Malevil (39 page)

Read Malevil Online

Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
12.34Mb size Format: txt, pdf, ePub

Je la rassure. Ce n’est pas à cause d’elle que j’ai fui, mais à cause du Momo, et elle sait bien pourquoi. Elle confirme que Momo, en effet (pouce et index comprimant le nez). Elle s’en étonne. Je lui décris les difficultés que nous rencontrons pour le laver, la nécessité de l’attaque par surprise, le nombre élevé des participants, l’énergie déployée, la ruse et la force avec lesquelles Momo déjoue nos tentatives. Elle m’écoute avec attention, elle rit même. Et tout d’un coup, se campant devant moi, les mains sur les hanches, l’oeil résolu et secouant sa crinière noire, elle m’annonce que, désormais, c’est elle qui lavera Momo.

C’est ensuite au tour de la Menou de me demander à voix basse s’il faut qu’elle serve « au monde » un morceau. (C’est surtout à nourrir son fils qu’elle pense, l’hypocrite, pour le prémunir contre le « coup de froid ».) Je lui réponds dans le même registre que je préfère attendre le départ du curé et qu’en attendant elle fasse à Fulbert un paquet avec une tourte et un kilo de beurre pour les gens de La Roque.

Tout Malevil est là, au châtelet d’entrée, quand Fulbert s’en va, profitant d’une éclaircie, modestement monté sur son âne gris. Les adieux sont nuancés. Meyssonnier et Thomas, froids comme glace. Colin, à la limite de l’impertinence. Moi-même, avec beaucoup d’huile, mais distant avec familiarité. Seuls sont vraiment cordiaux les deux ménines et pour le moment du moins, Peyssou et Jacquet. Miette ne s’approche pas, et Fulbert paraît l’oublier. Elle est engagée à vingt pas de nous dans une discussion très animée avec Momo. Comme elle me tourne le dos, je ne puis voir ses mimiques, mais ce qu’elle dit doit rencontrer chez Momo une forte opposition, car j’entends les habituelles onomatopées de refus. Cependant, il ne rompt par les chiens comme il le ferait avec sa mère et avec moi. Il reste collé au sol devant elle, l’oeil fasciné, le visage comme engourdi, et il me semble que ses dénégations perdent peu à peu en force et en fréquence.

Je rends à Fulbert, avec un sourire aimable, la culasse de son fusil. Il la glisse en place, met son arme en bandoulière. Il n’a rien perdu de son calme et de sa dignité. Avant de monter sur son âne, il me signifie avec un soupir qui jauge avec tristesse le degré de charité des hommes qu’il accepte les conditions que je mets au don de la vache à la paroisse de La Roque, bien qu’il les trouve beaucoup trop dures. Je lui réponds que ces conditions ne sont pas les miennes, mais il accueille cette déclaration avec un scepticisme qui, à la réflexion, ne m’étonne guère, puisqu’il vient lui-même d’accepter mes conditions sans consulter ses ouailles. Je n’ose dire ses concitoyens, puisqu’il a parlé de paroisse, non de commune. Une chose est sûre : il décide seul de tout à La Roque, et m’attribue ici le même pouvoir.

Fulbert nous fait ensuite un petit discours sur le caractère de toute évidence providentiel de la pluie qui nous a apporté le salut quand nous attendions tous notre condamnation. En parlant, il fait des deux bras étendus devant lui et élevés à plusieurs reprises de bas en haut, un geste que je n’aimais déjà pas beaucoup chez Paul VI, mais qui, chez Fulbert, me paraît tout à fait caricatural. En même temps, il nous observe l’un après l’autre de ses beaux yeux louches. Il a tout noté de nos comportements différents à son égard et il n’oubliera rien.

Ayant fini son discours et nous ayant invités à prier, il nous rappelle qu’il songe à nous envoyer un vicaire, il nous bénit et il s’en va. Colin, derrière lui, ferme aussitôt le lourd portail bardé de fer de façon à le faire claquer avec insolence. Je fais « tt,tt » de la langue, mais sans dire un mot. D’ailleurs, je n’ai pas le temps de parler, la Menou pousse un hurlement d’inquiétude.

— Et ou, il est, Momo ?

