Malevil (52 page)

Read Malevil Online

Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
12.42Mb size Format: txt, pdf, ePub

Je dis :

— Thomas, est-ce que tu as ressenti cela, toi aussi ?

— Oui, dit-il sans hésitation.

J’aime cette rigueur en lui : il ne ment pas, même si sa thèse doit en être infirmée.

— Dans ce cas, dis-je, force est de conclure que l’erreur a été collective.

— Oui, dit Thomas, mais tu en es responsable plus qu’aucun autre, puisque tu es le chef.

Je lève les deux mains en l’air et je m’écrie avec véhémence :

— Justement ! Voilà le point ! Suis-je le chef ? Est-ce qu’on est le chef quand deux adultes du groupe qu’on est censé commander désobéissent à vos ordres en plein combat ?

Le silence tombe, et je le laisse tomber. Qu’il pèse un peu. Et que Thomas mijote encore un peu dans son jus.

— À mon avis, dit Colin, il y a ici une situation qui n’est pas claire du tout. Y a l’assemblée de Malevil et les décisions qu’on prend en commun. Bon. Dans cette assemblée, Emmanuel joue un rôle important. Mais on n’a jamais dit qu’en cas d’urgence, et quand il n’est plus temps de discuter, ce serait Emmanuel, le chef. Et à mon avis, il faut le dire. Pour qu’on sache qu’au cas où il y a vraiment urgence, y a pas à discuter un ordre d’Emmanuel.

Meyssonnier lève la main.

— Voilà, dit-il avec satisfaction. C’est ce que j’ai voulu dire au début en disant que l’organisation n’avait pas été bonne. Je dirais même, c’était plutôt piteux, la façon dont ça s’est passé. Les gens se sont mis à courir dans tous les sens, sans écouter personne. Total, pour défendre Malevil, à un moment, il y avait plus sur les remparts que la Falvine et Miette. Et encore, Miette, elle sait tirer, mais elle avait même pas de fusil !

— Tu as raison, dit Peyssou en secouant sa grosse tête. C’était le bordel ! Dans les Rhunes, il y avait le pauvre Momo qui avait pas à être là, y avait la Menou qui était pas à sa place non plus, mais qui était là à cause de Momo. Y avait Évelyne qui collait aux fesses d’Emmanuel. Et y avait...

Il s’arrête et il rougit jusqu’aux sourcils. Emporté par son élan, il a failli inclure Thomas dans son énumération. Il y a un silence. Thomas, les mains dans les poches, ne regarde personne. Colin, comme en aparté, me fait son petit sourire, les yeux pétillants.

— C’est comme ton idée, dit Peyssou tout d’un coup en étendant vers Thomas sa grosse patte au bout d’un bras qui paraît traverser toute la largeur de la table. C’est comme ton idée, reprend-il d’une voix tonitruante, de vouloir quitter Malevil avec Catie, comme connerie, on fait pas mieux !

— Je suis bien de ton avis, dis-je aussitôt.

— Et où que tu irais, d’abord, gros con ? dit Peyssou en mettant dans l’insulte une dose incroyable de chaleur et d’affection.

Colin se met à rire, comme toujours au bon moment et d’un rire qui sonne juste. Il nous donne le
la
et on l’imite. Ces rires détendent l’atmosphère au point d’amener un sourire sur les lèvres serrées de Thomas. Je remarque d’ailleurs que, dans la suite, son corps perd de sa rigidité et qu’il sort même les mains de ses poches.

Après ces rires, on vote, et à l’unanimité moins une voix, la mienne, qui se porte sur Meyssonnier, je suis élu chef militaire de Malevil « en cas d’urgence et de danger ». Étant bien entendu que lorsqu’il n’y a pas urgence, toutes les décisions, même celles qui concernent
la
sécurité, seront prises par l’assemblée. Je remercie et je demande alors que Meyssonnier me soit adjoint comme lieutenant et en cas d’incapacité résultant d’une blessure, comme successeur. Nouveau vote, qui me donne satisfaction. Broubaha confus de détente, auquel je laisse quelques minutes libre cours.

