Malevil (18 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Peyssou épanchait un peu trop son chagrin familial : c’était des récits et des souvenirs à n’en plus finir, qui exaspéraient Colin. Et Colin, tu le connais, me dit Peyssou, susceptible comme pas un, mais maintenant alors, du vinaigre, toujours à me traiter de grand con. Avec ça qu’il est bien privé de plus pouvoir fumer son paquet par jour, et qu’il est à cran, la soupe au lait pour un rien, et toujours à me reprocher ma taille. Comme si j’y pouvais.

Je demandai à Meyssonnier s’il n’accepterait pas de remplacer Colin dans la chambre à Peyssou. Car sur un point, j’étais ferme : Peyssou ne devait pas rester seul.

— En somme, moi, dit Meyssonnier, je suis toujours celui qu’on sacrifie. Déjà, tous les petits trucs emmerdants, du temps du
Cercle,
c’était pour moi. Peyssou, pas assez intelligent, Colin, pas assez responsable. Et toi, trop occupé à commander. Je te parle même pas des autres.

— Allez, allez, dis-je en lui souriant, les petits trucs emmerdants, comme secrétaire de ta cellule, tu en avais quand même l’habitude.

Il ne releva pas.

— Remarque, poursuivit-il, Peyssou, je le mets à vingt coudées au-dessus de Colin, même si Colin, ça a toujours été ton chouchou. Colin, il peut être aimable, mais il peut être aussi très pointu. Peyssou, c’est le gars en or. Quand même, si je suis pour aller dans la chambre à Peyssou, il faudra lui demander de mettre une sourdine sur les souvenirs, vu que les souvenirs, j’en ai moi aussi plein la tête.

Il se figea et se mit tout d’un coup à parpaléger, les coins de la lèvre abaissés, tous les traits tirés vers le bas.

— Tiens, de souvenir, j’en ai surtout un que je vais te dire et après, je n’en parlerai plus. Je voudrais surtout pas rabâcher. Le matin du jour J, mon petit Francis, il voulait venir avec moi à Malevil, pour voir le château, et moi, je lui avais déjà permis, quand la Mathilde a dit non, que j’allais pas le mêler à son âge à notre sale politique. J’ai hésité. Je me revois, j’ai hésité. Parce que mon gosse, il avait l’air très déçu. Mais comme la veille au soir, je m’étais déjà disputé avec la Mathilde à cause de ma politique, et tu connais les femmes, je parle, je parle et après, je boude, que tu n’en as jamais fini. Bon. J’en ai eu marre, tout d’un coup, de tout ça. J’ai dit, bon, garde-le, ton gosse, j’irai seul. Bref, j’ai pas voulu d’une deuxième scène, surtout si tôt après la première. J’ai été lâche. Et voilà. Francis est resté. À me regarder, les larmes coulant sur ses joues. Et que si j’avais pas été si lâche, tu comprends, Emmanuel, il serait ici, à l’heure qu’il est, Francis.

Après cela, il reste sans voix pendant une pleine minute. Et moi aussi. Mais je crois quand même que ça lui a fait du bien de partager avec moi cette épine. Je ne sais plus de quoi nous parlons après, mais nous parlons. Et pendant ce temps, je me demande comment je vais m’y prendre pour dire au grand Peyssou de ne pas tant s’épancher. Car c’est lui qui a raison, au fond. Meyssonnier vient de me le prouver.

