Malevil (53 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— Je l’aime beaucoup, tu sais. Faudrait pas croire.

Un long silence. Elle ajoute :

— Tu dois pas me trouver bien gentille.

Je lui souris :

— Je te trouve jeune et imprudente.

Et comme elle ne dit rien, étonnée que je lui parle avec amitié après toutes les vacheries qu’elle m’a dites, j’ajoute :

— Prends Thomas. Il est pincé. Et toi, parce que tu es jeune, tu as tendance à en abuser. Tu le commandes et tu as tort. Parce que Thomas, ce n’est pas une chiffe. C’est un homme, et il va t’en vouloir.

— Il m’en veut déjà.

— Pour les bêtises que tu lui as fait faire ?

— Eh oui !

Je me lève et de nouveau je lui souris.

— Ça s’arrangera, va. À l’assemblée, il a tout pris sur lui. Il t’a défendue comme un lion.

Elle me regarde, les yeux brillants.

— Mais toi non plus, tu n’as pas été très méchant, à l’Assemblée.

— Quand même, je voudrais te dire. Pour Peyssou, fais un peu attention.

— Ça, dit-elle avec une franchise qui m’étonne, je peux pas te promettre. Les hommes, moi, j’ai jamais pu résister.

Je la regarde. Voilà qui me déconcerte. Je réfléchis. Je n’ai donc rien compris à cette fille ! Si ce qu’elle dit est vrai, toute mon analyse est par terre. Elle ajoute :

— Tu sais, tu serais plutôt pas mal, comme curé, tout coureur que tu sois. Eh bien, tu vois, je retire toutes mes méchancetés, et en particulier, pour... Enfin, je retire. Tu es gentil. Ce qu’il y a, c’est que je peux pas retenir ma langue. Je peux t’embrasser ?

Et elle m’embrasse, en effet. Un bisou bien différent de celui de son entrée. Enfin, n’exagérons quand même pas la pureté de ce baiser. La preuve, c’est qu’il me trouble, qu’elle s’en aperçoit et fait entendre un petit gloussement de triomphe. Là-dessus, je lui ouvre la porte, elle s’enfuit, traverse le palier vide en courant et au moment d’aborder l’escalier à vis du donjon, elle se retourne et me fait encore un petit signe de la main.

On enterra Momo à côté de Germain et de la petite tombe qui avait reçu ce qui restait des familles de nos compagnons. On avait commencé cet embryon de cimetière le jour de l’événement, il faisait partie du
monde d’après
et nous savions qu’il nous recevrait tous. Il était situé devant la première enceinte, dans l’ancien parking. Il y a là une petite esplanade creusée dans la falaise et qui, quarante mètres plus loin, se resserre et s’étrangle aux dimensions du chemin entre le rocher et l’à-pic. À cet endroit, le chemin tourne presque à angle droit autour de la falaise.

C’est là, dans cet étroit goulet entre le précipice et la masse rocheuse qui le surplombe que nous décidons d’élever une palissade destinée à mettre la première enceinte à l’abri des escalades nocturnes. C’est un ouvrage avancé, en fortes planches de chêne bien jointées et dont le portail comporte à ras de terre une ouverture coulissante de dimensions à peine suffisantes pour laisser passer un homme à quatre pattes. C’est par là que nous ferons entrer le visiteur après l’avoir dévisagé par l’oeilleton de sécurité dissimulé à côté du judas. Celui-ci, nous ne l’ouvrirons qu’en dernière analyse, son ouverture n’étant pas sans danger.

On a pensé aussi à l’escalade. Le haut de la palissade, qu’on peut enlever pour laisser passer une charrette, est défendu par quatre rangées de barbelés qu’on ne peut toucher sans déclencher un tintamarre de boîtes de métal. Cependant, les visiteurs de bonne foi peuvent utiliser une cloche, que Colin a fournie sur les réserves de son magasin et qu’il a installée à côté du judas.

Meyssonnier appela zone de défense avancée — ou
ZDA —
la petite esplanade comprise entre la palissade et les douves de la première enceinte.

