Malevil (21 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Des deux rêves, le moins frustrant, c’est encore celui que je fais dans mon sommeil, presque toujours le même. Je descends, par une claire matinée, un escalier à Cimiez, en haut de Nice. Cet escalier, je le connais bien, quoique je ne l’aie descendu qu’une seule fois dans la vie réelle. Il est large et lumineux, recevant le soleil à flots par de hautes fenêtres. Et dans mon rêve, tandis que je le descends, une jeune fille monte à ma rencontre en courant, les cheveux dénoués, les bras tombant gracieusement le long des ses flancs. Elle a une jolie poitrine à laquelle sa course donne de la vie. Et tandis qu’elle passe sur le palier du demi-étage pour me rejoindre, le soleil éclaire ses cheveux par-derrière. Elle monte les dernières marches, la tête levée vers moi, je ne la connais pas, mais de tous ses yeux, de toute sa bouche, elle me sourit avec amitié. C’est tout, ça s’arrête là. Mais je me sens, comment dire ? aussi rafraîchi par cette vision que si j’avais respiré des grappes de lilas.

La nuit dernière, aussitôt après ce rêve, je me suis réveillé, et le reflux a été très pénible. J’ai éprouvé dans le même temps un chagrin affreux et un malaise physique. Je sentais ma cage thoracique rétrécie autour de mon coeur, et comme si les deux choses étaient liées, j’avais l’impression abominable d’être seul. La solitude, pour mieux dire, m’est apparue comme une douleur ayant son siège dans ma poitrine. Je me suis assis sur mon lit, je me suis appliqué à respirer et à ma grande surprise, j’y ai réussi sans aucune peine. Coeur, poumons, chacun poursuivait sa fonction, rien ne me faisait mal, j’avais seulement la gorge très serrée et cette impression bizarre de tension qui monte et dont on attend qu’elle explose — et qui crève enfin avec les larmes qui coulent.

Tandis qu’elles coulent sur mes joues sans aucun sanglot, j’ai dans mon esprit le même refrain, épuisant : je ne me suis pas marié, je n’ai pas eu d’enfants. La mort de la race humaine est au bout. Je la verrai. Car j’ai tout d’un coup la conviction absurde que tous mes compagnons, même Thomas qui a quinze ans de moins que moi, s’en iront avant moi, me laissant seul. Et je me vois, vieux et courbé, marcher sans fin dans les immenses pièces de Malevil, écoutant résonner mes pas dans la cave, sous la voûte, dans la grande salle du logis, dans ma chambre du donjon.

C’est la première nuit claire depuis le jour de l’événement, peut-être est-ce déjà le matin. Sur le canapé à côté de moi, et à un niveau beaucoup plus bas que mon lit campagnard, si haut sur pattes, je distingue le visage de Thomas, les yeux clos, la joue appuyée sur son oreiller dans une attitude d’abandon, le drap remonté jusqu’au menton et par-derrière jusqu’à la nuque, pour le protéger du coulis d’air qui vient de la fenêtre. Une fois de plus, j’admire ses traits, son nez grec, l’ourlure des lèvres, le dessin des joues. Je note que dans son sommeil disparaît l’expression de rigueur que l’on voit chez lui à l’état de veille. Bien au contraire, il a quelque chose d’enfantin et de désarmé. Sa barbe blonde pousse peu, il ne se rase que tous les deux jours. Et comme il s’est rasé ce matin, il n’y a pas d’ombre sur sa joue. Elle me parût lisse et veloutée, avec un commencement de fossette, que je n’ai jamais remarqué jusqu’ici, près de la commissure des lèvres. Ses cheveux blonds bouclés, taillés court quand je l’ai rencontré dans le sous-bois, ont poussé depuis qu’il est à Malevil, et lui donnent un air presque féminin.