— Je voudrais revenir, dis-je, sur le point de vue que Colin a exprimé au début. Bon, on a tous éprouvé ça, que c’était terrible de tirer sur ces pauvres gars. D’où l’hésitation qu’on a eue. Il y a quand même quelque chose que je voudrais dire. Si notre hésitation a coûté la vie à Momo, c’est qu’elle n’était pas le bon réflexe. Depuis le jour de l’événement, on ne vit pas dans la même époque qu’avant, on ne s’en est pas assez rendu compte et on s’est pas assez adapté.

— Et qu’est-ce que ça veut dire, demande Peyssou, qu’on ne vit pas à la même époque qu’avant ?

Je me tourne vers lui.

— Je te prends un exemple : avant le jour de l’événement, suppose qu’un type vienne chez toi pendant la nuit et par vengeance te brûle ta grange, ton foin et tes vaches.

— Je voudrais bien voir ça ! dit Peyssou, oubliant qu’il a tout perdu.

— Admettons. C’est une grosse perte, tu me diras, mais c’est pas une perte qui met ta vie en danger. D’abord, parce qu’il y a l’assurance. Et même avant qu’elle se décide à te payer, tu as le Crédit Agricole qui va te prêter pour racheter des vaches et du foin. Tandis que maintenant, écoute bien, le type qui te vole ta vache ou qui te prend ton cheval, ou qui mange ton blé, c’est fini, il n’y a plus de remède, à brève ou longue échéance il te condamne à mort. Ce n’est pas un simple vol, c’est un crime. Et un crime qui doit être puni de mort, aussitôt et sans hésitation.

Je vois Jacquet tiquer et tout à mon entreprise, je n’en comprends pas tout de suite la raison. Ce que je viens de dire, je me le suis tellement répété depuis la mort de Momo que j’ai l’impression de le rabâcher. De toute façon, d’ailleurs, je compte y revenir, sachant bien que ce n’est pas en un jour que va changer, chez mes compagnons et chez moi, l’attitude de toute une vie. Ni l’instinct de l’autodéfense, supplanter le respect appris de la vie humaine.

— Quand même, dit Colin avec tristesse. Tuer des gens !

— Il le faut, dis-je sans hausser la voix. C’est cette nouvelle époque qui le veut. Le gars qui prend ton blé, je le répète, il te condamne. Et toi, tu n’as quand même pas de raison de préférer ta mort à la sienne !

Colin se tait. Les autres aussi. Je ne sais si je les ai convaincus. Mais l’événement a son poids. Je peux lui faire confiance pour peser sur leur mémoire, et m’aider à leur inculquer, et à m’inculquer d’abord à moi-même, ce réflexe inouï de vitesse et de brutalité par lequel l’animal défend son territoire.

Je finis quand même par remarquer que le visage de Jacquet a viré au cramoisi et que de grosses gouttes de sueur perlent à son front et coulent le long de ses tempes. Je me mets à rire.

— Rassure-toi, Jacquet ! Les décisions que nous prenons ce soir ne sont pas rétroactives !

— Et qu’est-ce que ça veut dire, « rétroactives » ? dit-il en me fixant de ses bons yeux marron.

— Ça veut dire qu’elles ne s’appliquent pas aux actes du passé !

— Ah bon ! dit-il, très soulagé.

— Sacré Jacquet, dit Peyssou.

Et les yeux fixés sur Jacquet, nous rions, comme pour Thomas tout à l’heure. Je n’aurais pas cru que cette gaieté soit possible, après le sang qu’on a perdu et celui qu’on a versé. Mais ce n’est pas de la gaieté. Ce rire a un contenu social. Il affirme notre cohésion. Thomas, malgré ses erreurs, est des nôtres. Jacquet, aussi. La communauté, après ses épreuves, se reforme, se referme et se fortifie.

L’enterrement est fixé à midi et nous avons convenu qu’on communierait. Après l’Assemblée du matin, j’attends dans ma chambre ceux d’entre nous qui ont décidé de se confesser.

