Malevil (36 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Il me semble que Fulbert en a fait trop et que l’affaire prend pour lui mauvaise tournure. Je me dégage cependant de ces pensées et me concentre sur ma tâche. Je me mets en selle et je travaille Malabar autour de la cour aux trois allures en n’employant que la rêne d’ouverture pour les voltes, et en insistant surtout sur le trot. J’ai des éperons sans molette, mais je les emploie avec beaucoup de mesure, et même quand il fait le cabochard, je n’use presque jamais de la cravache qui, je suis sûr, ne lui fait aucun mal, mais qu’il a l’air de considérer comme un outrage. Au bout d’une demi-heure, je suis mouillé de sueur, tant je dois déployer de force pour maîtriser l’énorme bête.

Du coin de l’oeil, tandis que je tourne autour de la cour, j’ai vu Jacquet partir pour le donjon, les bras ballant, les mains demi-ouvertes, ses lourdes épaules en avant. Je suis fatigué, Malabar aussi. Je démonte et mène l’étalon à la Maternité. Colin surgit les dents serrées, entre avec moi dans le box, et comme j’enlève filet et selle et les pose sur la demi-cloison, il se fait sans un mot avec la litière un bouchon de paille et frotte avec rage les flancs luisants de sueur de l’étalon. J’en fais autant, mais sans rage, de l’autre côté, jetant au grand archer quelques regards par-dessus le garrot, attendant qu’il explose. Et voilà, ça y est, tout part. Il a vu Meyssonnier et Thomas. Ils étaient en train de ranger dans le magasin le butin de l’Étang, et Meyssonnier lui a appris comment Miette avait passé la nuit. Je l’écoute. Ma fonction principale, à Malevil, est d’écouter. Je lui donne, l’explosion finie, des conseils de modération. Je commence à être inquiet. Ça va presque trop mal pour Fulbert. Je me demande si je ne vais pas devoir modérer sa défaite pour qu’on se sépare sans éclat.

— Tu as vu Peyssou ? dis-je à la fin.

— Non.

— Eh bien, si tu le vois, ne lui dis pas. Tu entends, ne lui dis pas.

Il acquiesce de mauvais gré et comme je vais suspendre filet et selle à la sellerie, le grand âne gris de Fulbert se met à braire à percer le tympan. Le petit Colin se hausse sur la pointe des pieds et jette un coup d’oeil dans son box. Eh bé, dit-il avec dédain, tu te prends pour un étalon, petit prétentieux, que tu te permets d’avoir la trique ? Tu te figures que nos juments sont pour toi, espèce d’âne ? Et si on te foutait, toi et ton patron, dans les douves ? Dans l’eau glacée ! Que ça vous rafraîchirait le cul !

Je ris à cause de l’amalgame et je prolonge mon rire avec prudence pour enlever tout sérieux à la proposition. En tout cas, dit Colin, un peu calmé par sa propre plaisanterie, tu peux être sûr que j’irai pas me confesser. Je lui donne une petite claque sur l’omoplate et me dirige vers le donjon pour me changer.

Sous le pont-levis, je croise la Menou, qui me paraît soucieuse. Je m’arrête, elle lève vers moi sa petite tête de mort où brillent des yeux vifs, justement, dit-elle, je voulais te dire, Emmanuel, le Fulbert, après confesse, il m’a dit qu’il se faisait du souci pour nos devoirs religieux, que sûrement on pourrait pas aller tous les dimanches à La Roque, c’était trop loin et que dans ces conditions, il se demandait s’il allait pas former un vicaire et l’envoyer vivre à demeure à Malevil.

Je la regarde, béant. Je pensais bien, dit la Menou, que ça te ferait pas bien plaisir.

Pas bien plaisir ! C’est un euphémisme ! Je vois trop bien ce qui se cache derrière cette sollicitude. Comme Colin à l’instant et pour une tout autre raison, je grince des dents en grimpant l’escalier à vis du donjon. Comme je débouche au premier étage, une des deux portes s’ouvre et Fulbert apparaît, raccompagnant Peyssou. Jacquet est debout sur le palier, attendant son tour.

