Malevil (24 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Il répondit sans hésitation :

— Personne d’autre.

Cette fois, il ne mentait pas, j’en étais sûr.

— Ton père a un autre arc ?

— Non. Il a un fusil.

Je vis Thomas se retourner, béant. Je lui fis signe de reprendre sa surveillance, et je répétai, stupéfait :

— Il a un fusil ?

— Oui, un fusil de chasse à deux coups.

— Ton père avait le fusil et toi, l’arc ?

— Non. Moi, j’avais rien.

— Pourquoi ?

— Le père me laisse pas toucher au fusil.

— Et à l’arc ?

— À l’arc non plus.

— Pourquoi ?

— Il se méfie.

Aimables relations familiales. Une certaine image des troglodytes commençait à se préciser dans mon esprit.

— C’est ton père qui t’a dit de te rendre ?

— Oui.

— Et de dire que tu étais seul ?

— Oui.

Et nous, bien sûr, la guerre finie, on se levait, décontractés et confiants et pour récupérer notre Amarante, on marchait droit dans la gueule du père qui nous attendait derrière son muret avec son fusil à deux coups. Un coup pour chacun.

Je serrai les lèvres et dis d’un ton dur :

— Défais ta ceinture de pantalon.

Il obéit, puis de lui-même, sans que je le lui dise, il remit ses mains sur sa tête. Sa docilité me faisait un peu pitié : malgré sa stature et ses larges épaules, un gosse. Un gosse terrorisé par son père, et maintenant par moi. Je lui dis de mettre ses mains derrière le dos et je les attachai avec sa ceinture. C’est seulement quand j’eus fini que je me rappelai la cordelette dans ma poche : je m’en servis pour lui lier les pieds, et détachant son mouchoir de l’extrémité de l’arc, je le bâillonnai. Je fis cela avec promptitude et décision, mais en même temps je me dédoublai et j’assistai à mes propres actes comme si j’étais un acteur dans un film. J’allai m’agenouiller à côté de Thomas.

— Tu as entendu ?

— Oui.

Il tourna la tête vers moi, il était un peu pâle. Il reprit à voix basse, avec ce qui ressemblait chez lui à de l’émotion :

— Merci.

— Merci pourquoi ?

— Pour m’avoir fait coucher tout à l’heure.

Je ne répondis pas. Je réfléchissais. Le père devait savoir, maintenant, que son piège était éventé, mais il n’allait pas abandonner pour si peu. Et nous, nous ne pouvions ni rester là, ni nous en aller.

— Thomas, dis-je dans un souffle.

— Oui ?

— Tu surveilles le mur, la falaise et la colline. Je vais essayer de le tourner par la colline.

— Tu vas être à découvert,

— Pas au début Toi, de ton côté, dès que tu vois quelque chose, même le canon d’une arme, tu tires. Et tu continues. Ne serait-ce que pour l’obliger à baisser la tête.

Je partis en rampant le long du muret dans la direction de la colline. Au bout de quelques mètres, la main qui tenait la carabine se mit à transpirer et mon coeur à battre. Mais j’étais content de la façon dont j’avais déjoué la ruse du troglodyte. Je me sentais confiant et concentré.

