Malevil (25 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— Les flèches, c’est lui qui a bricolé les pointes — pour la chasse.

Je le regarde, stupéfait.

— Pour la chasse ! Il chassait avec ça ? Pourquoi pas avec un fusil ?

— Ça s’entend, un fusil, dit Jacquet, avec un sourire à mi-chemin de la connivence. Il doit savoir que je ne suis pas chasseur et que mes bois sont ouverts à tous.

Je ne dis rien. Je crois que je commence à comprendre la vie quotidienne des troglodytes : les coups et blessures, le viol familial, le braconnage, disons en général, l’indifférence aux lois. Et la flèche, ça me paraît fort astucieux. Bien plus sûr qu’un collet, parce qu’un collet ça reste, un garde-chasse peut le repérer, tandis que la flèche, c’est l’oeuvre d’une seconde et surtout, ça tue presque en silence, ça n’effraye pas le gibier et ça n’alerte pas les voisins. Ceux-là, le jour de l’ouverture, ils ne devaient plus trouver grand-chose dans leur bois.

Comme je reste silencieux, Jacquet croit lire de la désapprobation dans mon silence et il dit avec une humilité calculée pour me désarmer, moi, le monsieur de Malevil, qui n’ai jamais connu la faim :

— S’il y avait pas eu ça, on aurait pas mangé de la viande tous les jours.

Et tous les jours, il en a mangé, c’est sûr. Je n’ai qu’à le regarder. Il a bien profité de la chasse paternelle. Mais quand même, une chose m’étonne : un lapin cloué dans sa course par une flèche ?

Il se récrie :

— Le père, dit-il avec fierté, il transperçait un faisan en plein vol !

Eh bien, dans ce cas, je sais maintenant où passaient les faisans de l’oncle. Il en lâchait deux ou trois couples par au et il ne les retrouvait jamais, ni eux ni leur descendance.

Emporté par son élan, Jacquet ajoute :

— Normalement, voyez-vous, la première flèche qu’il vous a tirée, il aurait dû vous avoir.

Je fronce les sourcils et Thomas dit d’un ton sec ;

— Il n’y a pas de quoi se vanter.

Je pense d’ailleurs qu’il est temps de donner à l’entretien un tour un peu moins détendu. Je dis avec sévérité :

— Jacquet, c’est toi qui as assommé notre camarade et volé Amarante ?

Il rougit, baisse sa grosse tête blond roux et se dandine en marchant d’un air malheureux.

— C’est le père qui m’a dit de le faire.

Il reprend très vite :

— Mais il m’avait dit de tuer votre camarade et je l’ai pas fait.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est un péché.

C’est inattendu, mais je note. Je continue à questionner Jacquet. Il me confirme ce que j’avais déjà deviné du plan du père : nous attirer chez lui par petits paquets et nous tuer tous les cinq pour se rendre maître de Malevil. C’est affolant. Après le jour J, il pouvait avoir la France entière, mais ce qu’il voulait, c’était Malevil. — même au prix de cinq meurtres. Car il n’aurait pas tué, dit le fils, les « domestiques ». Ni mon Allemande.

— Quelle Allemande ?

— Celle qui se baladait à cheval dans les bois.

Je le regarde. Service de renseignement en défaut et mobile supplémentaire à ne pas sous-estimer. Le château et la dame. Jacquerie sauvage avec mise à mort du seigneur et viol subséquent de la châtelaine. Le seigneur ou les seigneurs. Car j’apprends que Thomas, Colin, Peyssou, Meyssonnier et moi, nous étions pour le père « les messieurs de Malevil », et qu’il parlait souvent de nous, nous qui ne l’avions jamais vu, avec colère, avec haine. Sur son ordre, son fils nous espionnait. Je m’arrête, je fais face à Jacquet et je le dévisage :

— Tu t’es jamais dit que tu aurais pu nous avertir afin d’empêcher tous ces assassinats ?

Il est debout devant moi, les yeux baissés, les mains derrière le dos, transi de repentir. Je me demande s’il ne serait pas capable d’aller se pendre, si je le lui suggérais.

