Malevil (26 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Rien de suspect. Sol cimenté, raccommodé par plaques, murs du fond et des côtés constitués par le roc blanc-gris de la grotte. On l’a laissé tel quel, sans chercher à aplanir son relief et ses irrégularités. Pas trace d’humidité. Au plafond, les poutres et le plancher de l’étage, cette petite porte dans l’angle de l’avancée en maçonnerie doit y mener. En façade, une fenêtre, la porte-fenêtre et la cheminée. Les briques, à l’intérieur, n’ont pas été crépies et on peut voir encore les bavures du mortier qui les lie. Feu doux dans l’âtre. Sous la fenêtre, une étagère qui porte des bottes. Grande armoire en Louis XV rustique, que j’ouvre en murmurant pour la forme, tu permets ? Linge à droite, vaisselle à gauche. Au centre de la pièce, une grande « table de ferme » comme disent les Parisiens, mais eux, ils la flanquaient de bancs pour le pittoresque, alors que nous, nous préférons les chaises pour le confort. Je compte sept chaises de paille, mais quatre seulement autour de la table. Les autres font tapisserie. Je ne sais si c’est intéressant, mais je le note. Je gagne l’extrémité de la table. C’est là, j’imagine, que le père devait siéger et je m’assieds, la carabine entre les jambes, le dos contre le fond de la grotte. Je commande ainsi la vue des deux portes. Je fais signe à Thomas de s’asseoir à ma droite pour que son corps ne me cache pas les deux entrées, et Jacquet, de lui-même, s’assied avec humilité au bas bout de la table, le dos tourné à la lumière.

Quand je sors de ma poche le petit paquet de jambon que la Menou m’a donné avant de partir, la Falvine se récrie de l’offense et se met à bourdonner autour de moi. Que je vais plutôt manger dans une assiette que non pas sur la table ! Qu’elle va me faire frire un oeuf pour aller avec ! Que j’accepterai bien une goutte de vin ! J’accepte tout, sauf le vin que je soupçonne d’être piquette et à la place je demande du lait, qu’elle me verse en abondance dans un bol à fleurs en l’accompagnant d’un flot de paroles ; que justement ils ont vendu le veau avant le jour de l’événement, que le lait ils ne savent plus qu’en faire, qu’ils en sont inondés, et que même en faisant leur beurre, ils en ont encore pour le cochon.

Les yeux pourtant me sortent presque de la tête quand je la vois mettre sur la table une tourte et du beurre.

— Du pain ! Vous avez du pain !

— Mais notre pain, dit la Falvine, nous l’avons toujours fait à l
’Étang,
que le Wahrwoorde, toujours original, il semait du blé assez pour nous durer toute l’année, et au-delà. Même qu’il fallait faire la farine dans le moulin à tourniquet, vu qu’il y a pas l’électricité à
l’Étang,
et le beurre, c’était du pareil, dans la baratte à main. Il voulait rien acheter, le Wahrwoorde.

Tout en coinçant la tourte dans le tiroir au bout de la table et en coupant des tranches pour tous comme le père avait dû faire de son vivant, je médite ces informations. En somme, ce farouche Wahrwoorde, il voulait vivre dans son coin, de ses ressources, en autarcie. Même l’amour extra-conjugal ne sortait pas pour autant de la famille.

Pourtant, quand je fais allusion à l’affaire de la Catie, la Falvine se montre nuancée.

— Pour ce qui est de la chose, dit-elle avec pudeur, y a guère de doute. Mais la pauvre Catie, d’abord, elle provoquait. Et puis, d’un autre côté, ce n’était quand même pas sa fille. Pas plus que la Miette. C’étaient les filles à ma fille Raymonde.

Au nom de Miette, il me semble que Jacquet, au bout de la table, relève la tête et regarde la Falvine avec appréhension. Mais ce regard est l’affaire d’une seconde et il disparaît si vite que je doute presque l’avoir intercepté.

