Malevil (35 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— Quel salaud ! dit Meyssonnier, et comme le français ne lui suffit pas, il le dit aussi en patois.

Thomas acquiesce, sortant pour une fois de son impassibilité.

— En tout cas, dit Meyssonnier sur le ton de la menace, tu vas voir si je vais pas le dire dès demain à Colin et à Peyssou comment le Fulbert a passé sa nuit.

Je me récrie, effrayé :

— Tu vas pas le leur dire !

— Et alors ? dit Meyssonnier. Ils ont le droit de le savoir, tu trouves pas ?

C’est juste, ils ont le droit de savoir comment eux aussi, ils ont été trompés. Surtout Colin, qui l’a été doublement.

— Et même à Jacquet je le dirai, ajoute Meyssonnier les poings fermés. Le serf, il a les mêmes droits que nous.

J’interviens encore, tout en faisant la part du feu.

— Dis-le à Colin, dis-je, mais pas à Peyssou. Ou attends pour le lui dire que Fulbert soit parti. Tu connais Peyssou, il serait capable de lui casser la gueule !

— Et il ferait bien ! dit Thomas, les dents serrées.

Sur Miette, pas un mot, et même je suis sûr, pas une pensée de blâme, mais au contraire, la certitude que le fourbe Fulbert a abusé du sentiment du devoir et de l’hospitalité de la pauvre petite. Je suis sûr aussi que si je proposais d’aller réveiller sur l’heure Colin, Peyssou et Jacquet, et à nous tous d’enfoncer la porte de Fulbert et de le jeter dehors avec son âne, la proposition serait acclamée. Ne désirant en aucun cas vivre cette scène, je me contente d’y rêver. Et quand j’imagine les six maris trompés se précipitant dans la chambre et rossant l’amant de leur femme, je me mets à rire.

— Y a pas de quoi rire, dit Meyssonnier avec sévérité.

— Allons, dis-je, va te coucher. Ce qui est fait est fait.

Ce truisme apaisant est sans effet sur lui, sur eux devrais-je dire, car Thomas, s’il parle moins, rage tout autant.

— Ce qui me dégoûte, dit Meyssonnier, c’est de penser qu’il a essayé de profiter de l’infirmité de la petite. Il s’est dit : elle est muette, elle le répétera pas.

— Et comment que j’assisterai à sa messe, demain, ajouta-t-il en haussant la voix, rien que pour le voir débiter toutes ces idioties sur le péché en sachant ce que je sais ! Allez, je vais me coucher, ajoute-t-il en remarquant mon air impatient Et il s’en va, le dos rond. Pendant que je me déshabille, je garde le visage fermé pour que Thomas se taise. Je n’en fais pas un drame. D’abord, Fulbert n’est pas prêtre. Et d’ailleurs, qu’un prêtre fasse l’amour, après tout pourquoi pas ? Et qu’il le fasse en se cachant le pauvre diable, c’est sa plaie.

Je ne retiens pas contre Fulbert de nous avoir soufflé Miette pour la durée d’une nuit. Demain, j’utiliserai sans vergogne cet incident contre lui, mais pour d’autres raisons. Parce que c’est j’en suis sûr, un homme sans bonté et sans justice, qui ne veut pas de bien à Malevil, et contre lequel je referai l’unité de Malevil. Cette unité où la question religieuse a bien failli, ce soir, ouvrir une faille.

Le caleil éteint, je me couche, mais comme je m’y attends, sans réussir à m’endormir. Thomas n’y parvient pas davantage. Je l’entends se tourner et se retourner sur son canapé. Il fait bien une tentative pour me parler, mais je la repousse avec fracas. À défaut de sommeil, que j’aie au moins le silence.