J’entends Colin, Jacquet, Peyssou. Ces trois-là, avant qu’ils ouvrent la bouche, je sais ce qui leur pèse. Et tant mieux s’ils ont l’impression que je peux les débarrasser de ce fardeau :
« Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez et ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez. »
Dieu me garde de penser que je détiens ou détiendrai jamais cet exorbitant pouvoir ! Alors que je doute parfois que Dieu lui-même puisse laver la conscience d’un homme. Mais je m’arrête. Je ne veux affliger personne par mes hérésies. D’autant que dans ce domaine, je ne suis sûr de rien.

Quand Colin a fini, il me dit avec son petit sourire :

— D’après Peyssou, Fulbert, à confesse, pose beaucoup de questions. Après, il t’engueule. Toi, c’est pas ta méthode.

Je souris à mon tour.

— Tu voudrais pas ! Si tu te confesses, c’est pour te soulager. Je vais pas te compliquer la tâche.

À mon grand étonnement, le visage de Colin devient grave.

— Mais je me confesse pas que pour ça. Je me confesse aussi pour devenir meilleur.

Il rougit en disant cela, car la phrase lui parait ridicule. Je fais une moue dubitative.

— Tu crois pas que c’est possible ?

— Dans ton cas, peut-être. Mais dans la plupart des cas, non.

— Et pourquoi ?

— Parce que les gens, vois-tu, ils sont très forts pour se cacher leurs défauts. Conséquence : leur confession n’a pas de valeur. Je te prends la Menou : je l’ai pas entendue en confession, note bien, sans ça, je t’en parlerais pas. Mais la Menou se reproche ses « duretés » pour Momo, et pas du tout ses vacheries à l’égard de la Falvine. Pour elle, il y a même pas vacherie, son attitude est tout à fait légitime.

Colin se met à rire. Et moi, je m’aperçois que j’ai parlé de Momo comme s’il était encore en vie, et cela me fait tout d’un coup une peine affreuse. J’enchaîne aussitôt :

— J’ai écrit un petit mot à Fulbert pour l’informer de l’apparition de bandes de pillards dans la région. Je lui ai conseillé de mieux garder La Roque, surtout la nuit. Ça te ferait plaisir de porter ce mot ?

Colin rougit derechef.

— Après ce que je t’ai dit, tu penses pas que c’est un peu...

Il laisse sa phrase en suspens.

— Je pense que tu as à La Roque une amie d’enfance et que ça te fait plaisir de la revoir. Et alors ? Où est le mal ?

Après les trois hommes, je reçois Catie. À peine entrée dans ma chambre, elle me jette les bras autour du cou.

Bien que son étreinte me fasse de l’effet, je prends le parti d’en plaisanter et je me dégage en riant.

— Tu exagères. Il s’agit de me peloter ou de te confesser ? Allez, assieds-toi, et assieds-toi de l’autre côté de la table, comme ça je serai un peu à l’abri.

Elle est ravie de cet accueil. Elle s’attendait à plus froid. Et la voilà qui se confesse tambour battant. J’attends la suite, car je sais qu’elle n’est pas venue pour ça. Pendant qu’elle bat sa coulpe en me confiant des broutilles qui ne l’ont jamais gênée, je note qu’elle s’est fait les yeux. Discrètement, mais tout y est : les sourcils, les cils, les paupières. Elle vit encore sur ses petites provisions de fard d’avant la bombe.

Quand elle a fini son insignifiant déballage, je me tais. J’attends. Et pour que mon attente soit plus neutre, je ne la regarde pas. Je griffonne sur une feuille de buvard avec mon crayon.

— Je ne gâche pas de papier, il est trop précieux, maintenant.

— Et autrement, dit-elle enfin, tu es toujours fâché contre moi ?

Je griffonne.

— Fâché ? Non.

Et comme je ne développe pas, elle reprend :

— Tu n’as pas l’air content.

— Je ne le suis pas non plus.

Un silence. Je griffonne toujours.

— Et c’est de moi que tu n’es pas content, Emmanuel ? dit-elle de sa voix la plus câline.

Elle doit faire sa chatte et multiplier les mimiques. Peine perdue. Mes yeux sont très occupés. Je dessine un petit ange sur mon buvard.