On décida, sur ses conseils, de la semer de chausse-trapes en quinconce, en laissant un chemin libre de trois mètres de large qui longeait la douve de droite, puis l’arrondi du creux de la falaise, et passait devant l’embryon de cimetière pour rejoindre la palissade. Ces chausse-trapes — ou
pièges à con,
comme les appelait Meyssonnier — étaient du type le plus classique : des trous d’une profondeur de soixante centimètres au fond desquels on enterra des pieux aiguisés, durcis au feu ou des planchettes garnies de gros clous. Les ouvertures étaient dissimulées par des cartons recouverts de terre.

Pendant ce temps, Peyssou finissait d’exhausser la première enceinte en construisant un bon mètre et demi de maçonnerie sur de forts linteaux de bois jetés au-dessus des embrasures des créneaux. Quand il eut fini, il demanda à Meyssonnier de fermer ces embrasures par d’épais panneaux de bois qui « seraient pour s’ouvrir de bas en haut vers le dehors. Comme ça, tu peux canarder le pied de tes remparts sans qu’il y ait un salaud plus loin qui se paye un carton sur toi. Et dans le bas des panneaux, en plus, tu pratiques une fente pour doubler les meurtrières des merlons ».

Il supposait, bien sûr, sans l’expliciter, et nous supposions tous avec lui que les assaillants ne disposeraient, comme nous, que de fusils de chasse dont l’épais chêne vieilli suffirait à arrêter les plombs. Présupposé presque inconscient, que l’événement démentit.

J’étais seul, un matin, dans la ZDA, la palissade étant déjà terminée, mais non l’aménagement des chausse-trapes, quand la cloche tinta. C’était Gazel, monté sur le grand âne gris de Fulbert. Il démonta dès que j’ouvris le judas et offrit à ma vue un visage poli et froid.

Il ne voulut pas « se rafraîchir », me tendit une lettre de Fulbert par le judas et déclara qu’il attendait la réponse où il était. Il est vrai que je n’insistai pas beaucoup pour qu’il entrât, la ZDA étant encore loin d’être terminée.

Voici cette lettre :

« Mon cher Emmanuel,

Je te remercie de ta mise en garde contre les bandes de pillards. Nous n’avons encore rien vu de ce genre de notre côté. Il est vrai que nous ne sommes pas aussi riches que Malevil.

Veux-tu transmettre mes condoléances à la Menou pour la mort de son fils et lui dire que je ne l’oublie pas dans mes prières.

D’autre part, j’ai l’honneur de t’annoncer que je viens d’être élu évêque de La Roque par l’assemblée des fidèles de la paroisse.

J’ai pu ainsi ordonner M. Gazel et le nommer curé de Courcejac et abbé de Malevil.

Malgré mon désir de t’être agréable, je manquerais à mes devoirs en effet, si je reconnaissais les fonctions sacerdotales qui tu as cru devoir assumer à Malevil.

M. l’abbé Gazel ira dire la messe à Malevil dimanche prochain. J’espère que tu lui feras bon accueil.

Je te prie de croire, mon cher Emmanuel, à mes sentiments très chrétiens.

Fulbert le Naud,

Évêque de La Roque.

P.-S. Armand étant indisposé et devant garder le lit, c’est M. Gazel que je charge de te porter cette lettre et de rapporter ta réponse. »

Quand j’eus fini cet étonnant poulet, je rouvris le judas. J’avais pris soin, en effet, de le refermer aussitôt la lettre remise : je ne voulais pas que Gazel pût voir les chausse-trapes que nous étions en train de creuser. Mon Gazel était là, devant la palissade, avec une expression quelque peu anxieuse et tendue sur son visage de clown au sexe indécis.

— Gazel, dis-je, je peux pas te répondre tout de suite. Il faut que je consulte l’assemblée de Malevil. Colin portera ma réponse à Fulbert demain.

— Dans ce cas, je reviendrai la chercher moi-même demain matin, dit Gazel de sa voix flûtée.

— Mais non, voyons, je ne veux pas t’imposer trente kilomètres à dos d’âne deux jours de suite. Colin ira.

