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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (12 page)

BOOK: Malevil
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Preuve aussi qu’elles n’étaient pas graves, je m’endormis, et je dus dormir un certain temps : en me réveillant, je m’aperçus que les grosses bougies des appliques étaient consumées et que quelqu’un, un peu plus loin, en avait allumé d’autres. J’éprouvai alors une sensation de froid glacial dans tout le corps, et en particulier dans le dos. Je frissonnai. Je cherchai de l’oeil mes vêtements, je ne les vis pas, mon intention changea à mon insu et je décidai de descendre de mon perchoir pour aller voir le thermomètre. Le déplacement fut très pénible. J’avais les muscles raidis, presque tétanisés et à chaque mouvement, les paumes de mes mains me faisaient mal. Le thermomètre marquait plus trente, mais j’eus beau me dire qu’il faisait encore chaud, que je n’avais aucune raison de trembler de froid, la raison ne fit pas cesser les frissons. Gomme je me retournais, je vis Peyssou, debout, appuyé contre un tonneau, en train de remettre ses vêtements. Je ne vis que lui, chose curieuse, alors que les cinq autres étaient là. On aurait dit que mon oeil, par fatigue, refusait de voir plus d’un objet à la fois.

— Tu te rhabilles ? dis-je stupidement.

— Oui, dit-il d’une voix faible, mais tout à fait naturelle, je me rhabille. Je rentre chez moi. Ma Yvette doit être inquiète.

Je le regardai. Quand Peyssou parla de sa femme, le jour se fit brutalement dans mon esprit. Cette illumination, chose bizarre, je lui trouvais une couleur, une température, et une forme. Elle était blanche, glaciale et me déchira le coeur comme un couteau. Je regardais Peyssou se rhabiller et là, pour la première fois, je compris vraiment l’événement que j’étais en train de vivre.

— Qu’est-ce que tu as, à me regarder comme ça ? dit Peyssou d’un ton agressif.

Je baissai la tête. Je ne sais pourquoi, je me sentais horriblement coupable à son égard.

— Mais rien, mon vieux Peyssou, rien, dis-je d’une voix faible.

— Tu m’as regardé, dit-il sur le même ton, et ses mains tremblaient tellement qu’il n’arrivait pas à mettre son pantalon.

Je ne répondis pas.

— Tu m’as regardé, tu peux pas dire le contraire, reprit-il en me jetant un regard haineux et avec une colère que sa faiblesse rendait pitoyable.

Je me tus. Je voulais parler, mais je ne trouvais rien à dire. Je jetai un regard autour de moi pour quêter un appui. Et cette fois, je vis mes compagnons. Ou plutôt, je les vis l’un après l’autre, avec un effort réitéré, douloureux, qui me donna un début de nausée.

La Menou était assise, livide, la tête de Momo sur les genoux et d’un mouvement imperceptible, caressait ses cheveux sales de ses doigts maigres. Meyssonnier et Colin étaient assis côte à côte, figés, hagards, les yeux baissés. Thomas, debout, appuyé contre on tonneau, tenait d’une main le transistor allumé de Momo, et de l’autre, promenait sans fin l’aiguille arec une extrême lenteur d’un bout à l’autre du cadran, fouillant en vain le monde à la recherche d’une voix humaine. Son visage attentif n’avait pas seulement les traits d’une statue de pierre, il en avait aussi la coloration, et presque la consistance.

Aucun d’eux ne me rendit mon regard. Et sur l’instant, je me souviens, je leur en voulus mortellement, avec le même sentiment de haine impuissante avec lequel Peyssou m’avait regardé. Comme l’enfant qui naît et crie de souffrance quand l’air pénètre dans ses poumons, nous avions vécu de si longues heures repliés sur nous-mêmes que nous trouvions très difficile d’entrer à nouveau en contact avec les autres.

