Malevil (19 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— C’est pas sûr, dit Peyssou en tournant la tête du côté de Colin. C’est pas sûr du tout que Thomas, tout jeune qu’il est, il reste le dernier ici. À ce compte, au cimetière de Malejac, il y aurait rien que des vieux, et tu sais bien que non. Je dis ça sans offense pour Thomas, ajouta-t-il avec sa politesse paysanne en se penchant un peu de son côté.

— Moi de toute façon, dit Thomas d’une voix égale, si je reste seul, pas de problème, le donjon, et hop !

Je lui en voulus d’avoir dit ça, dans l’état de dépression où ils étaient tous.

— Eh bien, tu vois, mon gars, dit la Menou, je dis pas comme toi. Moi, si j’étais pour rester seule à Malevil, je partirais pas, tant qu’il y aurait des bêtes à soigner.

— C’est vrai, dit Peyssou, les bêtes.

Je lui fus reconnaissant d’avoir dit ça tout de suite et sur ce ton.

— Les bêtes, dit le petit Colin avec une vivacité amère en contraste avec l’espèce de gaieté voletante et sautillante qu’il mettait auparavant dans ses paroles, elles se débrouilleraient bien sans toi. Oh, pas maintenant, bien sûr, que tout est brûlé et perdu, mais quand l’herbe, elle aura repoussé, l’Adélaïde et Princesse, tu pourras leur ouvrir la porte, elles trouveront toujours de quoi.

— Quand même, dit la Menou, les bêtes, c’est aussi une compagnie. Tiens, je me rappelle quand la Pauline elle est restée seule dans sa ferme, que son mari était tombé de la remorque à cause d’un coup de sang et que son fils, on le lui avait tué dans la guerre d’Algérie. Elle me disait, tu croirais pas, Menou, mes bêtes, mais je leur parle toute la journée.

— La Pauline était vieille, dit Peyssou, et plus qu’on est vieux, plus qu’on a envie de vivre. Je vois vraiment pas pourquoi.

— Tu le verras, quand tu y seras, dit la Menou.

— J’ai pas dit ça pour toi, dit le grand Peyssou, toujours attentif à ne blesser personne, et tu peux d’ailleurs pas comparer. La Pauline, elle bougeait presque pas. Et toi, tu trottes, tu trottes.

— Eh oui ! dit la Menou, je trotte ! Et je trotte si bien qu’un jour je me retrouverai au cimetière. Mais tais-toi donc, grand couillon, ajouta-t-elle en s’adressant à Momo, qu’on parle toujours pas pour demain.

— Moi, dit Meyssonnier, il y a une chose qui me frappe, et depuis que l’Adélaïde et Princesse ont eu leurs petits, j’y ai souvent pensé. Dans cinquante ans, plus un homme sur terre, mais les vaches et les porcs, ils se mettent à pulluler.

— C’est vrai, dit Peyssou en appuyant ses deux avant-bras puissants sur ses genoux écartés et en se penchant vers le feu. J’y ai pensé, moi aussi. Et je te le dis, Meyssonnier, c’est pas une pensée que je supporte : Malejac avec les bois, les prés, les vaches et pas un homme dedans.

Un silence s’étendit et tous les visages étaient tournés vers les flammes avec une morne stupeur, comme si on pouvait y discerner l’avenir tel que l’avait décrit Peyssou : Malejac, avec les bois, les prés, les vaches, et pas un homme dedans. Je regardais mes compagnons, je me voyais en eux. L’homme, c’est la seule espèce animale qui puisse concevoir l’idée de sa disparition et la seule que cette idée désespère. Quelle race étrange : si acharnée à se détruire et si acharnée à se conserver.

— Comme quoi, dit Peyssou comme s’il concluait une longue réflexion, ça suffit pas de survivre. Pour que ça t’intéresse, il faut aussi que ça continue après toi.