Il y eut un silence, Gazel battit des cils et dit, non sans une certaine gêne :

— Tu m’excuseras, mais nous n’admettons plus à La Roque de personnes étrangères à la paroisse.

— Quoi ? dis-je incrédule... Et ces personnes étrangères, c’est nous ?

— Pas spécialement, dit Gazel en baissant les yeux.

— Ah ! Parce qu’il
y a d’autres personnes que nous dans le coin !

— Enfin, dit Gazel, c’est une décision du conseil de paroisse.

Je dis avec indignation :

— Bravo pour le conseil de paroisse ! Et il n’est pas venu à l’idée du conseil de paroisse que Malevil pourrait appliquer la même règle aux gens de La Roque ?

Gazel, les yeux baissés, garda le silence comme un crucifié. Il était en train de vivre, comme aurait dit Fulbert, un « moment très douloureux ». Je repris :

— Tu n’ignores pourtant pas que Fulbert compte t’envoyer ici dire la messe dimanche prochain.

— Je le sais, dit Gazel.

— Ainsi, toi, tu aurais le droit d’entrer à Malevil et moi, je n’aurais pas le droit de pénétrer dans La Roque !

— Enfin, dit Gazel, c’est une décision temporaire.

— Tiens, tiens. Et pourquoi elle est temporaire ?

— Je ne sais pas, dit Gazel en me donnant aussitôt l’impression qu’il le savait fort bien.

— Eh bien, alors, à demain, dis-je d’un ton glacial.

Gazel me dit au revoir et me tourna le dos pour remonter sur son âne. Je le rappelai :

— Gazel !

Il revint vers moi.

— Quel genre de maladie a Armand ?

L’idée m’avait, en effet, effleuré qu’une épidémie sévissait à La Roque et que La Roque s’isolait pour éviter qu’elle se répandît. Idée idiote, à la réflexion. Elle supposait chez Fulbert des sentiments altruistes.

Cependant, l’effet de ma question sur Gazel fut extraordinaire. Il rougit, ses lèvres tremblèrent et ses yeux se mirent à tourner dans leurs orbites comme pour échapper aux miens.

— Je ne sais pas, balbutia-t-il.

— Comment, tu ne sais pas ?

— C’est Monseigneur qui soigne Armand, dit Gazel.

Il me fallut une pleine seconde pour comprendre que ce « 
Monseigneur »
se référait à Fulbert. En tout cas, une chose était sûre : si « 
Monseigneur
 » soignait Armand, c’est que sa maladie n’était pas contagieuse. Je laissai partir Gazel et après le repas du soir, je réunis l’Assemblée pour discuter de la lettre que nous venions de recevoir.

J’expliquai qu’en ce qui me concernait, j’étais surtout sensible à l’absurdité des prétentions de Fulbert. À mon avis, sa lettre reflétait ce qu’il y avait de mégalomaniaque et de névrosé dans son caractère. De toute évidence, il s’était fait élire évêque pour avoir le pas sur moi, ordonner Gazel et m’éliminer ensuite en tant que rival ecclésiastique. Il y avait un côté enfantin dans cette soif de domination. Au lieu de tâcher à fortifier La Roque contre les pillards, ce qui n’était pas une mince affaire, il engageait la lutte contre moi, moi qui l’avais prévenu du danger. Et cette lutte, il l’engageait sans être en position de force pour la gagner, car son bras séculier se limitait à Armand et Armand était alité, victime d’une maladie mystérieuse.