— Oh si, dit-il, mais le père l’aurait su et il m’aurait tué.

Car bien entendu, le père n’était pas seulement invincible, il était aussi omniscient. Je le regarde : complicité d’assassinat, attentat contre un de nos camarades, vol d’un cheval.

— Eh bien, Jacquet, qu’allons-nous faire de toi ?

Ses lèvres tremblent, il avale sa salive, me regarde avec ses bons yeux craintifs et dit, déjà résigné :

— Je sais pas. Me tuer, peut-être.

— C’est tout ce que tu mériterais, dit Thomas, blanc de colère, les lèvres serrées. Je le regarde. Il a dû avoir très peur pour moi quand j’ai escaladé la colline. Et il me trouve maintenant trop indulgent.

— Non, dis-je. Nous ne te tuerons pas. D’abord, parce que tuer est un péché, comme tu as dit. Mais nous allons t’emmener avec nous à Malevil et te priver de liberté pendant un certain temps.

Je ne regarde pas Thomas. Je pense, non sans un léger amusement, combien il doit être dégoûté de me voir utiliser une notion aussi « cléricale » que celle de péché. Que puis-je faire d’autre, pourtant, sinon parler à Jacquet le langage qu’il comprend ?

— Seul ? dit Jacquet.

— Comment, seul ?

— Vous m’emmenez seul à Malevil ?

Et comme je le regarde en haussant les sourcils, il ajoute :

— Parce qu’il y a aussi la Mémé...

J’ai l’impression qu’il va continuer son énumération, mais il s’arrête.

— Si la Mémé veut nous suivre, on l’emmènera aussi.

Je vois bien qu’il y a autre chose qui le tracasse. Ce n’est pas, je crois, la privation de liberté, car son visage, sur lequel tout se lit, s’assombrit et s’assombrit bien plus, en fait, que lorsqu’il craignait qu’on le tue. Je reprends ma marche et je vais le presser de questions, quand dans le silence de la gorge désolée et dénudée que nous suivons, passant entre les cadavres verticaux des arbres noirs dressés encore de place en place au milieu des touffes jaunâtres et de la terre brûlée, éclate, assez proche, un hennissement.

Ce n’est pas n’importe quel hennissement. Et ce n’est pas celui d’Amarante, mais celui triomphant, impérieux et tendre, d’un étalon qui, avant de couvrir une femelle, tourne autour d’elle et la met en condition ou, comme disait l’oncle, la boute en train.

— Vous avez donc un cheval ?

— Oui, dit Jacquet

— Et vous ne l’avez pas coupé !

— Non. Le père était contre.

Je regarde Thomas. Je n’en crois pas mes oreilles. Je suis au comble de la joie ! Bravo, pour une fois, pour le père ! Je me mets à courir comme un enfant. Mieux, l’arc m’embarrassant, je le tends à Jacquet qui le reçoit sans étonnement, courant à côté de moi, sa large bouche grande ouverte. Thomas, bien entendu, nous distance aussitôt en quelques foulées et augmente son avance à chaque seconde, d’autant plus que je ralentis mon effort à bout de souffle.

Mais le port est là. De gros poteaux de châtaignier, noirs, mais debout, hauts d’un mètre cinquante environ, avec deux rangées de fil de fer barbelé, enfermant devant la « maison troglodytique » (3/4 grotte, 1/4 maison) un enclos de mille mètres. Au milieu, attachée à un squelette d’arbre, frémissante mais non rétive, mon Amarante, sa robe alezane parcourue de frissons et sa crinière blonde rejetée en arrière avec des impatiences coquettes. Qui aurait jamais pensé que ce sacrilège, bien qu’il ne soit point encore consommé, me comblerait de joie ! Un lourd percheron de trait saillir une anglo-arabe ! Non qu’il soit laid, cet époux prolétarien. Gris foncé, presque noir, il a une croupe énorme, des membres trapus, une épaule puissante, un cou que mes deux bras n’auraient pu entourer. En fait, il n’est pas sans ressembler, par la carrure, aux maîtres du lieu. Et il tourne autour d’Amarante, brandi et caracolant, avec une lourde agilité, poussant des hennissements rauques, le feu lui sortant des yeux. J’espère qu’il est conscient de l’honneur inouï qui lui échoit, et qu’il sait faire la différence entre une grosse dondon de percheronne et la gracieuse Amarante que les nécessités de la survie livrent à ses assauts à la fleur de l’âge, ses trois ans à peine révolus, et derrière elle, une longue lignée d’ancêtres distingués.

