miette le crayon et le carnet. Elle pose le carnet sur ses genoux relevés, suce son crayon et avec beaucoup d’application, elle écrit : « 
parce que
 ». À la réflexion, elle ajoute même un point après « 
parce que
 », je suppose pour me montrer que sa réponse est définitive.

C’est tout à fait par hasard que, trois jours après, je comprends enfin ses raisons ou plutôt sa raison, car il n’y en a qu’une.

Emmanuel, toujours hanté par la sécurité, avait décidé de garder les trois fusils de chasse, la carabine, les munitions, les deux arcs et leurs flèches dans notre chambre, de verrouiller à chaque fois la porte et de cacher la clef au fond d’un tiroir du magasin, cachette connue de nous deux et de Meyssonnier.

Un après-midi, voulant me changer — Emmanuel venait de me donner ma première leçon d’équitation et j’étais trempé de sueur — j’allai retirer la clef de sa cachette. L’escalier à vis du donjon n’est pas facile et me sentant fatigué, je le montai avec lenteur, la main gauche suivant la colonne de pierre autour de laquelle tournent les marches. J’arrivai ainsi jusqu’au deuxième étage et m’arrêtant pour souffler sur le palier, je vis avec stupeur, à l’autre bout de la grande salle vide qui précédait les deux chambres, Miette, l’oreille collée à la serrure de notre porte et paraissant écouter de toutes ses forces. Or, je savais fort bien, moi, que là pièce était vide, d’abord parce que je venais de quitter Emmanuel devant la Maternité, et ensuite parce que je l’avais moi-même verrouillée une heure et demie plus tôt, quand j’étais venu mettre mes bottes pour faire du cheval.

Je m’avançai vers elle et m’écriai : Mais Miette, qu’est-ce que tu fais là ? Elle tressaillit, se redressa, rougit et regarda autour d’elle d’un air traqué comme si elle se préparait à fuir. Mais je fus sur elle aussitôt, la saisis par le poignet, et je dis, mais voyons, Miette, il n’y a rien à écouter, cette chambre est vide ! Elle me regarda d’un air si incrédule que je sortis la clef de ma poche, ouvris la porte et la main fermement attachée à son poignet, je la tirai avec vigueur à l’intérieur, non sans qu’elle m’opposât une vive résistance. Mais dès que se trouvant dans la chambre elle se rendit compte qu’en effet, elle était vide, elle s’immobilisa, l’air stupéfait. Puis sans tenir compte de mes questions, le sourcil froncé, elle ouvrit l’armoire-penderie et dut reconnaître les vêtements d’Emmanuel et les miens, car négligeant ceux-ci, elle caressa les premiers de sa paume. Après cela, elle ouvrit un à un tous les tiroirs de la commode, son visage s’éclairant peu à peu. Quand elle eut fini, elle me regarda d’un air interrogateur, puis comme je ne disais rien, assez surpris de cette fouille, elle pointa l’index de la main droite vers le canapé près de la fenêtre, puis ensuite vers ma poitrine. Je fis oui de la tête. À ce moment, tournant de tous côtés ses yeux étonnés, elle aperçut la photo de Birgitta tirant à l’arc sur le bureau d’Emmanuel, s’en saisit avec violence et me regardant en écarquillant les yeux, elle la brandit de la main droite en me la désignant de la main gauche. Je ne sais comment alors, mais par son attitude, par la position de son corps, par l’inclinaison de sa tête, par l’expression de ses traits, par les gestes de ses mains, elle parvint non pas à me poser la question, car pas un son ne s’échappa de ses lèvres, mais à me la mimer, à me la jouer et presque à me la danser. Et cette question, elle était si claire que je crus presque l’entendre : mais où donc est l’Allemande ?

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