Adélaïde attendit que notre terrible besogne de fossoyeurs fût terminée pour mettre bas. Elle mit au jour une douzaine de petits. En fait, comme elle était plus que jamais inabordable, on ne put faire le compte exact que lorsqu’elle se leva, et on découvrit alors qu’elle en avait eu quinze, chiffre considérable, mais qui n’égalait pas son record précédent. C’est Momo qui donna l’alarme en surgissant hirsute dans la grande salle du logis au moment du repas de midi et en hurlant les bras au ciel « 
Emmamouel, Abebaïbe a biba ! »
(Emmanuel, Adélaïde a mis bas). On laissa là nos assiettes et on courut jusqu’à la Maternité, on l’Adélaïde, couchée et geignante, vit tout d’un coup la cloison de son box se couronner de sept têtes d’hommes avides et bavardes. Elle grogna et gronda, mais comme rien ne se passait, elle se remit au travail et expulsa l’un après l’autre ses derniers petits. Et nous, le menton appuyé sur le montant de bois de la cloison (à 1 mètre 50 du sol, car elle avait été prévue pour des chevaux, et la Menou montée sur deux parpaings mis l’un sur l’autre pour se donner la taille voulue) on commença aussitôt à discuter de l’abondance de ces nouveaux vivres et de l’emploi le plus judicieux qu’il faudrait en faire. Car malheureusement, on n’avait pas de quoi nourrir quinze cochons. Il faudrait donc en sacrifier quelques-uns dès l’allaitement fini, perspective dont on parlait avec une fausse objectivité en faisant semblant de s’en désoler, tandis que la salive inondait déjà nos bouches à l’idée d’une jeune bête rôtie à la broche devant le feu de la cheminée. Je l’ai noté alors, cette gourmandise chez nous avait quelque chose de fiévreux. Elle ne se rattachait pas, comme autrefois, à la joie de vivre, mais à l’appréhension de l’avenir. Le récit des ripailles passées jouait maintenant un rôle anormal dans nos conversations, preuve que la peur de manquer continuait, en secret, à nous tenailler.

Deux jours plus tard, Princesse accoucha d’un taurillon, assurant ainsi, au prix d’un futur inceste, la survie de sa race. La chose ne fut pas facile et la Menou dut la prendre en main, appelant Peyssou à la rescousse. Mais celui-ci se récusa. Justement, chez lui, il avait pas le coeur à ça, il avait peur de faire mal, c’était sa Yvette gui aidait la vache, et quand ça devenait trop dur, il allait chercher lou Colin. Eh bien, Colin, alors, dit la Menou d’un ton bref. On était tous là, il faisait nuit et pour éclairer la Menou, assis dans le box sur les talons, je tenais une des grosses bougies de la cave, qui me coulait sur les doigts. Je transpirais beaucoup à cause de l’émotion, mais aussi de cette forte odeur bovine que je n’aimais pas. L’accouchement dura quatre heures, et nous étions muets d’inquiétude. Au bout d’un moment, assez incommodé moitié par la bougie, moitié par l’animal, je transmis celle-ci à Meyssonnier et de quart d’heure en quart d’heure, elle passa de main en main jusqu’à me revenir. Momo était inutilisable, pleurant comme un veau dans le box de Bel Amour à la pensée de perdre notre unique vache et qui sait, Bel Amour elle-même, qui était maintenant très proche de son terme. Il exprimait ses appréhensions à voix haute, dans une sorte de litanie geignarde, et une ou deux fois la Menou releva la tête pour le tancer, ce qu’elle fit sans sa verdeur habituelle, étant elle-même trop angoissée. Momo le sentit et il tint assez peu compte de l’avertissement maternel, se bornant à substituer à sa litanie des petits gémissements rythmés comme si c’était lui qui accouchait.

Quand le taurillon vint enfin au jour dans un monde pour l’instant sans prairies, la Menou, sans grand effort d’imagination, l’appela Prince.

Le bon rétablissement de la mère et le sexe de sa progéniture effacèrent nos affres, et il y eut un renouveau d’optimisme, par malheur tué dans l’oeuf quelques jours plus tard, quand Bel Amour accoucha sans incident, mais d’une pouliche.

Bel Amour avait quatorze ans, Amarante, trois. Et Malice (c’est ainsi que Momo l’appela, peut-être parce qu’elle nous avait déçus) un jour. Trois juments d’âges différents et d’inégale distinction, mais destinées toutes les trois à mourir sans descendance.

Il y eut ce soir-là une triste veillée au logis.