Il lui fait, en tout cas, une cour ardente, mais sans brutalité, lui mordillant les lèvres, la tête collée à la sienne puis se retournant tête-bêche, lui léchant le dessous de la queue, présent tout d’un coup sur l’autre flanc, puis posant son énorme tête sur son cou, la retirant, revenant à la croupe, enfermant peu à peu la jument dans sa lourde danse séductrice, lui communiquant sa folle excitation, lui imposant sans la bousculer, son autorité, sa puissance et son odeur.

Comment sait-il le moment précis où Amarante est prête à l’accepter, sans ruades ni défenses ? Il se dresse, gigantesque sur ses jambes de derrière, battant l’air de ses jambes de devant pour garder son équilibre, sa longue crinière noire agitée et s’approchant ainsi, dressé, gauche et formidable, d’Amarante, il se laisse retomber sur ses reins. Elle fléchit avec un gémissement sous l’impact de cette tonne de muscles. Elle tient le choc, pourtant, la queue soulevée avec complaisance et il peut enserrer les flancs de ses grosses pattes trapues. Comme il tâtonne, Jacquet s’avance d’un pas rapide, saisit à pleine main avec simplicité l’énorme membre et le glisse dans son logement. Amarante s’arc-boute sur ses jambes de devant, tendues et tremblantes, pour résister aux secousses violentes que son partenaire lui imprime. À ce moment, l’étalon se présente à moi de profil, et je n’ai jamais vu l’idée de puissance mieux exprimée que par cette superbe tête tendue en avant, la crinière noire secouée, les naseaux dilatés et les yeux fiers, étincelants, dardés sans rien voir devant eux. Je note qu’il ne mord pas la nuque d’Amarante pour assurer sa prise et qu’il reste doux dans le moment de son triomphe.

Quand l’accouplement est fini, il s’immobilise, ses pattes de derrière tremblant légèrement. Sa tête retombe alors jusqu’à toucher des lèvres la crinière d’Amarante. Il reste dans cette position une pleine minute avec une expression d’épuisement, la bouche comme affaissée et le feu se retirant de ses yeux pour laisser place à la tristesse. Il se sépare enfin de la jument avec lourdeur et, se remettant sur ses quatre pattes, il laisse tomber à terre une petite partie de la semence dont il vient de se délivrer. Puis il se secoue et tout d’un coup, relevant la tête, redevenu lui-même, il pique autour de l’enclos un petit galop puissant qui le ramène avec un hennissement guerrier sur nous à toute allure, comme s’il allait nous écraser. À un mètre à peine, il fait un brusque écart pour nous éviter, son oeil faraud et joyeux nous regardant de côté d’un air taquin, tandis qu’il s’éloigne de nouveau vers le fond de l’enclos sans ralentir. Longtemps après avoir quitté les lieux, je garderai dans l’oreille le rythme des quatre lourds sabots ébranlant la terre. Dans ce paysage mort et muet, ce martèlement sourd me paraît aussi exaltant que le recommencement de la vie.

Il n’y a pas une, mais côte à côte deux maisons de troglodytes, la première à usage d’habitation et la seconde servant, je suppose, d’étable, de grenier à foin et de porcherie. Elles sont habilement faites, avec une avancée en maçonnerie d’un mètre environ et un toit en auvent qui se raccorde à l’ouverture de la grotte et qui comporte une cheminée. Pour l’étable, les briques sont restées nues, mais pour la maison, on les a crépies avec assez de soin. On a percé le mur au rez-de-chaussée, d’une porte-fenêtre et d’une fenêtre, et à l’étage, de deux autres ouvertures. Celles-ci ont toutes leurs vitres et sont flanquées de contrevents pleins qui portent encore des traces de peinture bordeaux. L’ensemble, bien que fait à peu de frais, n’est pas misérable.