— Bonjour, Emmanuel, dit Fulbert avec une certaine froideur. (Il sait déjà que je n’ai pas l’intention de me confesser.) Est-ce que je pourrais te voir quelques minutes dans ma chambre avant la messe ?

— Je t’attendrai dans la mienne, dis-je. C’est au second, celle de droite.

— C’est entendu, dit Fulbert.

Ma petite rebuffade ne lui a fait rien perdre de sa majesté et c’est avec un geste des plus gracieux qu’il fait signe à Jacquet d’entrer.

— Peyssou, dis-je aussitôt, veux-tu me rendre un service ?

— Mais bien volontiers, dit Peyssou.

— Je vais t’installer dans la chambre à côté de la mienne et te demander de nettoyer les fusils. Et nickel, grand ! À la pine de mouche !

Ce langage militaire lui plaît, il acquiesce, et je suis heureux, moi, non d’avoir des fusils propres, car ils le sont déjà, mais de retirer Peyssou de la circulation jusqu’à la messe. Les choses sont déjà assez compliquées pour que je n’aie pas, en plus, un problème Peyssou sur les bras.

Dans ma chambre, je retire mon pull et mon gilet de corps et le torse nu, je me bichonne. Je suis on ne peut plus soucieux et nerveux. Je pense sans arrêt à l’entrevue qui vient et je m’adresse à moi aussi des conseils de modération. J’ouvre mes tiroirs et pour me changer les idées, je me donne un petit plaisir en choisissant une chemise. Mes chemises, c’est mon luxe. J’en possède deux bonnes douzaines, en laine, en coton et en popeline. La Menou les soigne. Vous pensez si elle va laisser « 
quelqu’un d’autre
 » les saloper au lavage ou les brûler en les repassant.

Je me suis à peine boutonné qu’on frappe. C’est Fulbert. Il a dû expédier Jacquet. Il entre, son regard tombe sur mes tiroirs ouverts et c’est ici que se place l’épisode de la
« requête fraternelle
 » que j’ai déjà raconté.

Je m’exécute, d’ailleurs d’assez mauvaise grâce. Chacun a ses faiblesses : moi, je tiens à mes chemises. Il est vrai pourtant que la sienne, s’il n’a que celle-là, montre sa trame et qu’il a l’air très heureux de la changer, séance tenante, contre une des miennes. Je suis stupéfait, je l’ai déjà dit, quand je vois Fulbert sans vêtements. Car en contraste avec son visage décharné, son torse est plantureux. Non qu’il manque de muscles, Fulbert, mais ses muscles sont enrobés comme ceux des boxeurs noirs. Tout est donc trompeur chez lui, même l’apparence.

Je lui cède avec courtoisie le fauteuil de mon bureau, mais c’est une courtoisie payante, car assis sur le canapé je tourne le dos à la lumière et je lui dérobe mon visage.

— Merci pour la chemise, Emmanuel, dit-il avec dignité.

Il achève de boutonner son col et de nouer sa cravate de tricot gris et pendant ce temps, il me regarde d’un oeil grave en corrigeant sa gravité par un sourire suave. Il est très intelligent, Fulbert. Subtil, même. Il doit sentir que quelque chose ne va pas, que ses plans sont menacés, que je représente un danger pour lui : son regard est comme une longue antenne qui se promène avec circonspection sur le pourtour de ma personne.

— Tu me permets de te poser quelques questions ? dit-il enfin.

— Pose.

— On m’a dit à La Roque que tu étais assez tiède à l’égard de la religion.

— C’est vrai. J’étais assez tiède.

— Et que tu menais une vie peu édifiante.

Il désarme sa phrase par un petit sourire, mais je ne réponds pas à ce sourire.

— Qu’est-ce qu’on entend, à La Roque, par une vie peu édifiante ?

— Peu édifiante du côté femmes.