X

Après le petit déjeuner, tandis que Fulbert dans « sa » chambre reçoit les pénitents, je me dirige vers la Maternité pour monter Malabar et continuer son instruction. Il s’en faut encore que le lourd cheval de trait soit devenu, malgré mes soins, un cheval de selle convenable. Sa bouche a peu de sensibilité, il comprend quand il veut le langage des aides, et l’arrêter n’est pas facile. Je suis gêné aussi par la largeur de son dos qui me force à écarter les jambes plus que je n’en ai l’habitude et rend ma pince moins efficace. Tant il est lourd, ce Malabar, je me fais l’effet, quand je le monte, d’être un chevalier du Moyen Âge. Il ne me manque plus qu’une armure : elle ne le gênerait pas, d’ailleurs. L’énorme étalon est capable, j’en suis sûr, de porter deux ou trois fois mon poids. Il dispose d’une réserve de force incroyable et quand il galope, il me donne toujours l’impression de charger. D’ailleurs, si je m’étonne de la largeur de son dos, je ne critique pas son confort. On s’y sent rudement bien, et s’il était question de faire une longue randonnée où la vitesse a peu d’importance, je recommanderais Malabar aux fesses sensibles.

Je trouve Jacquet et Momo en train de nettoyer les boxes et au moment où je vais seller Malabar, je m’aperçois que Momo a encore donné à Bel Amour deux fois plus de paille qu’aux deux autres chevaux. Ce n’est pas que ceux-ci soient lésés : C’est Bel Amour qui en a trop. J’engueule Momo, je lui fais retirer la moitié de la litière, je lui fais honte de son favoritisme qui est, en même temps, gaspillage.

Je lui promets, si je l’y reprends, de lui botter les fesses.

Cette menace est de pure routine. C’est l’oncle qui me l’a transmise, et comme lui, je ne l’ai jamais fait passer dans les faits. On pourrait croire que devenue à ce point théorique, elle a perdu toute efficacité. Mais non, elle continue à produire un certain effet sur Momo en tant qu’expression maxima du déplaisir parental. Car bien que Momo ait quelques années de plus que moi, il considère qu’en héritant des biens de l’oncle, j’ai hérité aussi de la puissance paternelle que l’oncle exerçait sur lui.

Tandis que je le tance, je passe comme chaque matin dans les boxes pour vérifier le fonctionnement des abreuvoirs automatiques. Une chance encore qu’à Malevil la distribution d’eau se fasse par gravité, car si nous avions dépendu d’une pompe, le jour J, en mettant fin à l’électricité, nous en aurait privés à jamais.

Quand je pénètre dans le box d’Amarante, elle me fait ses agaceries habituelles, me pousse dans le dos avec sa tête, pose ses naseaux humides sur ma nuque et me mordille la manche. Si elle avait des mains, elle me chatouillerait. En même temps, du coin de l’oeil, elle guette une poule qui s’est introduite dans son box par la porte que j’ai laissée ouverte. Par bonheur, j’ai vu la poule le premier et avant qu’Amarante ait pu l’occire d’un coup de sabot, je surprends la jument d’une bonne claque sur la croupe et du pied je repousse la pauvre idiote emplumée vers la sortie.

Je jette un coup d’oeil au grand âne gris de Fulbert, ou plutôt à son seau d’eau, car il loge dans le seul box qui ne comporte pas d’abreuvoir. Et sa tournée finie, je prends dans la main ou plus exactement dans le creux de mon vieux gant, car je redoute son gros bec pointu, quelques grains d’orge, et aussitôt, comment sait-il que le moment est venu ? où s’est-il caché jusque-là ? notre corbeau, surgi je ne sais d’où, s’abat à mes pieds. Et après avoir tourné autour de moi avec circonspection, dans sa pose favorite de vieil avare bossu les mains derrière le dos, il s’élève jusqu’à mon épaule gauche, s’y pose et commence à becqueter ma paume sans cesser un instant de me dévisager de côté de son oeil vif. Son repas fini, il ne va pas quitter mon épaule pour autant, même quand j’entre seller Malabar. Je dis Malabar et non Amarante, car Craa n’est jamais entré dans le box de la jument. Et là encore, je m’étonne : comment sait-il qu’Amarante, douce aux hommes, est dangereuse pour les volatiles ?