— Allons, il est pas perdu, dit Peyssou. Où tu veux qu’il soit ?

— Je l’ai vu à l’instant, dis-je, en train de discuter avec Miette devant la Maternité.

La Menou est déjà dans la Maternité appelant Momo ! Momo ! Mais la Maternité est vide.

— Ah, ça me revient, maintenant, dit Colin. Ton Momo, il est y parti en courant à l’instant direction pont-levis. Avec Miette. Ils se tenaient par la main. Deux gosses, on aurait dit.

Ah, mon Dieu ! crie la Menou. Elle se met à courir aussi et, nous la suivons, mi-riant, mi-intrigués. Et vu qu’on l’aime bien quand même, le Momo, on se divise en équipes pour fouiller le château, qui à la cave et qui à la réserve de bois, et qui au rez-de-chaussée du logis. Tout d’un coup, les projets de Miette me reviennent, et je m’écrie :

— Viens, la Menou ! Je vais te dire où il est, ton fils !

Je l’entraîne vers le donjon. Tous nous emboîtent le pas et au premier, traversant le vaste palier, je m’arrête devant la porte de la salle de bains, j’essaye de l’ouvrir, elle est bouclée. Je frappe du poing contre le lourd panneau de chêne.

— Momo ? Tu es là ?

— Mé bouémalabé oneieu !
crie la voix de Momo.

— Il est avec Miette, dis-je. Il va pas sortir de sitôt.

— Mais qu’est-ce qu’elle lui fait ? Qu’est-ce qu’elle lui fait ? crie la Menou avec angoisse.

— Elle lui fait aucun mal, en tout cas, dit Peyssou.

Il se met à rire à gorge déployée, avec force claques sur le dos de Jacquet et sur ses propres cuisses. Et tous l’imitent. C’est étonnant. De Momo, ils ne sont aucunement jaloux.

Momo, c’est un de Malevil, il faut quand même pas confondre. Il fait partie. Même qu’il soit un peu retardé, c’est l’un de nous. On peut pas comparer.

— Elle le lave, dis-je. Elle m’avait dit qu’elle le ferait.

— Tu aurais dû me prévenir, fait la Menou avec reproche. Je l’aurais mieux surveillé.

On se récrie. Elle va quand même pas empêcher Miette de le laver ! Qu’il pue comme un bouc, Momo ! Que tout le monde
y gagnera, si Miette le rend propre ! Sans compter les risques de maladie ! Et les poux !

— Il a jamais eu de poux, Momo, dit la Menou, ulcérée. En quoi elle ment sans convaincre personne. Elle est là, devant cette porte, maigre et pâle, à aller et venir comme une poule qui a perdu son poussin. Elle n’ose pas, devant nous, appeler Momo ni frapper à la porte. Elle sait trop bien, d’ailleurs, ce qu’il répondrait.

— Ces étrangers, reprend-elle avec rage. Que je me suis bien pensé, le premier jour, qu’il
y avait rien de bon à attendre d’eux. Les sauvages, c’est quand même pas des gens à mettre sous le même toit que les chrétiens.

Falvine tend déjà le dos, résignée. Ça va retomber sur elle. Elle en est sûre. Jacquet, c’est un gars, la Menou ne lui dit rien. Miette, très soutenue. Mais la pauvre Falvine, elle.

— Des étrangers, dis-je avec sévérité. Où tu prends ça ? Que Falvine est ta cousine !

— Jolie cousine ! dit la Menou, les dents serrées.

— Et que tu n’es pas bien belle non plus, si tu vas par là, dis-je en patois. Allez, va plutôt chercher du linge propre pour ton Momo. Et tu pourrais aussi lui donner son pantalon numéro trois, que celui-là tombe en loques.

Quand la porte de la salle de bains s’ouvre enfin, Colin vient me chercher dans ma chambre, où je remontais les armes et les rangeais au râtelier, pour jouir du spectacle.

Momo est assis sur le tabouret d’osier, enveloppé du peignoir de bain à ramages bleus et jaunes que je me suis acheté peu avant le jour de l’événement. L’oeil en fleur, le sourire d’une oreille à l’autre, le Momo resplendit, tandis que Miette, debout derrière lui, contemple son oeuvre. Il est méconnaissable, le Momo. Son teint s’est éclairci de plusieurs tons, il est rasé, le cheveu coupé et coiffé et il trône sur son siège, parfumé comme une courtisane, car Miette lui a versé sur le corps le contenu d’un flacon de Chanel, oublié dans l’armoire par Birgitta.