— Je ne suis pas content de ta confession, dis-je d’une voix sévère.

Et alors seulement je lève la tête et je la regarde. Elle ne s’attendait pas à celle-là : Elle ne doit pas me prendre très au sérieux, comme abbé de Malevil.

— C’est une mauvaise confession, dis-je, toujours sévère. Tu t’es même pas accusée de ton principal défaut.

— Et qu’est-ce que c’est, d’après toi ? dit-elle avec une agressivité qu’elle a peine à contrôler.

— La coquetterie.

— Oh, ça ! dit-elle.

— Oh, bien sûr ! dis-je, pour toi, c’est rien ! Tu aimes ton mari, tu sais que tu le tromperas pas (ici, elle sourit d’un air moqueur) alors, tu te dis, allons-y, amusons-nous un peu ! Malheureusement, ces petits jeux, dans une communauté de six hommes où il n’y a que deux femmes, c’est très dangereux. Et ta coquetterie, si j’y mets pas le holà, elle va me foutre le bordel à Malevil. Déjà, Peyssou, à mon avis, il te regarde un peu trop.

— Tu crois ? dit Catie.

Elle rayonne ! Elle ne se donne même pas la peine de paraître contrite !

— Je crois, oui ! Et aux autres aussi, tu leur fais des agaceries. Mais eux, par bonheur, ça leur est bien égal.

— Tu veux dire que toi, ça t’est égal, dit-elle agressivement. Mais ça, je le savais. Tu n’aimes que les grosses dondons, comme la fille a poil que tu as collée à la tête de ton lit. Vrai, comme curé, tu m’étonnes ! On s’attendrait plutôt à y voir un crucifix !

Mais elle mord, ma parole !

— C’est une reproduction de Renoir, dis-je, étonné de me trouver tout d’un coup réduit à la défensive. Tu ne connais rien à l’art.

— Et le portrait de ta boche, sur ton bureau, c’est de l’art ? Elle est affreuse, cette mémère ! Des nichons partout. Et puis, d’ailleurs, toi tu t’en fous, tu as Évelyne.

Quel serpent ! Je dis avec une colère froide :

— Comment, j’ai Évelyne ? Qu’est-ce que ça veut dire « j’ai » Évelyne ? Tu me prends pour un Wahrwoorde ?

Et de mes deux yeux plantés dans les siens, je la foudroie. Aussitôt, sur la pointe des pieds, elle se retire du champ de bataille.

— Mais j’ai jamais dit ça, tu penses ! dit-elle. Ça m’a même pas effleurée.

Je t’en fous, que ça l’a pas effleurée ! Je me calme peu à peu. Je reprends mon crayon et à mon petit ange je supprime les ailes. Puis je lui ajoute deux petites cornes et une grande queue. Une queue prenante, à la façon des singes. Et pendant ce temps, je vois Catie devant moi qui se tortille, pour essayer de voir ce que je fais. Comme elle est fière de son petit sexe, cette petite guenon ! Et comme elle veut faire sentir partout son pouvoir. Je relève la tête et la scrute :

— Ton rêve, au fond, c’est que tous les hommes, à Malevil, soient amoureux de toi, et qu’ils soient tous réduits au désespoir. Et pendant ce temps-là, toi, tu n’aimes que Thomas.

J’ai mis au but, du moins je le crois sur le moment. Car au fond de ses yeux, je vois la petite flamme de l’agressivité qui se réveille.

— Qu’est-ce que tu veux ? dit-elle. Tout le monde peut pas faire la pute, comme ta Miette.

Un silence. Je dis sans hausser la voix :

— Tu parles bien de ta soeur. Bravo.

Pas mauvaise fille, Catie, au fond. Car elle rougit et pour la première fois depuis le début de sa confession, elle a vraiment l’air contrit.

Other books

Hot Extraction by Laura Day
MERCILESS (The Mermen Trilogy #3) by Mimi Jean Pamfiloff
Rotten to the Core by Kelleher, Casey
Errors of Judgment by Caro Fraser
Cleopatra the Great by Joann Fletcher
Alien in My Pocket by Nate Ball