Je déraisonnais et je m’en aperçus, je crois, parce que je me retournai et je fis signe à Thomas que je voulais descendre. Et une fois sur les dalles du donjon, le haut parapet qui nous entourait me dérobant la vue du brasier, je m’assis sur mes talons, vidé, inerte. Je ne sais combien de temps je restai dans cet état de prostration, qui ressemblait déjà à la mort. C’était une sorte de coma psychique, où sans perdre conscience tout à fait, je n’avais plus ni réflexe, ni volonté.
Je sentis contre mon épaule l’épaule de Thomas et en tournant la tête de son côté avec une lenteur qui m’étonna, je vis ses yeux fixés sur moi. J’eus du mal à mettre au point ma vision, mais quand ce fut fait, je compris ce que ses yeux voulaient dire et ils le disaient avec d’autant plus d’intensité que, plongé dans le même état que moi, il n’arrivait pas à parler.
Je regardai les lèvres de Thomas. Elles étaient exsangues et sèches, et quand il parla et pour ne prononcer qu’un seul mot, il eut du mal à les décoller.
— ... Solution...
Les yeux papillotants, je le considérai à nouveau avec un effort très pénible, car je me sentais prêt à retomber, à tout instant, dans mon assoupissement. Je dis, en m’arrachant les mots de la gorge, effrayé par l’extrême faiblesse de ma voix :
— Quelle... solution ?
La réponse tarda si longtemps que je crus Thomas sans connaissance. Mais à la tension de son épaule contre la mienne, je compris qu’il ramassait ses forces pour parler. Je l’entendis avec beaucoup de peine.
— Monter...
En disant cela, il fit un petit geste étriqué et souffrant avec son index replié dans la direction du parapet. Il reprit dans un souffle :
— Se jeter... Fini.
Je le regardai. Puis détournai mon regard. Je retombai dans ma passivité. Je pensais sans suite des pensées confuses. Cependant, au milieu d’elles, surgit une idée plus claire, qui me fixa. Si comme Colin, Meyssonnier, Peyssou, j’avais eu une femme et des enfants, à l’heure actuelle ils seraient vivants, l’espèce humaine ne serait pas condamnée à disparaître, je saurais pour qui lutter. Et maintenant, je devais retourner dans la cave dire à mes compagnons qu’ils avaient perdu les leurs, et attendre, avec eux, la disparition de l’homme.
— Alors ? dit Thomas d’une voix à peine audible.
Je secouai la tête.
— Non.
— Pourquoi ? articulèrent les lèvres de Thomas sans émettre un seul son.
— Les autres.
D’avoir dit cela avec une certaine netteté de pensée, me fit du bien. Je me mis à tousser avec violence, et l’idée me vint que l’hébétude où j’étais plongé tenait peut-être autant à la fumée absorbée qu’au terrible choc moral que j’avais subi. Je me levai avec effort.
— La cave.
Et m’engageant sans attendre Thomas dans l’étroit escalier à vis en trébuchant, je le descendis ou plutôt je le dégringolai, jusqu’en bas. Par bonheur, en prévision des visites de touristes à Malevil, j’avais fixé une main courante en fer sur la courbe du mur et je m’y cramponnai, la paume me brûlant à chaque fois, quand mon pied ratait une marche. Dans la petite cour entre le donjon et le logis Thomas me rattrapa et me dit : tes chevaux. Je fis non de la tête en pressant le pas et en réprimant un sanglot. La pensée de les voir me faisait horreur. J’étais certain qu’ils étaient tous morts. Je n’avais qu’une pensée : me réfugier au plus vite dans mon terrier.