Je me retourne dans mon lit d’un mouvement brusque, je lui tourne le dos, et je pense qu’il faudra un jour que je fasse une redistribution des chambres, afin qu’il y ait un roulement et que je n’aie pas toujours Thomas dans la mienne, puisque la mienne est, de toutes, la plus commode. En même temps, j’éprouve un bizarre sentiment d’angoisse et de culpabilité auquel je ne puis attribuer de cause, mais qui me tient éveillé, avec des pensées confuses et de brefs assoupissements. Mais ceux-ci sont coupés de cauchemars si pénibles et si humiliants que je me lève et prenant mes vêtements en tas sur ma chaise, je quitte ma chambre, je descends d’un étage dans la salle de bains. Mais là, les phantasmes continuent, odieux et honteux, jusqu’à ce que je finisse de me raser. Je me lave sous la douche, j’y reste longtemps. Il me semble que je me décrasse de mes rêves.

Il est cinq heures à mon bracelet-montre quand je descends du donjon dans la cour. Comme tous les jours depuis le jour de l’événement, il fait froid et gris. Je suis le seul levé à Malevil. Mes pas résonnent sur les pavés. L’énorme donjon, les remparts et le logis pèsent sur moi de leur masse. J’ai devant moi deux longues heures de solitude avant le petit déjeuner.

Je passe le pont-levis et de là, je gagne la première enceinte et la Maternité. Bel Amour dort debout, sa pouliche aussi, appuyée contre son flanc, mais dès que j’avance le menton au-dessus de la cloison de son box, les petites oreilles de Bel Amour se dressent, elle ouvre les yeux, elle m’aperçoit, elle souffle l’air de ses naseaux dans un petit hennissement sourd et amical. Elle s’avance d’un pas dans ma direction, la pouliche à demi réveillée chancelle, et avance à son tour en titubant sur ses longues jambes grêles jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé son appui contre le ventre encore gros de sa mère. Bel Amour passe la tête de l’autre côté de la cloison et la pose sans façon sur mon épaule tandis que je caresse le haut de sa joue, en regardant la pouliche. C’est toujours attendrissant, un petit d’animal, petit d’homme compris. Malice a la même tache blanche sur le front et la même robe baie foncée que sa mère et elle me considère à son tour, l’air étonné, de ses beaux yeux naïfs. J’aimerais entrer dans le box pour la caresser, mais je ne sais si Bel Amour aimerait beaucoup cela, et je reste sur ma faim. Bel Amour pose sa ganache, puis ses naseaux, doux et humides, contre mon cou et fait « pfffeut » de nouveau. De toute évidence, elle est heureuse. Elle est choyée par nous, elle est bien nourrie et elle a sa pouliche. Elle ne sait pas que c’est son dernier petit et que son espèce, comme la nôtre, est condamnée.

Le jour se passe à nos tâches monotones. Et le soir, je revois cette scène, les deux coudes appuyés sur la Bible, la tête soutenue par mes mains, écoutant par intermittence la conversation sur La Roque. Le feu a beaucoup baissé et la Menou, somnolente dans le cantou, se lève, donnant ainsi le signal de fin de veillée. Il y a alors un grand bruit de pas et de chaises heurtées qu’on a replacées autour de la table. La Menou, les pincettes en main, arrange le feu avec art pour retrouver de la braise le lendemain, et tandis que je m’attarde, debout, la Bible refermée sous le bras, à rire et à bavarder avec mes compagnons, j’ai peur de me retrouver dans mon lit, tournant en rond dans mes pensées comme un prisonnier dans sa cour.

Je me souviens bien de cette soirée et de l’angoisse que j’éprouvai à l’idée d’une nouvelle nuit d’insomnie. Je m’en souviens bien, car le lendemain, les choses changèrent et tout commença à bouger.

Comme dans la tragédie classique, l’événement se fit annoncer par des signes, des messages et des prémonitions. Il faisait aussi froid que les jours précédents, le ciel opaque et l’horizon bouché. Au petit déjeuner, depuis que Prince était né, nous avions un peu de lait, pas tout à fait un bol pour chacun, et encore il avait fallu que Thomas insistât beaucoup, au nom de la diététique, pour que tout le monde en prit, car ni Meyssonnier, ni Colin, ni Peysson ne l’aimaient. Momo, par contre, le buvait avec délices. Enfermant le bol de ses deux mains crasseuses et poussant à l’avance des petits grognements de plaisir, il fixait sur le liquide ses yeux noirs brillants et jouissait quelques secondes de son aspect neigeux avant de le porter à sa bouche et de l’avaler si vite et si gloutonnement que deux minces filets blancs coulaient de chaque côté de son menton jusque dans son cou noirâtre, parmi les poils d’une barbe de quinze jours.