La colline dans le no man’s land entre les deux murets antagonistes faisait une espèce de saillant qui venait mourir dans la petite plaine par un contrefort arrondi. Je comptais sur ce saillant pour me dérober à la vue du père tandis que je prendrais de la hauteur pour le surplomber. Mais je n’avais pas compté avec la difficulté de l’ascension. La pente était très abrupte, le terrain rocailleux et friable et la végétation ayant disparu, les prises incertaines. Je dus mettre ma carabine en bandoulière pour me servir de mes deux mains. Je fus en nage au bout de dix minutes, les jambes tremblantes et si essoufflé que je dus m’arrêter pour reprendre haleine. Je me tenais debout, agrippé des deux mains avec beaucoup de peine, la pointe du pied sur une saillie. Je pouvais voir, à quelques mètres au-dessus de moi, le sommet du saillant, plus exactement l’endroit où il se perdait dans le relief de la colline. Quand j’aurais atteint ce point, je serais exposé à la vue de l’homme derrière son muret, et je me demandai avec angoisse comment j’arriverais à trouver assez d’aplomb pour dégager mon arme de mes épaules et viser sans perdre l’équilibre. J’étais là, les yeux noyés par la sueur, les membres tremblant de l’effort brutal que j’avais fourni, la poitrine soulevée par ma respiration et si découragé que je fus sur le point d’abandonner mon projet et de redescendre. C’est alors que, les tempes bourdonnantes de sang, je pensai, je ne sais pourquoi, à Germain. Plus exactement, je revis Germain en manches de chemise dans la cour des
Sept Fayards
en train de scier du bois. Il était grand et gros, et comme il souffrait d’un emphysème, il avait, quand il se donnait trop d’effort, une respiration très particulière, saccadée, suffoquée, sifflante. Et tandis que la mienne se calmait et que mes tempes s’arrêtaient de battre, je devins tout d’un coup conscient d’un fait que me bouleversa. La respiration de Germain, j’étais en train de l’entendre. Ce n’était pas la mienne, avec laquelle je l’avais d’abord confondue. Je l’entendais distinctement, elle provenait de l’autre côté du saillant, séparée de moi par l’épaisseur de quelques mètres de caillasse. Le père était en train de suivre, de l’autre côté du saillant, un chemin qui convergeait avec le mien.

La sueur m’inonda de la tête aux pieds et je crus que mon coeur allait s’immobiliser. Si le père parvenait avant moi au sommet, il me verrait le premier. J’étais perdu. De toute façon, j’étais coincé, je n’avais même plus le temps de redescendre. Je me rendis compte tout d’un coup que ma vie allait se jouer en deux ou trois secondes, et que ma seule chance était de fuir en avant, et de me jeter sur lui. Je recommençai mon ascension avec une énergie démente, et sans plus faire attention aux cailloux qui dégringolaient sons mes pieds, convaincu que l’homme, assourdi par le bruit de son propre souffle, ne m’entendait pas.

J’atteignis le sommet, j’étais désespéré, j’étais presque sûr que j’y trouverais le canon de son arme braqué sur moi, tant sa respiration, aussi bruyante qu’un soufflet de forge, me parut proche. J’émergeai. Je ne vis rien. Ce fut comme si on me retirait un poids d’une tonne de la poitrine. Et là, coup sur coup, j’eus une autre chance tout à fait inouïe : à un mètre de moi à peine je trouvai un chicot d’arbre assez solide, qui me permit de caler mon genou gauche et de me tenir en équilibre sur la pente, la jambe droite étendue de toute sa largeur et prenant appui sur une pierre. Je passai la bretelle de la carabine par-dessus ma tête, saisis l’arme, en défis le cran de sûreté, et la tins devant moi, la crosse sous le bras, prêt à épauler. J’entendais le souffle bruyant et suffoqué qui se rapprochait et les yeux fixés sur l’endroit exact où à dix mètres à peine de moi la tête de l’homme allait surgir, je résistai à la tentation de jeter un coup d’oeil à la petite plaine en bas et à Thomas derrière son muret. Je m’appliquai, concentré et immobile, à me détendre et à régler mon souffle.

Mon attente, qui, je pense, ne dura pas plus de quelques secondes, me parut interminable, mon genou gauche derrière la souche s’ankylosait et je ressentais dans tous mes muscles, y compris ceux de mon visage, un raidissement douloureux comme si je me transformais en pierre peu à peu.