Aussitôt après l’enterrement des bêtes, qui consuma notre dernière goutte de gas-oil, j’avais décidé de consacrer ma réserve d’essence — à part un bidon de cinq litres que je mis à tout hasard de côté — à la tronçonneuse. Et tandis que Meyssonnier et Colin bricolaient une charrue à traction animale, à partir de celle que tirait jusqu’ici mon tracteur, avec Peyssou et Thomas je commençai à faire la provision de bois pour l’hiver, prenant garde à ne pas toucher aux troncs, même déchiquetés, où la présence de la sève pouvait être décelée.

Amarante fut aussi docile à dresser au trait qu’elle l’avait été à la selle, et elle se laissa mettre assez vite dans les brancards que Meyssonnier avait ajoutés à ma remorque avant de s’attaquer au problème de la charrue. Le bois noirci dont on fit de grands tas çà et là, souvent assez loin de Malevil, fut charroyé jusqu’au château et entassé dans un des boxes de la première enceinte. Ce bois, qui brûle si vite, il faut un temps infini à la nature pour le fabriquer, mais nous avions un gros avantage, nous étions les seuls consommateurs, et nous disposions d’une vaste étendue. Toutefois, autant par prudence que pour nous tenir occupés, je ne voulus pas m’arrêter avant d’avoir rempli le box tout entier, et même le box voisin, ce qui à mon sens nous assurait le chauffage pour deux hivers, à condition de n’utiliser qu’un seul feu et d’y faire aussi la cuisine.

Depuis le jour de l’événement, un ciel d’un gris sombre uniforme pesait sur les têtes. Il faisait froid. Le soleil n’avait pas reparu. Et la pluie, pas davantage. Sous l’effet de la sécheresse, la terre couverte de cendres avait pris un aspect pulvérulent, et au moindre souffle de vent, des nuages noirâtres se soulevaient, assombrissant encore l’horizon. À Malevil, gardés du monde extérieur par ses murs éternels, serrés les uns contre les autres autour de la table, on sentait encore un peu de vie. Mais dès qu’on sortait des remparts pour ramasser le bois, c’était une désolation. Le paysage charbonneux, les squelettes d’arbres noircis, la chape de plomb au-dessus de nous, le silence des plaines détruites, tout nous écrasait. Je remarquais qu’on parlait peu et à voix basse, comme dans un cimetière. Dès que le gris devenait moins sombre, on espérait le retour du soleil, mais le gris s’obscurcissait à nouveau, nous entourant du matin au soir d’un crépuscule blafard.

Thomas pensait que les poussières des explosions atomiques, occupant la stratosphère en quantités considérables, interceptaient les rayons du soleil. Mais à son avis, il ne fallait pas désirer la pluie de longtemps. Car, si des
bombes sales
avaient explosé, même à de grandes distances de la France, l’eau pourrait entraîner jusqu’au sol des éléments radioactifs. Chaque fois qu’on s’éloignait de Malevil, il insistait pour que nous emportions sur la charrette des imperméables, des gants, des bottes et des coiffures, tout en soulignant l’insuffisance de cette protection.

À la veillée, au logis, le froid était si vif pour la saison qu’après le souper, on entretenait un feu à petits frais et en cercle autour d’une des deux cheminées monumentales de la salle, on parlait quelque temps pour « 
non pas s’aller coucher comme des bêtes
 » (La Menou).

Je prenais part à la conversation, mais aussi, parfois, je lisais, assis sur un petit tabouret bas, le dos contre le jambage de la cheminée et penchant le livre de côté pour que le foyer l’éclairât. La Menou s’installait au cantou, et quand la flamme baissait par trop, elle rajustait les bûches ou glissait sous elles une des brindilles dont elle avait fait provision sous le banc.

Dans sa lettre posthume, que je savais par coeur, l’oncle m’avait recommandé de lire la Bible, ajoutant : « il ne faut pas t’arrêter aux moeurs, c’est la sagesse qui compte ». Mais j’avais été si occupé avec Malevil et les soucis de l’élevage depuis sa mort que je n’avais pas « pris le temps » de le faire. Et maintenant, j’étais presque plus surmené qu’avant, mais le temps, chose bizarre, avait changé, il était devenu plus maniable, je m’apercevais que je pouvais le « prendre » quand je voulais.