Pendant que je passe le mors à Malabar (Craa se promenant sur son large dos), la Menou arrive pour traire la Noiraude et me parlant sans me voir du box voisin, se plaint de n’être pas aidée. Je lui fais observer que Falvine et Miette ne peuvent à la fois laver et essuyer la vaisselle de la veille dans la grande salle et traire la vache à l’écurie, et que d’ailleurs, pour la vache, il vaut mieux toujours la même main. À cette remarque succède le silence, puis dans le box de la Menou une longue suite de grommellements injurieux et indistincts où je distingue les mots « faiblesse », « belle garce » et « fesses », ce qui me permet de reconstituer le sens général.

Je me tais et la Menou passe, à haute voix, à d’autres griefs. Que la Falvine, devant moi, fait celle qui chipote son manger, mais qu’elle s’empiffre en cachette (Je me demande bien comment, car la Menou a les clefs de tout), et qu’à se bourrer autant avec déjà toute sa graisse, elle n’est pas pour faire de vieux os. Ici, une parenthèse, pour me dire que nous allons manquer de savon et de sucre et qu’il faudrait en demander à La Roque quand on portera la vache. Puis revenant à son sujet de prédilection — la fin prochaine de la Falvine — la Menou me la décrit à l’avance comme un étouffement horrible dû à la goinfrerie.

Je sors Malabar tout sellé de son box et remarque, pour mettre un terme à cette nécrophilie, que justement la Falvine la voilà. Jacquet dans le box voisin, a tout entendu, mais ne répétera rien à sa Mémé, je le sais. Et voilà Falvine, en effet, déboulant très vite dans ma direction, à la fois pour me montrer son ardeur au travail et pour me faire une petite parlote avant que je monte à cheval. Après les salutations, elle geint et je geins avec elle, sur le temps qu’il fait. Depuis la bombe, ciel gris et froid, pas de pluie, pas un rayon de soleil. Si la chose est pour continuer, c’est la mort de tout, dit la Falvine. Paroles bien inutiles, car nous y pensons tous cent fois par jour, à ce soleil absent et à cette pluie qui ne vient pas. C’est notre angoisse permanente depuis le jour de l’événement.

À ce moment, apparaît la Menou qui lui ordonne d’un ton sec de poursuivre la traite. J’ai fait la Noiraude, dit-elle à Falvine sur le même ton, mais pas Princesse. Et souviens-toi de ne lui tirer que deux ou trois litres, rapport à Prince. Moi, je vais voir Fulbert. Et elle part, maigre et méprisante. Je regarde s’éloigner ce mince, ce très mince petit sac d’os qui trottine avec vigueur sur ses grands pieds dans la direction du donjon et je me demande quelles fautes elle peut bien avoir à avouer, la Menou, sauf quelques petites vacheries à l’égard de Falvine.

La Falvine, toute soufflante encore de sa course, suit mon regard et dit :

— La Menou, quand tu y réfléchis, c’est peu de chose. Quarante kilos, et je suis large. Elle a pour ainsi dire rien comme corps. Une supposition qu’elle tombe malade et que le médecin (quel médecin ?) la mette en diète, sur quoi qu’elle vivra ? Ajoute à ça qu’elle se fait pas jeune. C’est qu’elle a six ans de plus que moi, et que six ans, à nos âges, ça compte. Je voulais pas te le dire, Emmanuel, mais depuis que je suis à Malevil, je trouve déjà qu’elle a baissé. Elle a des absences, la Menou. Rappelle-toi ce que je te dis, elle partira par la tête. Tiens, l’autre jour, je lui faisais un peu la conversation, et j’ai bien compris qu’elle était pas là, vu qu’elle m’a seulement pas répondu.