Un peu plus tard, dans ma chambre, j’ai une conversation assez importante avec Peyssou et Colin, puis ils me quittent pour aller faire un tour dans les Rhunes. Peyssou doit nourrir le déraisonnable espoir que le blé va sortir séance tenante. Ou alors, c’est le réflexe du cultivateur qui va voir ses champs après l’orage, sans intention bien définie. Quant à moi, je me dirige vers la grande salle. L’innocence de la pluie et le départ du moins innocent Fulbert m’ont mis de bonne humeur, et je sifflote tandis que je m’avance vers la Menou. Elle est seule, je ne vois que son dos, elle a le nez penché sur une casserole.

— Alors, qu’est-ce que tu nous fais de bon, Menou ?

Elle dit sans me regarder :

— Tu verras bien.

Puis elle se retourne, pousse un petit cri et ses yeux se remplissent de larmes.

— Je t’avais pris pour ton oncle !

Je la regarde, ému.

— La même façon, dit-elle, d’entrer dans la pièce en sifflotant, et de dire, alors, Menou, qu’est-ce que tu nous fais de bon ? La même voix aussi. Que ça m’a fait quelque chose.

Elle reprend :

— C’est qu’il était gai, ton oncle, Emmanuel. L’homme à aimer la vie. Comme toi. Un peu trop même, ajoute-t-elle en se souvenant que sur ses vieux jours elle est devenue vertueuse et misogyne.

— Bah, bah, dis-je en suivant sa pensée bien au-delà des mots. Tu vas pas en vouloir à Miette de t’avoir nettoyé ton fils. Elle te l’a pas pris. Elle te l’a récuré.

— Ouais, dit-elle, ouais.

Je me sens tout d’un coup très heureux qu’elle m’ait parlé de l’oncle et qu’elle m’ait comparé à lui. Et comme depuis un mois, à cause de ses coups de bec à la Falvine, que je trouve quand même excessifs, il m’arrive assez souvent de la rabrouer, je lui souris. Elle est toute saisie par mon sourire et me tourne le dos. Cette vieille coriace, elle ne manque pas de coeur, même s’il faut le trouver sous plusieurs épaisseurs d’écorce.

— Et toi, Emmanuel, dit-elle au bout d’un moment, je peux te demander pourquoi tu as pas voulu te confesser ? Ça fait tout de même du bien, de se confesser. Ça nettoie.

Je n’aurais pas cru avoir ce soir avec la Menou une discussion théologique. Je me campe devant le feu, les mains aux poches. Ce n’est pas un jour ordinaire. J’ai encore sur le dos mon complet d’enterrement. Je me sens presque aussi digne que Fulbert.

— À propos de confesse, je peux te poser une question, Menou ?

— Mais vas-y, dit-elle, tu sais bien qu’entre nous y a pas gêne.

Sa petite tête de mort dressée sur son corps maigre, elle me regarde de bas en haut, l’air attentif, une louche à la main. Elle est vraiment très petite, la Menou. Et réduite au minimum. Mais quel oeil ! Fin, sagace, indompté !

— Quand tu as été te confesser, Menou, tu as dit à Fulbert qu’il t’arrivait d’être un peu vache pour la Falvine ?

— Moi ! dit-elle avec indignation. Moi, vache avec la Falvine ? Eh bé, ça alors ! Qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! C’est un comble, ça ! Moi que je gagne mon paradis tous les jours à supporter ce gros tas.

Elle me regarde et reprend, comme saisie d’un soudain scrupule :

— Vache, oui, je peux l’être, mais pas avec Falvine. Avec le Momo, tiens, je suis vache ! Que je suis tout le temps dessus, à l’engueuler, à lui mener la vie dure. Et même à lui coller des claques, à son âge, le pauvre petit ! Que ça me fait bien du remords, après, comme je l’ai dit à Fulbert.

Elle ajoute d’un air austère :

— Mais ça n’excuse pas.

Je me mets à rire.