La tentation de laisser Peyssou agir à sa guise s’insinua en moi. Je me dis en moi-même avec un accent vulgaire : Eh bien, puisqu’il le prend ainsi, laissons-le faire, bon débarras. Je fus si surpris de tant de bassesse que je réagis aussitôt en sens inverse et tombai dans le larmoyant : Peyssou, mon vieux Peyssou.

Je baissai la tête. J’étais plongé en pleine confusion. Mes réactions étaient excessives et aucune ne me ressemblait.

Je dis, avec une sorte de timidité, comme si je me sentais dans mon tort :

— C’est peut-être encore un peu dangereux de sortir maintenant.

Dès que je l’eus prononcée, cette phrase me parut presque comique, tant elle sous-estimait la situation. Mais même ainsi, elle irrita Peyssou et il dit avec hargne, les dents serrées, mais d’une voix aussi faible que la mienne :

— Dangereux ? Pourquoi dangereux ? Qu’est-ce que tu en sais, que c’est dangereux ?

Le ton de ses paroles, au surplus, était si faux. Il paraissait jouer une comédie. Je comprenais laquelle et j’avais envie de pleurer. Je baissai le front et là, de nouveau, de fatigue, d’accablement, je faillis laisser tout aller. Ce qui m’en empêcha, ce fut, quand je relevai la tête, les yeux de Peyssou. Ils étaient furieux, mais ils contenaient aussi une prière. Ils me suppliaient de ne rien dire, de le laisser le plus longtemps dans son aveuglement, comme si mes paroles avaient eu le pouvoir de créer de toutes pièces l’affreux malheur qui était le sien.

J’en étais sûr, maintenant, il avait compris — comme Colin, comme Meyssonnier. Mais eux, ils essayaient de fuir leur perte atroce par la stupeur et l’immobilité, tandis que Peyssou fuyait en avant, niant tout et prêt à courir, les yeux fermés, jusqu’à sa maison en cendres.

Je commençai dans ma tête plusieurs phrases et je me fixai presque sur l’une d’elles : Tu penses bien, Peyssou, qu’à en juger par la température qu’il a fait ici... Mais non, je ne pouvais pas dire cela. C’était trop clair. Je baissai la tête à nouveau et je dis d’un air buté :

— Tu ne peux pas partir comme ça.

— Et c’est toi qui m’en empêcheras, peut-être ? dit Peyssou sur un ton de défi. Il parlait d’une voix faible et il faisait en même temps un effort pitoyable pour carrer ses larges épaules.

Je ne répondis rien. Je sentais dans mes narines et le fond de ma gorge une odeur fade et douceâtre qui m’écoeurait. Quand les deux appliques portant chacune deux bougies s’étaient éteintes, quelqu’un, peut-être Thomas, avait allumé l’applique suivante, si bien que la partie de la cave où je me trouvais, près du poste d’eau, était plongée en grande partie dans l’ombre. Il me fallut un moment pour comprendre que l’odeur qui m’incommodait venait du corps de Germain, allongé, à peine visible à côté de la porte.

J’avais oublié jusqu’à son existence, je m’en aperçus. Peyssou, dont les yeux ne quittaient pas les miens, toujours avec cet air de haine et de supplication, suivit mon regard et à la vue du cadavre, il parut un instant pétrifié. Puis il détourna les yeux d’un mouvement rapide et honteux comme s’il avait décidé de nier ce qu’il venait de voir. Il était maintenant le seul d’entre nous à être habillé, et bien que le chemin vers la porte fût libre et que je fusse bien incapable de lui barrer la route, il ne bougeait pas.

Je répétai, avec une obstination dénuée de tonte espèce de force :

— Voyons, Peyssou, tu ne peux pas partir comme ça.

Mais j’eus tort de parler, car Peyssou parut s’appuyer sur ma phrase pour retrouver un peu d’impulsion, et il fit, sans nous tourner tout à fait le dos, mais sans marcher non plus à reculons, quelques pas de biais, hésitants et maladroits, du côté de la porte.