— Quand même, Menou, dis-je quand il eut reposé son bol, faudra se décider, aujourd’hui, à récurer ton rejeton.

J’avais choisi mes mots de façon à laisser l’intéressé ignorer jusqu’à la dernière seconde une opération qui, pour réussir, supposait la surprise.

— Y a beau temps que je me dis aussi, fit la Menou, tout aussi allusive, sans regarder Momo. Mais seule, comme tu sais.

Elle ajouta :

— Ce sera quand tu voudras.

— Eh bien, alors, après le petit déjeuner. Pendant que le Peyssou ira labourer la pièce des Rhunes avec Amarante. À quatre, ça devrait quand même suffire.

Je suis bien sûr que Momo n’avait saisi ni le mot « récurer », ni le mot « rejeton », et c’est bien pour cela, d’ailleurs, que je les avais employés. J’avais pris soin, aussi, comme la Menou, de ne pas le regarder pendant notre échange. Malgré cela, son infaillible instinct le prévint. Il regarda alternativement sa mère et moi, se leva avec brusquerie en faisant tomber sa chaise et s’écria d’une voix furieuse :
Mêbouemalabé oneieu ! Emebalo !
(Mais foutez-moi la paix, nom de Dieu. J’aime pas l’eau !) Là-dessus, saisissant à pleines mains la tranche de jambon sur son assiette, il se sauva à toutes jambes et prit la porte.

— Il vous a bien baisés, dit le grand Peysson en riant. Et maintenant, c’est foutu pour aujourd’hui.

— Mais non, dit la Menou, tu le connais pas. Il va oublier. Y a pas plutôt une idée qui lui rentre d’un côté dans la tête qu’elle ressort aussitôt par l’autre. C’est comme ça qu’il se fait jamais de souci. Il retient rien.

— Eh bé, il a de la veine, dit le Colin, avec l’ombre de son ancien sourire. Parce que moi, j’en ai plein la tête, des idées. Et ça tourne, ça tourne. Que je préférerais bien être idiot.

— Idiot, il l’est pas, dit la Menou avec vivacité. L’oncle d’Emmanuel le disait bien : il est intelligent, le Momo. C’est le langage qu’il a pas. C’est pour ça qu’il peut pas fixer.

— Y avait pas offense, dit Colin poliment.

— Je l’ai pas pris à mal non plus, dit la Menou en lui faisant un sourire, ses yeux vifs éclairant sa tête de mort menue au bout de son cou maigre. Et où tu le retrouves. Momo, après le petit déjeuner ? Je vais te le dire : dans le box de Bel Amour, en train de la peloter. Tu le laisses sortir et ça y est. À quatre dessus, c’est un jeu.

— Un jeu ! dis-je. Je me passerais de ce jeu. Il faut quand même faire attention à ses pieds. Meyssonnier et moi, on prendra chacun un bras et on le couche. Toi, Colin, tu prends le pied droit et Thomas le pied gauche. Vous ferez attention : il rue. Et il a beaucoup de force dans les jambes.

— Quand je pense que c’est comme ça que vous m’avez foutu une trempe dans le temps, dit Peyssou, sa grosse bouille ronde fendue d’un sourire. Bande de salauds, ajouta-t-il avec tendresse.

Il y eut un rire qui se coupa net. La porte de la salle s’ouvrit avec fracas, et Momo réapparut, fou d’excitation et de joie, criant et dansant sur place, les bras levés :

— Yabobo ! Yabobo !
hurla-t-il.

Bien que je fusse maintenant au moins aussi expert que sa mère en langage Momo, je ne le compris pas. Je regardai la Menou, elle ne le comprenait pas davantage. En langage Momo, « j’ai mal », se disait « émal » et d’ailleurs sa jubilation excluait toute idée de chute ou de blessure.