Je goûte à peine au pain. Je veux attendre l’oeuf promis. Mais quand même le goût de la tartine de pain de campagne bien beurrée (et ils salent leur beurre, à
l’Étang,
pas comme les rares qui par ici en faisaient encore) me parût délicieux et un peu mélancolique aussi, tant il évoque la vie d’avant.

— Et qui cuit le pain ici ? dis-je pour témoigner de ma gratitude.

— Jusqu’à ces derniers temps, dit la Falvine en soupirant, c’était le Louis. Mais depuis sa mort, c’est le Jacquet.

Elle parle, elle parle, la Falvine, tout en tournant en rond dans la pièce, essoufflée et soupirante, multipliant les pas inutiles et prononçant dix paroles quand une seule suffirait. Pour frire trois oeufs, car ostensiblement elle n’en prend pas pour elle (je suppose qu’elle doit s’en taper un de temps en temps quand elle est seule, en même temps qu’une « goutte de vin » il lui faut une bonne demi-heure, pendant laquelle, si je ne suis pas nourri, car j’attends l’oeuf pour manger mon jambon, je suis du moins bien informé.

La Falvine, seul point de ressemblance avec la Menou, est une vieille à généalogie. Et il lui faut remonter aux arrière-grands-parents pour m’expliquer que sa fille Raymonde a eu deux filles de son premier mariage, Catie et Miette, et que veuve devenue, elle a remarié le Wahrwoorde qui se trouvait d’être veuf lui aussi, avec deux garçons, le Louis et le Jacquet.

— Et ce que je pense de ce mariage, tu le devines, surtout que mon pauvre Gaston étant mort lui aussi, j’ai dû venir vivre ici, autant dire comme les sauvages, sans électricité, sans eau sur l’évier, et même pas le gaz butane que le Wahrwoorde voulait rien entendre d’avoir et la cuisine à même la cheminée, comme dans le temps. Le pain que tu manges pas chez toi, reprend-elle en patois en levant les yeux au ciel, il est bien amer à avaler. Même si en dix ans, je lui en ai pas mangé beaucoup, au Wahrwoorde.

Phrase qui confirme aussitôt mes soupçons sur sa gourmandise clandestine à titre de compensation pour la tyrannie du gendre. Bien entendu, sa fille Raymonde, comme le pauvre Gaston, était morte aussi, partie des mauvais traitements de qui tu devines, partie d’une mauvaise digestion dans le ventre, son absence rendant plus amer encore le pain de l’étranger.

Tout ceci me conduit au bout de mon jambon, de mon oeuf et de mon lait, sans que la Falvine, affairée comme une poule à ne rien faire, se soit une seule fois assise à table avec nous ou ait mangé le moindre morceau, la fiction de son abstinence continuant après la mort du Wahrwoorde. Si bavarde qu’elle soit, elle ne m’a d’ailleurs pas tout dit. Chez nous, et je suppose aussi ailleurs, il y a deux méthodes de dissimulation : se taire ou parler beaucoup.

— Jacquet, dis-je en essuyant le couteau de l’oncle sur la mie de mon dernier morceau de pain, tu vas prendre une pelle, une pioche et tu vas aller enterrer le père. Thomas te surveillera.

J’ajoute en faisant claquer la lame dans son logement et en remettant le couteau dans ma poche :

— J’ai remarqué que ses chaussures n’étaient pas mauvaises. Tu ferais aussi bien de les récupérer. Tu en auras besoin.

Jacquet, un peu courbé et la tête basse pour témoigner de son obéissance, se lève. Je me lève aussi, ma carabine à la main, m’approche de Thomas et lui dis à voix basse, donne-moi le fusil du père, ne garde que le tien, fais marcher ce petit gars devant toi et quand il creuse, tiens-toi à distance, ne le quitte pas des yeux. En même temps, je remarque que Jacquet, profitant de cet aparté, s’approche de la Falvine et lui glisse un mot a l’oreille.

— Eh bien, Jacquet ! dis-je d’un ton autoritaire.