En disant cela, il dut penser à Yvette et à ses deux enfants, car son visage se pétrifia tout d’un coup et il resta immobile, les deux avant-bras sur les genoux, la bouche encore ouverte, à regarder le feu, les yeux perdus.

— Ce n’est pas prouvé, qu’on soit les seuls survivants, dis-je au bout d’un moment. C’est la falaise qui se dressait entre le nord et nous qui a protégé Malevil. Il se peut qu’il y ait des coins, et même peut-être pas très loin d’ici, où la même protection a joué.

Mais je ne voulais pas leur parler de La Roque, je ne voulais pas leur donner trop d’espoir, de peur qu’ils soient déçus.

— Quand même, dit Meyssonnier, une cave comme Malevil, tu n’en verras pas souvent.

Je secouai la tête.

— C’est pas tellement la cave, c’est la falaise. Regarde les bêtes de la Maternité, elles ont quand même survécu.

— La Maternité, dit Colin, comme grotte c’est très profond, et regarde l’épaisseur de pierre qu’il y a dessus et sur les côtés. Et puis, il est pas dit que les bêtes aient pas plus de résistance que nous.

— Eh bien, tu vois, dis-je, je croirai que notre résistance morale est meilleure.

— À mon avis, dit Thomas, elles ont moins souffert. Le coup de chaud dans la Maternité a dû être plus brutal, mais plus court. L’air s’est refroidi plus vite. Il n’y a pas eu cet effet de four que nous avons eu dans la cave.

Il ajouta en me regardant :

— Mais je suis de ton avis. Il a dû y avoir des survivants un peu partout. Même dans les villes.

Il s’arrêta net et pressa ses deux lèvres l’une contre l’autre comme pour s’empêcher d’en dire plus.

— Eh bien, tu vois, j’y crois pas, dit Meyssonnier en secouant la tête.

Colin leva à nouveau ses sourcils et Peyssou haussa les épaules. Au fond, ils s’étaient installés dans le malheur et ils ne voulaient plus entendre parler de rien d’autre, comme s’il y avait eu dans le fond du désespoir une sorte de sécurité qu’ils ne voulaient pas hasarder.

Il y eut un très long silence. Je regardai ma montre : neuf heures à peine. Le feu était encore bien loin d’avoir consumé sa ration de bois. Dommage de perdre toute cette chaleur et d’aller se coucher si tôt dans des chambres glaciales. Je me remis à ma lecture, mais pas pour longtemps.

— Et qu’est-ce que tu lis donc, mon pauvre Emmanuel ? demanda la Menou.

Pauvre, c’était un terme d’affection, ça ne voulait pas dire qu’elle me plaignait.

— L’Ancien Testament.

J’ajoutai :

— L’histoire sainte, si tu préfères.

Car j’étais bien sûr que la Menou ne connaissait de la Bible que la version résumée et édulcorée qu’on lui en avait donnée au catéchisme.

— Ah oui, dit la Menou, je reconnais le livre maintenant, que ton oncle, il l’avait souvent entre les mains.

— Comment, dit Meyssonnier, tu lis ça, toi ?

— J’avais promis à l’oncle, dis-je brièvement.

J’ajoutai :

— Et puis, je trouve que c’est intéressant.

— Eh dis donc, Meyssonnier, dit Colin, avec quelque chose qui ressemblait à son ancien sourire, tu oublies que tu étais toujours le premier au catéchisme !

— Il fayotait, le Meyssonnier, dit Peyssou avec un bref éclair de gaieté. Il te récitait tout ça comme le livre.

Il reprit :

— Moi, je me souviens surtout du petit et de ses frères qui l’avaient vendu comme esclave. Comme quoi, reprit-il après un moment de réflexion, c’est toujours dans la famille qu’on te fait les pires vacheries.

Il y eut un silence.

— Et si tu nous lisais tout haut, dit la Menou.

— Tout haut ? dis-je.

— Et alors, dit Peyssou, que moi, ça me ferait bien plaisir, d’écouter toutes ces histoires, que je les sais même plus.