Je réfléchis. Je ne veux pas laisser passer ça. Je ne veux pas non plus d’éclat ni de rupture. Je cherche la réplique minima.

— Tu n’ignores pas, Fulbert, dis-je enfin, combien il est difficile à un homme vigoureux, comme toi et moi, de se passer de femme.

En disant cela, je lève les yeux et je le regarde. Il ne bronche pas. Il reste tout à fait impassible. Trop, même. Car au nom du « 
mal qui ne pardonne pas
 » et du « 
pied dans la tombe »,
il devrait protester contre la vigueur que je lui prête. Preuve que ce n’est pas cet aspect de ma phrase qui l’a frappé.

Tout d’un coup, il sourit.

— Ça ne t’ennuie pas de répondre à mes questions, Emmanuel ? Je ne voudrais pas avoir l’air de te confesser malgré toi.

De nouveau, je ne réponds pas à son sourire. Je dis avec une gravité un peu froide :

— Ça ne m’ennuie pas.

Il reprend :

— Quand t’es-tu approché pour la dernière fois de la sainte table ?

— J’avais quinze ans.

— On dit que tu as été très influencé par ton oncle protestant.

Il ne va pas me prendre sans vert ! Je rejette avec force le soupçon d’hérésie.

— Mon oncle était protestant. Moi, je suis catholique.

— Cependant, tu étais devenu assez tiède.

— Je l’étais, oui.

— Tu ne l’es plus ?

— Tu dois le savoir.

C’est dit sans aménité et les beaux yeux louches cillent un peu.

— Emmanuel, dit-il de sa voix la plus profonde, si tu fais allusion par là à tes lectures, à la veillée, de l’Ancien Testament, je dois te dire que tout en reconnaissant la pureté de tes intentions, je ne crois pas que ces lectures soient très bonnes pour tes compagnons.

— C’est eux qui me les ont demandées.

— Je ne l’ignore pas, dit-il avec humeur.

Je ne dis rien, je ne demande même pas d’explication. D’ailleurs, l’explication, je la connais.

— J’ai l’intention, reprend Fulbert, de former un vicaire à La Roque et avec ta permission, de le nommer à Malevil.

Je le regarde en feignant la stupeur.

— Mais voyons, Fulbert, comment peux-tu ordonner un prêtre, puisque tu n’es pas évêque ?

Il baisse les yeux avec humilité.

— En temps normal non, bien sûr, je ne peux pas. Mais les circonstances ne sont pas normales. Et il faut quand même que l’Église continue. Qu’arriverait-il si je mourais demain ? Sans successeur ?

Ceci est d’une telle impudence que je décide aussitôt de réagir. Je souris.

— Bien sûr, dis-je toujours souriant. Bien sûr. Je comprends bien qu’à l’heure actuelle il n’est pas question d’aller suivre les cours du grand séminaire de Cahors, avec ou sans Serrurier.

Là, il se trahit. Bien que son visage reste immobile, ses yeux, pendant une demi-seconde à peine, ont fulguré. Assez effrayant, Fulbert. Car j’ai senti dans ce bref regard une violence et une haine à peine contenues. J’ai senti aussi qu’il n’était pas lâche. Et qu’un défi plus ouvert le trouverait prêt à la riposte.

— Tu n’ignores pas, reprend-il avec un calme parfait, que dans l’Église primitive les évêques étaient élus par l’assemblée des fidèles. En m’autorisant de ce précédent, je pourrai donc très bien présenter mon candidat aux suffrages des fidèles de La Roque.

— De Malevil, dis-je d’un ton sec. De Malevil, puisqu’il devrait officier à Malevil.

Il ne relève pas mon interruption. Il préfère retourner sur un terrain plus solide.

— Je note, reprend-il d’un air grave, que tu n’es pas venu te confesser. Serais-tu hostile, par principe, à la confession ?

Le piège de l’hérésie, à nouveau !