Il tressaille, rougit et sans un mot, les bras ballant au bout de ses puissantes épaules, il prend la porte, suivi de Thomas. Dès qu’ils sont sortis, je regarde la Falvine avec gravité.

— Jacquet a assommé l’un d’entre nous et nous a volé un cheval. Non, ne le défends pas, Falvine, je sais bien qu’il a obéi. Mais d’un autre côté, ça mérite quand même punition. Nous allons confisquer ses biens et l’emmener prisonnier avec nous à Malevil.

— Et moi, alors ? dit la Falvine, éperdue.

— Toi, je te laisse le choix. Tu viens vivre à Malevil avec nous, ou tu restes ici. Si tu restes ici, je te laisserai de quoi.

— Rester ici ? crie-t-elle, terrorisée. Mais qu’est-ce que je ferais ici ?

Suit un flot de paroles que j’écoute avec attention et qui m’intrigue, parce qu’il y manque l’unique mot que j’aurais attendu d’elle, le mot : « seule. »

Car c’est rester « seule » à l’Étang qui devrait l’effrayer. Et elle qui dit tout, elle ne l’a pas dit. Je lève le nez et je hume l’air comme un chien de chasse. Sans résultat. Pourtant, elle me cache quelque chose, cette ménine. Je l’ai su dès le début. Quelque chose ou bien quelqu’un. Je ne l’écoute plus. Et puisque mon flair me fait défaut, j’utilise mes yeux. Je regarde la pièce, je l’inspecte avec minutie. En face de moi, sur la paroi en briques brutes de l’avancée, je remarque à quarante centimètres du sol environ, une planche sur laquelle sont alignées toutes les bottes de la maison. Je coupe la Falvine et je dis d’une voix brève :

— Ta fille Raymonde est morte. Louis aussi. Jacquet est en train d’enterrer le Wahrwoorde. La Catie était placée à La Roque. Nous sommes bien d’accord ?

— Mais oui, dit la Falvine, interdite.

Je la regarde et je dis en faisait claquer ma voix comme un fouet :

— Et Miette ?

La Falvine ouvre la bouche comme un poisson. Je ne lui laisse pas le temps de se reprendre.

— Oui, Miette. Où elle est, Miette ?

Elle bat des paupières et répond d’une voix faible :

— Elle était placée aussi à La Roque. Et Dieu sait ce qu’elle...

Je la coupe.

— Chez qui ?

— Chez le maire.

— Comme Catie, alors ? Il avait deux bonnes, le maire !

— Non, attends, je me trompe. À l’auberge.

Je me tais. Je baisse les yeux. Je regarde ses mollets, ils sont énormes.

— Tu souffres des jambes ?

— Si je souffre des jambes ! dit-elle, essoufflée, rassurée, heureuse de cette diversion. C’est ma circulation. Tu les vois (elle retrousse ses jupes pour me les montrer) des varices et tout.

— Quand il pleut, tu mets des bottes ?

— Jamais. Tu penses, je pourrais pas ! Surtout depuis que j’ai eu ma phlébite...

Sur le chapitre de ses jambes, elle est intarissable. Cette fois, je ne fais même pas semblant d’écouter. Je me lève, la carabine à la main, et tournant le dos à la Falvine, je me dirige vers l’étagère des bottes. Il y a trois paires en caoutchouc jaune de grande taille, 44 ou 46, et à côté une paire beaucoup plus petite, noire, avec des talons plus hauts, du 38, pas plus. Je passe la carabine dans la main gauche, je saisis la petite paire dans la main droite, je me retourne et d’où je suis, sans avancer, je l’élève au-dessus de ma tête et je la balance à toute volée aux pieds de la Falvine, sans dire un mot.

La Falvine recule d’un pas, regarde les deux bottes couchées sur le ciment comme des serpents prêts à la mordre. Elle porte ses deux mains grasses à son visage et les plaque sur ses joues. Elle est cramoisie. Elle n’ose pas me regarder.

— Va la chercher, Falvine.