Je frissonnai en pénétrant dans la cave, tant elle me parut froide, et mon premier geste fut de ramasser mon pull-over et de le jeter sur mes épaules en nouant les deux manches autour de mon cou. Colin était en train de tirer du vin, Meyssonnier apportait les bouteilles pleines à la Menou et celle-ci les bouchait. Je fus certain que l’initiative venait de la Menou, qui avait dû décider qu’il n’y avait pas de raison pour ne pas mener à bien la tâche commencée. De toute façon, les voir ainsi occupés me fit un bien immense. Je m’avançai, je saisis une bouteille, je bus, je la passai à Thomas et je m’adossai à un tonneau, essuyant avec la manche de mon pull la sueur qui, tout frissonnant que je fusse, coulait encore de mon visage. Je sentais mes idées se remettre en place, peu à peu.
Au bout d’un moment, je devins conscient que mes compagnons s’étaient figés dans l’immobilité la plus totale et me regardaient sans aucune parole avec une expression d’angoisse et même de supplication. D’ailleurs, ce qui s’était passé, ils le savaient déjà, puisque ni Meyssonnier, ni Colin, ni Peyssou, n’avaient eu le courage de me poser des questions. Seule la Menou, je le voyais, avait envie de m’entendre, mais cependant, elle se retenait de parler, les yeux fixés sur les trois hommes, et comprenant ce que mon silence, en persistant, signifiait pour eux.
Je ne peux dire combien il dura. Finalement, je dus trouver moins cruel de parler que de continuer à me taire, et je dis à voix basse en les regardant :
— On n’est pas allé loin. On est monté sur le donjon.
Je repris, la gorge sèche :
— C’est bien comme vous avez pensé. Il n’y a plus rien.
Ils s’y attendaient, et cependant, dès que j’ouvris la bouche, ce fut comme si je les avais assommés. Le seul qui réagit, ce fut Peyssou qui, les yeux hors de la tête, fit trois pas vers moi en chancelant et m’agrippant par les manches de mon pull, s’écria d’une voix forte :
— C’est pas vrai !
Je ne repondis pas. Je n’en avais pas le courage. Mais, saisissant les mains de Peyssou crispées sur mon pull, j’essayai de les desserrer. Dans l’effort que je fis, les manches du pull s’écartèrent, découvrant les jumelles que je portais autour de mon cou. Peyssou les aperçut, les reconnut, ses yeux se fixèrent sur elles avec épouvante. À cette seconde, tout lui revint, j’en suis sûr, de cet après-midi passé autrefois sur le parapet du donjon à identifier les écarts. Une expression de désespoir envahit ses traits, ses mains lâchèrent prise et appuyant sa tête contre mon épaule, il se mit à pleurer à gros sanglots comme un enfant.
Il y eut alors dans cette cave un mouvement rapide, qui se fit à l’unisson sans que personne se fût concerté et dont émanait une émotion qui me frappa et fut, je crois, décisive pour me redonner le goût de vivre. Je passai mes bras autour du grand Peyssou (il avait presque une demi-tête de plus que moi) et aussitôt, Colin et Meyssonnier l’entourèrent, lui mirent l’un la main sur l’épaule, l’autre sur la nuque, et à leur façon simple et virile, entreprirent de le calmer. Je fus stupéfait de les voir, eux qui avaient eux-mêmes tout perdu, prodiguer leurs consolations à notre camarade. En même temps, je ne sais pourquoi, je me rappelai que la dernière fois que Colin et moi nous avions tenu Peyssou si serré, c’était à douze ans, pour permettre a Meyssonnier de lui « bourrer la gueule ». Mais ce souvenir, loin de diminuer mon émotion, l’augmenta au contraire. Nous étions là tous les trois autour de ce gros ours mal équarri et on lui parlait, on le palpait, on lui claquait les épaules, on l’injuriait à voix basse. Alors, grand couillon, fini, quoi. À quoi il répondait entre ses larmes avec gratitude, mais foutez-moi la paix, j’ai pas besoin de vous !
Les sanglots cessèrent peu à peu et le groupe se desserra.
— Il faudrait quand même aller voir, dit Meyssonnier, pâle, les yeux creusés.