Le soir où Bel Amour donna naissance à Malice, — je n’ose penser que ce fut l’influence de son nom, mais issue d’une mère si douce, jamais jument ne fut plus difficile —, la veillée sombra, comme je l’ai dit, dans la tristesse. D’abord, pendant le repas, un silence à couper au couteau. Puis les chaises disposées pour la veillée, la Menou et le Momo au cantou se faisant face, et moi lisant, le dos contre le jambage de la cheminée, le silence se poursuivit si longtemps qu’on fut presque reconnaissant à Colin de remarquer que, dans vingt-cinq ans d’ici, il n’y aurait plus un seul cheval.

— Dans vingt-cinq ans, dit Peyssou, comme tu y vas ! Moi qui te parle, j’ai vu chez les Giraud, pas celui de la Volpinière, celui de Cussac, un hongre qui allait sur les vingt-huit ans, un peu aveugle, c’est vrai et des rhumatismes qu’il grinçait en marchant, mais il lui faisait encore bien sa vigne, au Giraud.

— Eh bien, mettons trente ans, dit Colin, on en est pas à cinq ans près. Dans trente ans, Malice sera morte. Et Amarante. Et la pauvre Bel Amour, il y aura belle lurette qu’elle sera plus.

— Tais-toi donc, dit la Menou à Momo, assis on plutôt à demi couché sur le canton en face d’elle et qui s’était mis à sangloter à l’annonce du décès futur de Bel Amour. On parle pas pour demain, mais dans trente ans, et dans trente ans, on tu seras toi-même, couillon ?

— Quand même, dit Meyssonnier, Momo, il a quarante-neuf ans. Dans trente ans, il en aura soixante-dix-neuf. Il sera pas tellement vieux.

— Eh bien, moi, je vais te dire, dit la Menou. Ma mère, elle est morte à quatre-vingt-dix-sept ans, mais moi, j’espère pas aller si vieille, surtout comme maintenant sans médecin, la moindre grippe, tu t’en vas.

— C’est pas prouvé, dit Peyssou, même dans le temps où la médecine, dans la campagne, tu la voyais pas beaucoup, il y a des gens qui allaient vieux. Mon grand pé, par exemple.

— Eh bien, disons cinquante ans, dit Colin avec une note d’exaspération dans la voix. Dans cinquante ans, on sera tous partis, tous tant qu’on est, sauf peut-être Thomas, qui aura soixante-quinze ans. Eh bien, mon gars, ajouta-t-il en se tournant vers Thomas, tu vas bien t’amuser, quand tu resteras tout seul à Malevil.

Il y eut un silence si lourd que je levai la tête de mon livre, dont d’ailleurs je n’avais pu ce soir-là lire une seule ligne, tant le moral, depuis la naissance de Malice, m’avait paru atteint. Je ne pouvais voir la Menou, puisqu’elle était assise au cantou derrière moi et assez mal le Momo, vautré en vis-à-vis, car les flammes et la fumée me le cachaient. Mais les quatre hommes qui me faisaient face, je pouvais les considérer et sans les gêner, à mon aise, car je tournais le dos au feu, ne recevant sa chaleur et sa lumière que sur le côté droit — et le côté gauche glacé si bien qu’au milieu de la veillée je me transportai avec mon tabouret et mon livre au pied de l’antre jambage pour me chauffer l’autre moitié du corps.

Thomas, comme à son habitude, était impassible. Sur la bonne bouille ronde de Peyssou, avec sa grande bouche, son gros nez, ses gros yeux un peu saillants et son front si étroit que la naissance des cheveux paraissait avoir du mal à ne pas rejoindre les sourcils, la désolation se lisait à livre ouvert. Mais l’amertume du petit Colin était presque plus inquiétante. Car sans faire disparaître son sourire en gondole, elle lui avait enlevé toute espèce de gaieté. Meyssonnier avait l’air terni d’une vieille photo dans un tiroir. Pourtant, c’était toujours la même lame de couteau, avec les deux yeux gris très rapprochés l’un de l’autre, le front étroit et haut, et la brosse coupée court. Mais la flamme n’y était plus.

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