À ce moment, je reçus du secours du côté où j’en attendais le moins. La Menou ouvrit les yeux et dit en patois, absolument comme si elle était assise dans sa cuisine au châtelet d’entrée, au lieu d’être étendue, nue et livide, dans une cave :

— Emmanuel a raison, mon grand, tu peux pas partir comme ça. Il te faut manger un morceau.

— Non, non, dit Peyssou, lui aussi en patois. Merci quand même. J’ai pas besoin. Merci.

Mais il s’immobilisa, pris au piège des invitations paysannes, avec leur rituel compliqué de refus et d’acceptations.

— Mais si, mais si, dit la Menou en avançant pas à pas dans la cérémonie d’usage, ça ne te fera pas de mal, de prendre quelque chose. Et nous non plus. Monsieur le Coultre, poursuivit-elle en français en se tournant vers Thomas, voudriez-vous me prêter votre petit couteau ?

— Puisque je te dis que j’ai pas besoin, dit Peyssou, à qui ces paroles faisaient un bien immense et qui regardait la Menou avec une gratitude d’enfant, comme s’il se raccrochait à elle et au monde familier et rassurant qu’elle représentait.

— Mais si, mais si, dit la Menou avec la tranquille assurance qu’il allait accepter. Allons, toi, dit-elle en repoussant la tête de Momo de dessus ses genoux, sors-toi un peu que je me lève, et comme Momo s’accrochait à ses genoux en poussant des gémissements, allons, finis, grand couillon, poursuivit-elle en patois en lui donnant sur la joue une claque vigoureuse. Où prenait-elle ces réserves de force, je ne sais, car lorsqu’elle se leva, nue, menue et squelettique, je fus, une fois de plus, stupéfait de son apparence fragile. Sans aide aucune, pourtant, elle défit la cordelette de nylon qui commandait un des jambons suspendus au-dessus de nos têtes, le fit descendre et le détacha, tandis que Momo, le visage blanc et terrifié, la regardait en poussant des petits cris d’appel comme un bébé. Quand elle revint vers lui et posa le jambon pour le démailloter sur le tonneau au-dessus de la tête de son fils, il cessa de pleurnicher et se mit à sucer son pouce, comme s’il avait tout d’un coup régressé au stade infantile.

Je regardai la Menou tandis qu’elle coupait avec beaucoup de peine des petites tranches assez épaisses, le jambon appuyé sur le tonneau, le manche tenu avec fermeté dans sa main maigre. Plus exactement, je regardai son corps. Comme je l’avais prévu, elle ne portait pas de soutien-gorge et à la place des seins elle avait deux très petites poches flasques et plissées. Au-dessous de son ventre stérile, les os de son bassin faisaient saillie, ses omoplates ressortaient et ses fesses, plus maigres que celles d’une guenon, avaient la grosseur d’un poing. D’habitude, quand je disais « la Menou », c’était un nom chargé de l’affection, de l’estime et de l’agacement qui marquaient nos rapports. Et aujourd’hui, la voyant nue pour la première fois, je m’apercevais que « la Menou », c’était aussi un corps, le corps peut-être de l’unique femme qui avait survécu, et j’éprouvai à constater sa décrépitude une tristesse sans bornes.

La Menou rassembla les tranches de jambon dans sa main droite comme un jeu de cartes et en fit la distribution en commençant par moi et en finissant par Momo. Celui-ci s’empara de sa part avec un petit cri sauvage et l’enfourna tout entière dans sa bouche en la poussant avec ses doigts. Il devint aussitôt écarlate et il se serait sans doute étranglé si sa mère, lui ouvrant de force les mâchoires, n’avait plongé sa main menue jusqu’à son gosier pour le désobstruer. Après cela, s’aidant du couteau de Thomas, elle découpa la tranche humide de bave en petits morceaux et les porta un à un à la bouche de Momo en le grondant et en le giflant chaque fois qu’il lui mordait les doigts.