— Oui, dit Colin avec un énorme effort, faudrait y aller.
Mais aucun des deux ne bougea.
— Je ne sais si vous pourrez passer, dit Thomas. Les bois n’ont pas fini de brûler. Et d’ici Malejac, ce n’est que bois, des deux côtés. Sans compter la radio-activité. Parce que la cour, c’est quand même un espace très protégé. Il y a un risque.
— Un risque ? dit Peyssou en sortant la tête de ses mains. Et pourquoi que je vivrais, moi ?
Il y eut un silence.
— Et nous, alors ? dis-je en le regardant.
Peyssou haussa les épaules, ouvrit la bouche, se ravisa et se tut. Ses épaules n’exprimaient pas la même chose que son silence. Elles voulaient dire : on peut quand même pas comparer. Mais il se taisait parce qu’il savait bien que nous aussi, ça comptait.
La Menou prit alors la parole. Elle n’intervint pas comme à son habitude : un monologue débité à mi-voix pour elle-même et secondairement pour les autres — ou une petite réflexion rapide lancée en patois dans la conversation. Elle fit ce qui était pour elle tout un discours, et elle le fit en français, preuve de l’importance qu’elle lui attachait, mais sans quitter pour autant son bouche-bouteille.
— Mon gars, dit-elle en regardant Peyssou, c’est pas à nous de dire si on va vivre ou si on va mourir. Si on est vivant, c’est pour continuer. La vie, c’est comme le travail. Mieux vaut aller jusqu’au bout que non pas le laisser en plan quand ça devient difficile.
Là-dessus, elle abaissa le levier de son appareil et le bouchon s’enfonça sans bruit dans le goulot. Peyssou la regarda, ouvrit la bouche et se ravisant, resta silencieux. Je pensais que la Menou avait fini, mais elle plaça une seconde bouteille sous le levier et reprit :
— Tu te penses : la Menou, elle, elle a rien perdu, elle a son Momo. Et c’est vrai, en un sens. Mais quand même que j’aurais perdu Momo (elle lâcha le levier et se signa) je dirais pas la chose que tu as dite. Tu vis parce que tu vis, mon gars. Faut pas chercher plus loin. La mort, c’est quand même pas l’amie de l’homme.
— Tu as raison, la mère, dit Colin.
Et la mère, en effet, elle aurait pu l’être, vu son âge, mais personne, jusque-là, ne s’en était avisé.
— Allons, dit Meyssonnier en faisant quelques pas raides dans la direction de la porte.
Je me mis sur son chemin et je le pris à l’écart.
— Toi et Colin, dis-je à voix basse, tâchez de pas quitter Peyssou. Tu comprends pourquoi. Le mieux serait que vous restiez ensemble, tous les trois.
— C’est ce que j’ai pensé aussi, dit Meyssonnier.
Thomas s’avança à son tour, son compteur de Geiger au bout du bras.
— Je viens avec vous, dit-il à Meyssonnier, au moment où Colin, suivi de Peyssou, nous rejoignait.
Ils s’arrêtèrent tous les trois et le regardèrent.
— Tu as pas de raison de venir, surtout s’il y a du risque, dit Colin à Thomas, en oubliant que jusque-là il l’avait toujours vouvoyé.
— Vous aurez besoin de moi, dit Thomas en montrant le compteur.
Il y eut un silence et Meyssonnier dit d’une voix rauque :
— On va emporter le corps de Germain, et on le déposera à l’entrée de la première enceinte en attendant qu’on l’enterre.
Je lui dis à peine merci, mais je lui sus le plus grand gré d’avoir pensé à Germain, alors qu’il était lui-même si anxieux. Je les regardai partir. Thomas prit les devants, ses écouteurs autour de son cou dans leur position d’attente, et son compteur au bout du bras. Meyssonnier et Peyssou suivaient, portant Germain avec difficulté. Colin fermait la marche, paraissant plus petit et plus frêle que jamais.