Pendant ce discours, sous prétexte de promener un peu Malabar, et de le détendre avant de le monter, j’ai éloigné la Falvine de la Maternité, car le Momo, lui, répète. C’est même son jeu favori. Il répète en enjolivant, ou plutôt en aggravant, tandis que son oeil noir et brillant guette le déplaisir de son interlocuteur. Je ne partirai pas, moi, par la tête : j’écoute la Falvine et par de petits grognements je témoigne que je l’écoute. Ce n’est pas la première fois que chacune de nos deux ménines m’annonce le décès de l’autre. Au début, ça m’amusait. Et maintenant, je dois dire, ça m’attriste. Je pense que l’homme est un étrange animal pour désirer avec tant de facilité la mort de son prochain.

Comme je remonte du fond du châtelet d’entrée vers la deuxième enceinte, tenant toujours à la main Malabar, Falvine s’essoufflant à ma gauche pour rester à ma hauteur, je vois Miette passer le pont-levis et se diriger vers moi.

Les quarante mètres que nous avons à parcourir l’un et l’autre pour nous rencontrer, c’est un très bon moment. Elle est vêtue d’un chemisier bleu passé, reprisé, froissé, mais propre et agréablement gonflé, et d’une petite jupe de laine bleue, très reprisée, elle aussi, qui s’arrête au-dessus du genou et découvre des jambes nues chaussées de bottillons en caoutchouc noir. Jambes et bras sont nus, robustes et rouges. Miette n’est pas frileuse, car au-dessus de ma vieille culotte de cheval, j’ai, moi, un pull à col roulé et c’est à peine si je commence a me réchauffer. Ses cheveux luxuriants, si semblables à ceux de sa mémé, mais très noirs, se répandent à flots sur ses épaules et ses doux yeux, luisants d’innocence animale, me regardent avec affection tandis qu’elle m’accoste et m’embrasse sur les deux joues, se pressant contre moi sur toute la longueur de son corps, non pour se faire plaisir à elle, mais pour me faire plaisir à moi. Je lui sais gré de cette générosité, car je n’ignore pas, comme chacun ici, que Miette est étrangère à la volupté. Je suis sûr que si on ouvrait son coeur naïf, on y trouverait même un certain étonnement devant la manie qu’ont les hommes de palper les personnes de son sexe.

La Falvine s’éclipse avec une lourde discrétion, et c’est au tour de Malabar de recevoir de la main et des lèvres les caresses de Miette. Je note au passage, non sans jalousie, qu’elle l’embrasse sur la bouche, ce qu’elle ne fait jamais pour les hommes. Ces tendresses finies, elle se plante devant moi et les mimiques commencent. Elle m’apprend en premier lieu que le (yeux louches, mains jointes) et elle-même (pouce sur son coeur), ont, comme bien elle pensait (index sur le front), fait l’amour (geste indescriptible). Elle en est indignée (grimace de dégoût), surtout de la part d’un (mains jointes), mais ce qui l’indigne davantage (grimace révulsée) c’est que le (yeux louches, mains jointes) lui ait proposé (les deux mains étendues, paumes au-dessus, comme un plateau) de partir avec lui (jambes mimant la marche, main droite serrée autour d’une main imaginaire) à La Roque (grand geste du bras vers les lointains) pour le servir (gestes d’astiquage et de lavage). Quelle fourberie ! (deux poings sur les hanches, sourcils froncés, lippe de dégoût, les pieds piétinant le serpent). Elle a refusé (non, non, avec violence de la tête) et elle l’a quitté (elle se tourne à demi, le dos hostile, la fesse irritée). Est-ce qu’elle a bien fait ?

Comme je reste silencieux, stupéfait par l’audace de Fulbert, elle recommence sa dernière mimique.

— Mais oui, Miette, tu as très bien fait, dis-je, la main gauche sous ses lourds et beaux cheveux caressant sa nuque, tandis que de la main droite je remets en marche Malabar qui s’impatiente. Aussitôt, au vol, tout en marchant, elle me fait la bise à plusieurs reprises sur la joue, en piquant un peu au hasard, et je crois même à un moment qu’elle va me baiser sur la bouche, comme Malabar. Mais non, la voilà qui part aider à la Maternité, d’où je vois sortir la Falvine roulant comme une boule, ses grosses hanches tanguant comme un navire, en direction du donjon.

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