Un petit silence. Elle me regarde. Elle se rassure. Son expression change. Au milieu de son visage bouffi, il y a dans ses yeux noirs une effronterie sournoise.

— Tu préfères pas y aller toi-même ? dit-elle avec intention.

Et comme je ne réponds pas, ses bajoues refluent de chaque côté de sa bouche, ses dents, petites et pointues, apparaissent, elle sourit d’un air gourmand. Je me demande si j’aime beaucoup la Falvine, après tout. Oh, je sais, de son point de vue c’est bien naturel. J’ai vaincu et tué le père. Me voilà donc le père à mon tour, un respect religieux m’entoure, tout m’appartient. Miette aussi. Mais justement, je suis en train, moi, de renoncer, non sans mal, et plus par raison que par vertu, à mon droit seigneurial.

Je dis sans hausser la voix :

— Je t’ai dit d’aller la chercher.

Son sourire s’évanouit, elle baisse la tête et elle file. Elle file en tremblotant comme une gelée. Les épaules, les hanches, les fesses, les énormes mollets, tout remue.

Je retourne m’asseoir au bout de la table, face à la porte. Mes mains que je pose sur le plateau de chêne noirci par les lessives tremblent, j’essaye presque désespérément de me contrôler. Je sais bien que ce qui va surgir devant moi à l’instant c’est ensemble une très grande joie et un très grand danger. Je sais bien que cette Miette, qui va vivre seule dans une communauté de six hommes, sans compter Momo, elle va nous poser des problèmes terrifiants, et que je n’ai pas, moi, une seule faute à commettre, si je veux que la vie continue d’être possible à Malevil.

— Voilà Miette, dit Falvine, en la poussant devant elle dans la pièce.

J’aurais cent yeux, je n’en aurais pas encore assez pour la voir. Vingt ans, peut-être. Et comme ce nom de Miette est trompeur. De sa mémé, elle a les yeux noirs et la chevelure luxuriante, chez elle aile de corbeau. Mais en taille, elle a bien dix centimètres de plus, les épaules larges et bien découpées, le sein haut et bombé comme un bouclier, la hanche ronde et la jambe musclée. Ah, certes, si j’avais le coeur à critiquer, je pourrais trouver son nez un peu fort, sa bouche un peu large, son menton un peu trop puissant. Mais non, je n’en suis pas là, j’admire tout, y compris sa rusticité.

Je ne les vois pas, mais je sais au mouvement qu’elles me communiquent, que mes mains tremblent de plus belle. Je les cache sous la table et contre son rebord je m’accote de la poitrine et des épaules, la joue contre le canon de mon fusil, dévorant Miette des yeux, privé de voix. Je comprends ce qu’Adam ressentit en trouvant on beau matin à son côté une Ève encore humide du tour où on l’avait façonnée. On ne peut pas être plus pétrifié d’admiration ni plus béant de tendresse que je ne suis. Dans cette grotte au fond de laquelle je suis tapi avec mes armes, luttant pour ma survie, Miette répand lumière et chaleur. Sa chemisette rapiécée éclate, sa jupe de toile rouge passée, usée et par places trouée aux mites, gondole très au-dessus du genou. Elle a les jambes un peu fortes, comme les femmes sculptées par Maillol et de ses larges pieds nus, elle prend appui sur le sol dont elle a l’air de tirer sa force. C’est un magnifique animal humain, cette future mère des hommes.

Je m’arrache à ma contemplation, je me redresse sur ma chaise, je saisis le rebord de la table de mes deux mains, les pouces en dessus, les doigts dessous, et je dis :

— Miette, assieds-toi.

Ma voix me paraît faible et enrouée. Je note d’avoir à la raffermir dans la suite. Miette, sans un mot, s’assied là où se trouvait précédemment Jacquet, séparée de moi par toute la longueur de la table. Ses yeux sont beaux et doux. Et elle me fixe sans aucune gêne, avec cet air grave qu’ont les enfants quand ils regardent un nouveau venu dans la maison.

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