— Mais pas du tout, dis-je avec vigueur. C’est plutôt que personnellement la confession ne m’aide pas.

— Elle ne t’aide pas ? s’écrie-t-il avec un air de scandale admirablement joué.

— Non.

Comme je continue à me taire, il reprend d’un ton plus doux :

— Explique-toi, je te prie.

— Eh bien, même quand je suis absous de mes fautes, je continue à me les reprocher.

C’est vrai, d’ailleurs. C’est vrai que j’ai ce genre de conscience malheureuse qui résiste aux lavages. Je me souviens encore du fait précis, il y a quinze ans, qui m’a fait toucher du doigt l’inutilité, en ce qui me concerne, de la confession. Une action très cruelle, bien qu’enfantine, dont le remords persiste, à peine atténué, vingt ans plus tard.

Pendant que je songe ainsi, j’entends Fulbert débiter des phrases de métier. Il les débite, me semble-t-il, avec beaucoup de flamme. Quand un laïc se met à jouer les prêtres, il est plus prêtre que tous les prêtres du monde.

Fulbert a dû s’apercevoir que je ne l’écoutais qu’à demi, car il s’interrompt d’une façon abrupte.

— Bref, dit-il, tu ne veux pas te confesser.

— Non.

— Dans ce cas, je ne sais si je pourrai t’admettre à communier comme tu le désires.

— Pourquoi ?

— Tu n’ignores pas, dit-il avec un petit coup de fouet dans sa voix suave, qu’on doit être en état de grâce pour recevoir la confession.

— Oh, quand même, dis-je, il me semble que là, tu exagères un peu. Pas mal de prêtres en France, avant le jour de l’événement, ne liaient plus la communion à la confession.

— Et ils avaient tort ! dit Fulbert d’un ton coupant.

Ses lèvres se pincent, ses yeux étincellent. Je suis saisi. Cet imposteur est aussi, chose bizarre, un fanatique. Un intégriste de style fascisant.

Il se méprend sur mon silence et le voilà qui pousse sa botte.

— Ne me demande pas l’impossible, Emmanuel. Comment pourrais-je te donner la communion, si tu n’es pas en état de grâce ?

— Eh bien, dans ce cas, dis-je en le regardant dans les yeux, nous allons prier que Dieu veuille nous y mettre. Moi, après toutes ces années où j’ai vécu éloigné des sacrements et toi, après la nuit que tu viens de passer à Malevil C’est le coup le plus rude que je puis lui porter sans amener une rupture ouverte. Mais Fulbert doit avoir un colossal aplomb, car il ne bronche pas, il ne dit rien. Il paraît même n’avoir pas entendu. En un sens, ce silence l’accuse, car il devrait, s’il voulait apparaître innocent, me demander des explications sur ce que j’entends par sa « nuit à Malevil ».

— Nous prierons, Emmanuel, dit-il au bout d’un moment d’une voix profonde. Nous avons toujours besoin de prier. Et moi, je prierai tout particulièrement pour que tu acceptes de recevoir a Malevil l’abbé que je vais t’envoyer.

— Cela ne dépend absolument pas de moi, dis-je avec vivacité, mais de nous tous. Les décisions sont prises à la majorité des voix, et quand je suis mis en minorité, je m’incline.

— Je sais, je sais, dit-il en se levant. Et en regardant sa montre, il ajoute : Il est temps que je pense à ma messe.

Je me lève aussi et je l’instruis de la contrepartie que nous demandons pour donner une vache à La Roque. Quand je mentionne les fusils, il jette un coup d’oeil au râtelier d’armes que Meyssonnier a installé dans ma chambre, paraît étonné de le trouver vide, mais ne dit rien. Par contre, il tique assez fort quand je lui parle des chevaux.

— Deux ! dit-il avec un haut-le-corps. Deux ! Ça me paraît beaucoup ! Tu ne dois pas t’imaginer, Emmanuel, que je ne m’intéresse pas aux chevaux. En fait, j’ai demandé à Armand de me donner des leçons.

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