La porte se referma et je restai devant elle immobile, anxieux pour eux et me demandant si je n’allais pas les suivre.
— J’ai plus de bouteilles pleines à boucher, dit la Menou d’un ton tranquille derrière mon dos. Tu pourrais peut-être m’en remplir d’autres.
Je revins à mon tabouret, je m’assis et je me remis à siphonner. J’avais très faim, mais je n’allais pas donner l’exemple de l’indiscipline en me conduisant en maître et en touchant à mes jambons. La Menou avait pris les vivres en main, elle avait bien fait. Elle serait, à coup sûr, équitable.
— Allez, Momo, dit la Menou en observant que j’allais manquer de bouteilles vides.
Et comme Momo se levait et en remplissait un panier, elle ajouta sans élever la voix, mais d’un ton ferme :
— Et tâche de pas boire en route, vu que maintenant, ce que tu bois en trop, c’est aux autres que tu le prends.
Je pensais que Momo allait rester sourd à cette objurgation, mais je me trompais. Il en tint compte. Ou peut-être fut-ce seulement le ton de sa mère qu’il comprit.
— Tu as été à l’économie, ce matin, avec le jambon, dis-je à la Menou, au bout d’un moment. Ça m’a pas fait plaisir de les voir partir le ventre creux.
Je repris avec un geste vers les voûtes :
— Surtout avec toute la charcutaille qu’il y a ici.
— On est sept, dit la Menou en suivant mon geste du regard, et quand ce qui pend là-haut sera fini, c’est pas sûr qu’on remange jamais du cochon. Ni qu’on reboive jamais du vin. Ni qu’on ait jamais une autre récolte.
Je la regardai. Elle avait soixante-seize ans, Menou. Elle avait envisagé avec lucidité la perspective de mourir de faim, mais sa volonté de vivre restait intacte.
La porte de la cave s’ouvrit brusquement, la tête de Thomas apparut et il cria avec ce qui ressemblait chez lui à une vive émotion :
— Emmanuel ! Tu as des bêtes qui sont en vie !
Il disparut. Je me levai, béant, je me demandais si j’avais bien entendu. La Menou se leva aussi, elle me regarda et elle me dit en patois, comme si elle doutait avoir bien compris le français de Thomas :
— Il a bien dit qu’il y a des bêtes qui sont en vie ?
— Ibé !
(j’y vais) cria Momo et il se précipita en courant vers la porte de la cave.
— Attends, attends ! Je le dis de m’attendre ! cria la Menou en trottinant à sa suite de toute sa vitesse. Elle avait l’air d’une vieille petite souris, tant ses pattes maigres s’agitaient. J’entendis sonner dans l’escalier les souliers cloutés de Momo. Je me mis à courir, moi aussi, dépassai la Menou et rattrapai Momo juste comme il franchissait le pont-levis et pénétrait dans la première enceinte. De Thomas et des trois autres, plus trace. Thomas était venu m’avertir et avait dû rejoindre les autres au pas de course sur le chemin de Malejac.
Il y eut à notre approche un mélange de hennissements, de meuglements et de grognements, le tout assez faible. Ils provenaient de la grotte que Birgitta avait appelée la Maternité.
Je me mis à courir de toutes mes forces, je dépassai Momo, et j’arrivai à bout de souffle, ruisselant de sueur, le coeur cognant contre mes côtes. Il y avait là, dans des boxes séparés pratiqués dans le fond de la grotte, Bel Amour, la jument adorée de Momo, âgée de quatorze ans, et prête à pouliner, Princesse, une des vaches hollandaises de la Menou, dans le même état et mon Amarante, trop jeune pour être encore saillie, mais que j’avais mise là parce qu’elle tiquait. Et enfin, une énorme truie, sur le point de mettre bas, et que la Menou, sans ma permission, mais elle s’en passait, avait appelée l’Adelaïde.