— Pourquoi tu ris ? dit-elle, plutôt vexée.

Mais le grand Peyssou entre à ce moment dans la salle, avec Colin, et leur arrivée suspend ma réponse. C’est dommage. À l’occasion, pourtant, je le lui dirai, à la Menou, que sa confesse l’a nettoyée à côté de la tache.

Ce soir-là, après le repas pris en commun et très allégé par le départ de notre hôte, il y a une assemblée plénière autour de la cheminée.

Dans un premier temps, on décide de n’accepter en aucun cas le vicaire que Fulbert nous destine. Dans un deuxième temps, sur proposition de Peyssou et de Colin, et à l’unanimité des voix, je suis élu abbé de Malevil.

Note de Thomas

Je viens de lire ce chapitre et même, par acquit de conscience, le chapitre suivant : Emmanuel n’en dira pas plus sur l’assemblée plénière qui, sur proposition de Peyssou et Colin, et à l’unanimité des voix, l’a élu abbé de Malevil. Je suppose que le lecteur est un peu étonné. Moi aussi. Et il y a de quoi, quand on lit, résumé en trois lignes, le résultat d’une assemblée qui a duré trois heures.

On peut se demander aussi comment l’idée d’émettre une pareille proposition est venue à Peyssou et à Colin — et surtout, comment il se fait que Meyssonnier et moi-même nous ayons voté pour. Je réponds à ces deux questions :

1. Voici d’abord le témoignage de Colin que, le lendemain du vote, j’ai été interviewer au magasin, alors qu’Emmanuel travaillait Malabar dans la première enceinte. Je rapporte les propos de Colin mot pour mot :

— Bien sûr que c’est Emmanuel qui nous a demandé, à Peyssou et à moi, de le proposer comme abbé de Malevil. Tu penses, c’est pas une idée qui nous serait venue tout seuls ! Il nous l’a demandé dans sa chambre, après le bain à Momo ! Et les arguments, tu les connais. On les a assez ressassés hier soir. Primo : il fallait pas se laisser imposer l’espion que Fulbert cherchait à nous coller sur le dos. Secundo : Fallait pas non plus frustrer ceux de Malevil qui désirent avoir la messe. Sans ça, la moitié de Malevil va aller à La Roque le dimanche, et la moitié restera au château. Y aura plus d’unité, ça créera une situation très malsaine.

— Mais enfin, dis-je, tu sais bien qu’Emmanuel n’est pas croyant.

— Oh, ça, dit Colin, je n’en suis pas si sûr que toi ! Je te dirais même qu’à mon avis, Emmanuel, il a toujours été assez porté sur la religion. Ce qu’il y a, c’est qu’il aurait voulu être son propre curé.

Là-dessus, il me regarde avec son fameux sourire et il ajoute :

— Eh bé, ça y est : il a réussi !

Dans le témoignage de Colin, je crois qu’il faut distinguer
le fait
— Emmanuel s’arrangeant en sous-main avec Colin et Peyssou pour être proposé abbé — et
le commentaire —
Emmanuel, il a toujours été assez porté sur la religion.

Le fait, corroboré par Peyssou, n’est pas niable. Le commentaire peut se discuter. Moi, en tout cas, je serais enclin à le discuter.

2. Au moment de l’élection, il y eut non pas un vote, mais deux. Premier vote. Pour : Peyssou, Colin, Jacquet, la Menou, la Falvine et Miette. Abstentions : Meyssonnier et moi.

Emmanuel prit très mal nos abstentions. On ne se rendait pas compte de ce qu’on faisait ! On affaiblissait sa position ! Fulbert allait présenter nos deux abstentions aux gens de La Roque comme une motion de méfiance ! Bref, on sapait l’unité de Malevil ! Quant à lui, si nous persistions, il n’accepterait pas d’être abbé de Malevil, il laisserait le champ libre à la créature de Fulbert, il ne s’occuperait plus de rien.

Other books

To Wed A Highlander by Michele Sinclair
The Running Dream by Van Draanen, Wendelin
Kizzy Ann Stamps by Jeri Watts
Starlaw by Candace Sams
Unconquered Sun by Philipp Bogachev
Burning Ember by Evi Asher
Seducer by Flora, Fletcher