— Bobo 
? dit enfin la Menou en se levant, qu’est-ce que c’est que ça ? Bobo ?

— Bobo, oneieuï
cria Momo en sautillant avec colère, comme s’il s’indignait qu’on ne saisît pas mieux son propos.

— Voyons, Momo, dis-je en me levant à mon tour et en avançant vers lui, explique-toi ! Qu’est-ce que c’est,
bobo ?

— Bobo !
hurla Momo, comme si le volume de son pouvait aider à notre compréhension.

Moitié par excitation, moitié par dépit de ne pas se faire entendre, il poussait des petits cris rauques, il trépignait, les larmes aux yeux, la bave aux lèvres. On se regarda. Même en tenant compte de son excitabilité habituelle, on était un peu étonnés de sa frénésie.

— Bobo ! hurla-t-il à nouveau. Et levant tout à coup ses bras à l’horizontale, il les agita de haut en bas comme s’il volait.

— Corbeau ? dis-je à tout hasard.

— Oué ! Ouê !
dit Momo et le visage éclairé de gratitude, il cria :
Chenlil Emamouel ! Chenlil Emamouel !
(Gentil Emmanuel !) et m’aurait à coup sûr embrassé si je ne l’avais maintenu à distance de toute la longueur de mon bras.

— Voyons, Momo, tu es sûr ? Il y a un corbeau à Malevil ?

— Oué ! Oué !

On se regarda, tout à fait incrédules. Depuis le jour de l’événement, les oiseaux s’étaient tus à jamais.

— Iens ! lens !
cria Momo en me tirant par le bras qui le maintenait à distance. Je lâchai prise et aussitôt il se mit à courir, les pieds à ras du sol. Je le suivis, précédé par le bruit de ses chaussures cloutées sur les dalles, et suivi moi-même de tous nos compagnons, Menou comprise, et moins distancée qu’on aurait cru, je m’en aperçus en arrivant dans la première enceinte.

Je vis Momo s’immobiliser sur le pont-levis. Je m’arrêtai. Il était là, à vingt mètres à peine, en face de la Maternité, pas du tout maigre ni blessé, son plumage bleu noir luisant de santé, en train de sautiller avec lourdeur, son gros bec cueillant un grain çà et là. À notre vue, il s’immobilisa et se mettant de profil pour nous scruter de son petit oeil noir vigilant, il se redressa, mais sans parvenir à effacer la courbure de son dos, de sorte qu’il avait l’air d’un vieil homme courbé, les mains derrière le dos, la tête un peu de côté, l’air sage et circonspect. Personne parmi nous ne bougeait et cette immobilité même dut lui faire peur, car il déploya ses larges ailes bleu sombre et s’envola en rase-mottes en poussant un unique « crââ », puis prenant peu à peu de la hauteur, il atterrit sur le toit du châtelet d’entrée et se cacha derrière la cheminée dont émergea au bout d’une seconde son gros bec pendant et son oeil sagace, fixé sur notre groupe.

On s’avança dans la cour, la tête en l’air, les yeux fixés sur ce qu’il laissait voir de lui.

— Eh bé, dit le grand Peyssou, on m’aurait dit : tu seras bien content un jour de voir un corbeau, j’aurais pas cru.

— Et de le voir de si près, dit la Menou. Car Dieu sait si c’est méfiant, ces bestioles, et malin, qu’elles te laissent jamais approcher à moins de cent mètres sans se sauver.

— À moins que tu sois en auto, dit Colin.

Le mot « auto » jeta un froid, car il appartenait au monde d’avant, mais le froid se dissipa vite dans le bonheur général, bonheur dissimulé sous un flot de paroles, mais non moins vif. On tomba d’accord que le jour de l’événement, soit hasard, soit instinct, il s’était trouvé dans une des nombreuses grottes qui trouaient les falaises de la région (et où les parpaillots se réfugiaient du temps des guerres de religion). Il avait eu la sagesse de s’y enfoncer et d’y demeurer tant qu’avait duré la fournaise. Et le froid revenant, il s’était nourri de charognes, qui sait même, de nos chevaux. Mais sur les raisons qui le poussaient à rechercher notre compagnie, on disputa ferme.

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