— L’oncle à Emmanuel, dit la Menou, toujours bien aimable le pauvre, il se trouvait de me lire des passages de son livre à la veillée.

— Emmanuel, te fais pas prier, dit Colin.

— Allons, dit Peyssou.

— Mais ça va peut-être vous ennuyer, dis-je en évitant de regarder Thomas.

— Mais non, mais non, dit la Menou, et ça vaudra mieux que non pas dire n’importe quoi ou rester chacun dans sa tête.

Elle ajouta :

— Surtout maintenant qu’il y a plus la télé.

— Je te donne bien raison, dit Peyssou.

Je regardai alternativement Meyssonnier et Thomas, mais ni l’un ni l’autre ne me rendirent mon regard.

— Je veux bien, si tout le monde est d’accord, dis-je au bout d’un moment.

Et comme ces deux-là continuaient à se taire et à regarder les flammes, je dis :

— Meyssonnier ?

0 ne s’attendait pas à une attaque aussi directe. Il redressa le torse et se cala le dos contre le dossier de sa chaise.

— Moi, dit-il avec dignité, je suis matérialiste, mais du moment qu’on ne me force pas à croire en Dieu, ça ne m’ennuie pas du tout d’écouter l’histoire du peuple juif.

— Thomas ?

Décontracté, les deux mains dans les poches, les jambes étalées devant lui, Thomas fixait les yeux sur la pointe de ses chaussures.

— Du moment que tu lis la Bible tout bas, dit-il d’un ton neutre, pourquoi ne la lirais-tu pas tout haut ?

C’était une réponse ambiguë, mais je m’en contentai. Je pensais aussi qu’une lecture ferait du bien à mes compagnons. Dans la journée, ils s’occupaient, mais le soir, c’était un mauvais moment, la chaleur du foyer leur manquait. Il y avait des silences à peine supportables, et pendant ces silences je pouvais presque voir leurs esprits tourner sans fin dans le vide de leur existence. Et puis, la vie des tribus primitives dans la Bible n’était pas maintenant sans ressemblance avec ce que la nôtre était devenue. J’étais sûr qu’ils s’y intéresseraient. J’espérais aussi qu’ils puiseraient de la force dans l’opiniâtreté à vivre que les juifs avaient montrée.

Je me transportai avec mon livre fermé et mon tabouret contre l’autre jambage de la cheminée, pour me réchauffer le côté gauche. La Menou jeta des brindilles dans le feu pour me donner de la lumière, j’ouvris la Bible à la première page et je commençai à lire la Genèse.

Tandis que je lisais, une émotion mêlée d’ironie m’envahit. C’était là, à n’en pas douter, un magnifique poème. Il chantait la création du monde et moi, je le récitais, dans un monde détruit, à des hommes qui avaient tout perdu.

Note de Thomas

Tant que certains détails sont encore frais dans l’esprit du lecteur, je voudrais signaler deux erreurs dans le récit d’Emmanuel.

— Je pense qu’Emmanuel, dans la cave, a perdu conscience plusieurs fois, car je n’ai jamais cessé d’être à côté de lui, et cependant, la plupart du temps, il ne me voyait pas et ne me répondait pas quand je lui adressais la parole. J’affirme une chose, en tout cas :
je ne l’ai jamais vu plongé dans le baquet du rince-bouteilles.
Et personne d’autre que moi ne l’y a vu. Emmanuel a dû rêver cette situation dans son délire, y compris les remords subséquents pour son « égoïsme ».

— Ce n’est pas Emmanuel qui a refermé la porte de la cave après l’apparition « terrifiante » de Germain. C’est Meyssonnier. Dans l’état de demi-conscience où il se trouvait, Emmanuel a dû se substituer à Meyssonnier dont, chose bizarre, il décrit très exactement les mouvements comme si c’étaient les siens : notamment la façon dont Meyssonnier s’est traîné à quatre pattes jusqu’à la porte, mais sans s’approcher du corps de Germain.