Je regardai cette scène vaguement, sans sourire et sans éprouver de dégoût. Dès que j’avais eu le jambon en main, la salive avait inondé ma bouche, et tenant ma tranche des deux mains, je me mis à la déchirer de mes dents avec à peine moins de gloutonnerie que Momo. Elle était très salée et de manger tout ce sel en même temps que le porc auquel il s’incorporait me donna un sentiment de bien-être incroyable. Je notai que mes compagnons, y compris Peyssou, mangeaient tout aussi goulûment, en s’éloignant un peu les uns des autres et en jetant autour d’eux des regards presque farouches comme s’ils avaient craint qu’on leur dérobât leur part.

Je finis bien avant les autres, et cherchant de l’oeil le casier des bouteilles pleines, je constatai qu’il était vide. Je n’avais donc pas été le seul à calmer ma soif, je m’en sentis heureux, car je commençais à éprouver du remords d’avoir mobilisé le baquet si longtemps. Je pris deux bouteilles vides, je me dirigeai vers la tireuse, je les remplis et distribuant de nouveau les verres, et cette fois sans prêter la moindre attention à celui qu’avait manipulé Momo, je versai le vin à la ronde. Tandis qu’ils buvaient, comme ils avaient mangé, sans dire un mot, mes compagnons fixaient leurs yeux creux et cillants sur le jambon couché à plat sur le tonneau contre lequel la Menou s’était appuyée pour le découper. Celle-ci comprit leurs regards, mais ne se laissa pas toucher. Dès qu’elle eut fini son verre, elle remmaillota le jambon avec des gestes d’une précision inflexible et le remit à sa place, hors d’atteinte, au-dessus de nos têtes. À l’exception de Peyssou, nous étions encore nus, et debout, silencieux, à demi courbés par la fatigue, les yeux fixés avec avidité sur la viande pendue à la voûte obscure, nous n’étions pas très différents des homidiens qui avaient vécu, non loin de Malevil, dans la grotte aux mammouths des Rhunes, aux temps où l’homme émergeait à peine du primate.

Les genoux et les paumes des mains me faisaient encore mal, mais la force et la conscience revenaient ensemble dans mon corps et je remarquai à quel point nous parlions peu et avec quel soin nous évitions de commenter l’événement. Au même instant, et pour la première fois, je me sentis un peu gêné d’être nu. La Menou dut avoir le même sentiment, car elle dit à mi-voix avec un air de désapprobation :

— Comment que me voilà, quand même !

Elle avait parlé en français, langage des sentiments officiels et polis. Elle commença aussitôt à se rhabiller, imitée par tous, et ce faisant, elle reprit en patois, à haute voix et sur un tout autre ton : et pas bien faite pour tenter le monde.

Tandis que je remettais mes vêtements, je regardai à la dérobée Colin et Meyssonnier, et le moins que je pouvais, Peyssou. Le visage de Meyssonnier était étiré en longueur, creux et glabre, et ses yeux cillaient sans arrêt. Celui de Colin portait encore son sourire en gondole, mais bizarrement artificiel et figé, et sans aucun rapport avec l’angoisse que je pouvais lire dans ses yeux. Quant à Peyssou, qui n’avait plus aucune raison de rester, ayant bu et mangé, il ne faisait pas mine de partir et j’évitai avec soin d’avoir l’air de le regarder, pour ne pas le remettre en mouvement. Ses bonnes grosses lèvres tremblaient, ses larges joues étaient parcourues de tics, et les bras ballants, les genoux légèrement fléchis, il a avait l’air vidé de toute volonté et de tout espoir. Je notai qu’il jetait des regards fréquents à la Menou, comme s’il attendait d’elle qu’elle lui dictât ce qu’il fallait faire.

Je m’approchai de Thomas. Je le voyais assez mal, cette partie de la cave se trouvant dans l’ombre.

— À ton avis, dis-je à voix basse, c’est dangereux de sortir ?

BOOK: Malevil
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