J’inclinais à rire de tout cela, mais les compagnons ne prirent pas la chose en riant. Ils débordèrent d’indignation. On avait offensé Malevil. C’est tout juste si son drapeau (qui n’avait pourtant qu’une existence potentielle) n’était pas insulté. Fulbert avait osé toucher à l’abbé de Malevil et à l’assemblée qui l’avait élu ! Qu’est-ce qu’il a, à venir nous emmerder, celui-là, dit le petit Colin, pourtant peu amateur de mots grossiers. Meyssonnier estima qu’il fallait aller tirer les oreilles de ce triste sire. Et Peyssou déclara que si Gazel, dimanche prochain, avait le culot de se présenter, il lui foutrait son goupillon où je pense. Bref, on se serait cru revenu au temps du
Cercle,
quand les Ligueurs de Meyssonnier, au pied des remparts de Malevil, et les parpaillots d’Emmanuel debout sur les créneaux, s’insultaient avec la dernière grossièreté (et beaucoup d’invention) avant d’en venir aux mains. Jusqu’au trognon, dit Peyssou en tapant sur la table, je le lui enfilerai jusqu’au trognon, à Gazel.

Un peu étonné par cette explosion de patriotisme malevilais, je donnai alors lecture aux compagnons de la réponse que j’avais préparée au cours de l’après-midi et que je soumettais à leur approbation.

À Fulbert le Naud, curé de La Roque.

Mon cher Fulbert,

D’après les documents les plus anciens sur Malevil que nous avons en notre possession, et qui datent du XV
e
siècle, il y avait à cette époque, en effet, un évêque de La Roque, qui fut intronisé en 1452 en l’église du bourg par le seigneur de Malevil, baron de La Roque.

Il ressort cependant des mêmes documents que l’abbé de Malevil ne dépendait en aucune façon de l’évêque de La Roque, mais était choisi par le seigneur de Malevil parmi les personnes du sexe mâle de sa famille en résidence avec lui au château. La plupart du temps, un fils ou un frère cadet. Dérogea seul à cette règle Sigismond, baron de La Roque, qui n’ayant ni fils ni frère, se nomma lui-même abbé de Malevil en 1476. À partir de cette date et jusqu’à nos jours, le seigneur de Malevil fut en droit abbé de Malevil, même si parfois il déléguait à un chapelain l’exercice de son ministère.

Il n’est pas douteux qu’Emmanuel Comte, en tant que propriétaire actuel du château de Malevil, a hérité des prérogatives attachées à la châtellerie. Ainsi en a jugé l’assemblée des fidèles qui, à l’unanimité, l’a confirmé dans ses titres et fonctions d’abbé de Malevil.

D’autre part, il n’est pas possible à Malevil de reconnaître la légitimité d’un évêque dont il n’a pas demandé la nomination à Sa Sainteté et qu’il n’a pas non plus intronisé dans un bourg qui fait partie de ses domaines.

Malevil entend, en effet, conserver l’intégralité de ses droits historiques sur son fief de La Roque, même si dans son vif désir de paix et de bon voisinage, il n’envisage pas d’action pour l’instant pour les faire valoir.

Nous considérons cependant que toute personne habitant La Roque et qui s’estime lésée par le pouvoir de fait établi dans le bourg, peut à tout instant faire appel à nous pour être rétablie dans ses droits.

Nous pensons aussi que le bourg de La Roque doit nous rester à tout instant accessible et qu’aucune porte du bourg ne saurait rester fermée sans injure grave à un messager de Malevil.

Je te prie de croire, mon cher Fulbert, à l’expression de mes sentiments dévoués,

Emmanuel Comte

Abbé de Malevil.

Je dois souligner ici que dans mon esprit cette lettre
{3}
n’était qu’un canular destiné à remettre Fulbert à sa place en lui opposant une parodie grotesque de sa propre mégalomanie. Dois-je même le dire, à aucun moment et à aucun degré, je ne me croyais, ni ne me tenais pour l’héritier des seigneurs de Malevil. Et je ne prenais pas davantage au sérieux la vassalité de La Roque. Cependant, je lus ma lettre d’un air impassible, estimant que son humour ne serait que plus sensible à mes compagnons Je me trompais. Il leur échappa en totalité. Ils admirèrent le ton de ma lettre (c’est tapé, dit Colin) et s’enthousiasmèrent de bon coeur pour son contenu. Ils demandèrent à voir les documents sur lesquels elle se fondait, et je dus me lever pour aller chercher dans les vitrines de la salle du logis ces mémorables reliques ainsi que la transposition en français moderne que l’oncle en avait fait faire.

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