Je voudrais ajouter une remarque :

Bien qu’athée, je ne suis pas anticlérical, et si je me suis montré un peu réticent quand Emmanuel s’est mis à lire la Bible à la veillée, c’est parce que cette cérémonie — ce n’est peut-être pas le mot juste, mais je n’en trouve pas d’antre — me paraissait aller un peu trop dans le sens de ce qui existait déjà : le caractère presque religieux de l’influence qu’Emmanuel exerce sur ses compagnons. D’autant qu’Emmanuel lit le texte de sa belle voix grave tonte vibrante d’émotion. Je veux bien qu’Emmanuel est un homme d’une imagination brillante et que son émotion est surtout littéraire. Mais c’est justement cela que je trouve dangereux : la confusion.

Dire, comme le fait Emmanuel, que la Genèse est on « magnifique poème », c’est oublier un peu trop les erreurs scientifiques dont elle fourmille.

VI

Ces premières semaines après l’événement me laissent une impression de grisaille — à l’extérieur comme dans nos vies — de douleur sourde, de piétinement, d’horizon bouché, d’efforts ingrats. Car nous travaillons beaucoup, à des tâches souvent sans intérêt, mais que nous assumons par discipline, et aussi parce que nous essayons sans beaucoup d’amour pour la vie de nous organiser pour survivre.

Tandis que Meyssonnier et Colin achèvent de mettre au point une charrue à laquelle on pourra atteler Amarante, Thomas, Peyssou et moi, nous nous attelons à un devoir moins urgent, mais à longue échéance tout aussi utile : rassembler, dénombrer et classer dans un magasin tous les objets métalliques — y compris ceux qui, à première vue, pouvaient paraître insignifiants, mais qui, du fait qu’on ne pouvait plus les fabriquer, étaient désormais sans prix.

À commencer, bien sûr, par les outils de la ferme et de la bricole. Ceux-ci, je n’en avais pas toujours été très « ménager », parce qu’une pince qu’on laisse rouiller dans l’herbe ou qu’on égare, c’était si facile, jusque-là, de la remplacer. Désormais, il fallait commencer par s’en convaincre, de telles négligences étaient presque des crimes.

J’installai le magasin au rez-de-chaussée du donjon, dans des casiers que j’avais construits pour recevoir les pommes d’un verger aujourd’hui anéanti. Je mis les outils les plus précieux dans des boîtes fermées et avec son assentiment, on nomma à l’unanimité Thomas magasinier. Ce qui voulait dire que, désormais, aucun outil ne serait emprunté sans qu’une trace écrite soit gardée de l’emprunteur et du moment du prêt.

Cette tâche achevée, je me souvins que dans un box inoccupé de la première enceinte, j’avais entreposé, au cours de la restauration de Malevil, de vieux planchers hérissés de clous, que je destinais aux flambées rapides, l’hiver, dans les cheminées. Projet ahurissant ! Ils étaient bien finis, maintenant, ces gaspillages. Plus rien n’était à jeter : pas un bout de papier, pas un emballage, pas une boîte de conserve vide, pas une bouteille en plastique, pas un morceau de corde ou de ficelle, pas un clou tordu ou rouillé. Les « bourriers » devenaient sans objet.

On sortit du box les vieilles lattes de châtaignier. On en retira les clous au marteau et à la tenaille, en s’efforçant de ne pas abîmer les têtes. Et après les avoir redressés un à un sur une pierre plate, on les rangea, selon grosseur, dans une boîte à compartiments au magasin. À la scie, pour économiser l’essence de la tronçonneuse, on coupa les parties des bois pourries ou abîmées (seules parties destinées, maintenant, au chauffage), on nettoya les deux faces du plâtre ou du ciment qui les recouvraient, et on disposa les ais en tas dans le box, classés par taille et maintenus par des cales dans une horizontalité rigoureuse, pour ne pas qu’il gauchissent au cours des hivers.

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