La tête surgit, puis les épaules, puis la poitrine. Tout à son effort, ou cherchant un point d’appui pour ses pieds, l’homme avait le visage penché et ne me voyait pas. J’épaulai, je raffermis la crosse dans le creux de la clavicule, couchai la joue sur elle et retins ma respiration. À ce moment-là, il arriva une chose que je n’avais pas prévue. Je tenais au bout de ma ligne de mire le coeur du père. À cette distance-là, j’étais sûr de l’atteindre. Mais mon doigt reposait inerte sur la détente. Je n’arrivais pas à tirer.

Le père releva la tête, nos yeux se croisèrent. Aussitôt, avec une rapidité inouïe, il épaula son arme. Il y eut une série de claquements secs et je pus voir les balles pénétrer dans sa chemise et la déchirer. Un flot de sang qui me parut incroyablement fort et puissant jaillit de la blessure, les yeux chavirèrent, la bouche s’ouvrit avec un effort frénétique de succion, puis le corps tout entier bascula en arrière. Je l’entendis qui dégringolait le long de la pente qu’il venait de gravir, avec un grand bruit de pierres qu’il entraînait dans sa chute et qui résonna en écho prolongé dans la gorge.

Je vis en redescendant que Thomas avait franchi le muret, traversé la petite prairie en diagonale, son fusil sous le bras, pour aller reconnaître le cadavre. Une fois sur le plat, j’allai d’abord délier le fils. Quand il me vit, la stupéfaction et la crainte agrandirent ses yeux. Il avait, ancrée à ce point dans son esprit, la croyance en l’invincibilité de son père qu’il ne croyait pas me revoir vivant. Et il ne me crut pas davantage quand je lui dis que son père était mort. Eh bien, viens voir, dis-je en le poussant légèrement devant moi avec le canon de ma carabine.

Tandis que je me dirige vers le corps, Thomas revient de son inspection et me croise. Il a récupéré la cartouchière du père et son fusil, qu’il porte à la bretelle sur l’épaule gauche, celle de droite étant immobilisée par le sien. En plein coeur, dit-il un peu pâle. Plusieurs balles groupées. Tandis qu’il me parle, j’enlève le chargeur de ma carabine. Il est vide. J’ai donc tiré cinq balles. Mais Thomas secoue la tête quand je lui dis que j’ai cru les voir percer la peau. À la vitesse à laquelle elles sortent du canon, mes yeux n’ont pas pu les suivre. Ce que j’ai vu, ce sont les déchirures successives de la chemise après que les balles, une à une, l’ont perforée. Tu peux être tranquille, dit-il, il est mort sur le coup. Il ajoute : je te quitte, je vais aller récupérer les flèches. Je n’oublie pas que je suis magasinier. Sur ces mots, il fait une tentative un peu loupée pour sourire et il s’en va.

Il est assez secoué, et je le suis aussi quand je vois le corps. Quel gâchis dans cette poitrine ! Et ce visage blanc, vidé de sang, inoubliable. Je n’arrive pas à percevoir la plus petite commune mesure entre la pression insignifiante de mon doigt sur la détente et la destruction qu’elle a opérée. Je me dis que le salaud qui a pressé sur le bouton pour déclencher la guerre atomique, il doit avoir aujourd’hui la même impression, du moins s’il a survécu dans son abri bétonné.

Le troglodyte a peut-être dans les cinquante ans. Très robuste. Un gros homme blond roux, vêtu d’un pantalon de velours côtelé marron très sale et d’une veste en loques de la même couleur. Je regarde ce grand corps, si plein de force et si dénué de vie. Je regarde aussi son fils. Il n’éprouve pas la moindre tristesse. Il a l’air à la fois stupéfait et soulagé. Tout d’un coup, il se tourne vers moi, me considère avec un respect craintif et me saisissant la main droite, il se penche pour l’embrasser. Je le repousse. Je ne veux pas de ce transfert. Cependant, comme je vois la peur et le désarroi envahir son visage, je lui demande son nom. Il s’appelle Jacquet (diminutif de Jacques). Jacquet, dis-je d’une voix éteinte, va aider Thomas à ramasser les flèches.