Au-dessus de l’auvent et du quart de toit, il y a encore une quinzaine de mètres de falaise. Et sa partie supérieure, renflée en arrondi, surplombe la maison, la protégeant de la pluie et lui donnant même un air d’intimité. Mais en même temps, ce porte-à-faux est assez effrayant. On s’attend à ce que le surplomb se fendille, se lézarde et s’écrase devant l’habitation. Pourtant, il y a probablement des millénaires qu’il garde ainsi son périlleux équilibre. Et le Wahrwoorde, en s’installant là, a dû penser qu’il le garderait bien encore pendant le bref moment d’une vie humaine.

La disposition d’ensemble est identique à celle de notre maternité (sauf que je n’ai pas fait d’avancée) et c’est cette disposition qui, le jour de l’événement, a sauvé la vie des troglodytes.

Je ne vois pas d’autre installation, sauf, dans l’enclos, une petite maison qui ressemble à un fournil.

Je prends conscience d’une présence et d’un regard. Debout sur le seuil de l’habitation, une vieille volumineuse, vêtue d’un sarrau noir assez sale, nous considère avec un air d’étonnement superstitieux. Je me demande si c’est là la mère de mon ennemi, je m’avance et je lui dis avec embarras :

— Tu devines ce qui s’est passé, et que c’est pas pour mon plaisir que je suis ici.

Elle incline la tête sans répondre aussitôt et je le note aussi, sans aucune tristesse. Elle est de petite taille, avec un visage bouffi, des joues qui retombent, un cou si large et si flasque qu’il prolonge le menton sans aucune saillie jusqu’à son énorme poitrine, celle-ci ballottant au moindre mouvement comme deux sacs d’avoine sur le dos d’un âne. Dans cette graisse vivent d’assez beaux yeux noirs et au-dessus d’un front un peu bas, se dresse de tous côtés une chevelure irrépressible, drue, touffue, frisée et du blanc le plus blanc.

— Ça a bien dû se passer comme j’imagine, vu que je te vois, dit-elle avec sérénité.

Pas la moindre émotion et, chose étrange, l’accent d’ici et même la tournure de phrase.

— Crois bien que je regrette, dis-je, mais j’avais pas le choix. C’était ton fils ou moi.

Elle me fait une réponse pour le moins inattendue.

— Rentre donc, dit-elle en s’effaçant du seuil, que tu vas bien prendre quelque chose avec nous.

Et elle ajoute en patois avec un soupir et en haussant les épaules :

— Dieu merci, ce n’était pas mon fils.

Je la regarde.

— Mais tu parles patois ?

— Mais je suis d’ici, dit-elle en patois.

Elle se redresse avec un haut-le-corps altier, qui donne un considérable ballant aux sacs d’avoine dont j’ai parlé, l’air de dire : « je ne suis pas une sauvage, moi. »

— Je suis née à La Roque, poursuit-elle. Tu connais le Falvine de La Roque ?

— Le cordonnier qui avait apprivoisé le corbeau ?

— C’est mon frère, dit la Falvine avec un air d’immense respectabilité. Rentre donc, mon gars, ajoute-t-elle, tu es chez toi, ici.

Mais même à une Falvine, soeur d’un cordonnier honorable originaire de La Roque, je ne me fie pas tout à fait. Je mets l’arme à la main, j’enclenche un chargeur dans la carabine et fermant la culasse, j’engage la balle dans le canon. Ceci fait, au lieu de passer le premier, je pousse la Falvine devant moi dans la maison sous prétexte de cordialité. J’ai l’impression, quand je touche son dos, que ma main s’enfonce dans du saindoux.

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