Il est temps qu’il s’éloigne. Je crois que je vais m’évanouir. J’ai les jambes en coton, les yeux troubles. Je m’assieds sur le bas de la pente, à trois mètres du troglodyte, puis comme ça ne passe pas, je m’allonge de tout mon long sur le plan incliné je ferme les yeux, je me sens très mal Puis tout d’un coup la sueur vient. J’éprouve une impression incroyablement vive et bonne de fraîcheur. Je renais. Je suis toujours aussi faible, mais c’est la faiblesse de la naissance, non celle de la mort.

An bout d’un moment, je m’assieds, je regarde le troglodyte. L’oncle le comparait à l’homme de Cro-Magnon. Il y a de cela. Prognathe, le front bas, les arcades sourcilières saillantes. Mais après tout, lavé, rasé, manucuré, le cheveu coupé court, son corps robuste bien sanglé dans un uniforme neuf, il n’aurait pas l’air plus primitif qu’un bon officier supérieur de troupes de choc. Ni plus bête. Ni moins averti de cet ensemble de ruses animales élémentaires qu’on appelle l’art de la guerre : Le piège à con. L’embuscade. La pseudo-capitulation. Fixer l’ennemi au centre pour le déborder sur sa droite.

Je me lève et je rejoins les deux antres. Ils ne se sont pas aperçue de mon malaise. Ils ont cru que je reprenais souffle. Thomas me tend l’arc et je l’examine. C’est une arme haute de 1 mètre 70 au moins et qui me paraît bien plus élaborée que celle que j’avais moi-même offerte à Birgitta.

Thomas a fini sa cueillette. Il en fait un petit faisceau qu’il ligote avec la cordelette de nylon.

— C’est là-bas, dit Jacquet les yeux abaissés, sans faire autrement allusion à Amarante.

Nous remontons l’étroite prairie avec çà et là ses touffes d’herbe jaunâtre qui, si laides qu’elles soient, me font quand même plaisir. Je regarde Jacquet, sa grosse tête blond roux et ses traits bonasses. Je surprends ses yeux enfantins fixés sur moi. Comme j’ai dit, ils sont marron doré, mais chose curieuse, l’iris occupe presque toute la place, il n’y a pour ainsi dire pas de blanc, ce qui, avec ses sourcils levés, lui donne l’air humble, triste et quémandeur d’un chien. Un chien qui aurait commis une faute et qui serait très désireux qu’on lui pardonne et qu’on lui parle. Il déborde de bonne volonté, de soumission, d’affection prête à se donner. Il déborde aussi de force, une force dont il a à peine conscience et qui rayonne de son cou de taureau, de ses larges épaules et de ses longs bras d’hominien noués de muscles qui n’arrivent pas tout à fait à se déplier. Au bout de ses bras, ses grosses mains, à demi serrées sur un manche invisible, ne parviennent pas non plus à s’ouvrir. Il marche entre Thomas et moi en se dandinant, regardant l’un, regardant l’autre, mais surtout moi, puisque j’ai à peu près l’âge d’être son père.

Je lui montre l’arc que je porte dans la main droite et je lui dis en français (je sais déjà qu’il ne parle pas le patois) :

— D’où vient que ton père utilisait cet instrument ?

Il est si heureux que je lui adresse la parole et si désireux de me renseigner qu’il bafouille un peu. Il parle un français un peu neutre, que je ne sens pas coloré ni rythmé par l’arrière-fond du patois. Et il a on accent qui n’est ni tout à fait d’ici, ni tout à fait du Nord. L’influence du père et celle du milieu scolaire ont dû se contrarier pour former ce curieux mélange. Bref, comme on dit ici, un « étranger ».

— Il appris dans le Nord, dit-il en boulant ses mots. Dans une société de tir. Il était champion, il disait.

Il ajoute :

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