Malevil (55 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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— Tu devrais pourtant avoir de l’entraînement, dit la Menou, vu toutes les fois que tu as fait la route de La Roque à Malejac pour aller faire la noce chez ta pute.

— À ta santé, Emmanuel, dit le vieux Pougès avec dignité, mais furieux en dedans que la Menou lui gâche son heure de gloire.

— Menou, dis-je d’un ton sévère, donne-lui donc un morceau à manger.

— C’est pas de refus, dit le vieux Pougès... Surtout que ça m’a creusé, de passer par chez Faujoux.

La Menou ouvre le placard à droite de la cheminée, pose avec violence une assiette devant Pougès, puis découpe une mince tranche de jambon, et la saisissant entre le pouce et l’index, la jette de loin sur l’assiette.

Je lui adresse un regard sévère, mais elle feint de ne pas le voir. Elle est en train de tailler à Pougès une tranche de tourte et s’applique à la tailler la plus mince possible, ce qui n’est pas facile, la tourte étant fraîche. Tout en poursuivant cette opération délicate, elle se parle à elle-même à mi-voix. Mais comme le vieux Pougès se tait parce qu’il boit son premier verre, l’oeil fixé sur la bouteille, comme d’autre part, nous nous taisons aussi dans l’attente des nouvelles qu’il nous a annoncées, le silence qui règne dans la cuisine rend parfaitement audible l’aparté de la Menou, et je tente en vain de l’interrompre.

— Y a des gens, dit la Menou sans me regarder, qu’on dirait qu’ils sont pires que des poux à vous sucer le sang des autres. Je te prends l’Adélaïde. Vous me direz, l’Adélaïde, c’était pas grand-chose, je suis bien d’accord. Ouverte aux quatre vents qu’elle était. Quand même, y en a que je sais qui ont bien profité d’elle, l’un dans l’autre. D’abord, pour tirer leur coup à l’oeil et quand ils ont été de plus pouvoir, pour lui tirer de la boisson, que cette pauvre grande salope, elle s’est sûrement pas enrichie avec des clients comme ça !

Le vieux Pougès repose son verre, se redresse et de la main gauche essuie sa moustache.

— Emmanuel, dit-il avec dignité, c’est pas pour te faire un reproche, mais tu devrais empêcher ta domestique de me manquer de respect sous ton toit.

— Voyez-vous ça, il lui faut du respect, maintenant, dit la Menou.

Pâle de rage d’avoir été traitée de domestique, elle balance la tranche de tourte sur la table à la volée et croise ses bras maigres sur sa poitrine en fixant sur Pougès des yeux étincelants. Mais celui-ci déguste à la fois son deuxième verre et sa petite vacherie, et des deux parts il se trouve bien vengé.

— Menou n’est pas ma domestique, dis-je avec fermeté. Elle a du bien. Si elle est chez moi, c’est qu’elle tient mon ménage. Mais je la paye pas. Je te parle avant la bombe, naturellement.

— Comme qui dirait la gouvernante de M. le curé, dit Colin.

Et tous, sauf la Menou, se mettent à rire, ce qui détend l’atmosphère.

J’en profite pour me lever, me diriger vers la Menou et lui glisser à l’oreille : « Si tu continues, je te fous à la porte de la cuisine devant tout le monde ». Elle ne répond pas. Elle respire avec force, l’oeil brillant, les lèvres serrées et le naseau palpitant. En un sens, ça me fait plaisir de la revoir ainsi, après ce qui s’est passé.

Je me rassieds. Le vieux Pougès est en train de finir son morceau et son troisième verre. Et ça prend un temps infini. Il boit vite, mais il mastique lentement.

Son troisième verre fini, il reste à tirer sur ses moustaches sans dire un mot en regardant la bouteille. Je lui remplis son verre à nouveau et d’un coup sec, replace le bouchon. Il me regarde faire, regarde ensuite son verre plein, mais ne le touche pas. Pas encore. Le dernier verre, il le boit toujours en silence. C’est donc maintenant qu’il lui faut parler. Comme il tarde outre mesure, je l’amorce :

— Alors, il est malade, Armand ?

Le vieux Pougès secoue la tête :

— Il est pas malade, dit-il, avec le dédain pour l’ignare de celui qui sait, et je puis voir d’après sa répugnance à parler, que ça lui fait bien de la peine de nous donner quoi que ce soit, même des nouvelles.

— Alors, dis-je d’un ton sec, pour lui rappeler quand même sa part du contrat.

— Alors, c’est pas joli joli, ce qui s’est passé la-bas.

Il fait une pause et ajoute :

— Il y a eu du sang.

Il nous regarde en hochant la tête.

— C’est Pimont qui a trouvé l’Armand qui essayait de sauter l’Agnès.

— De force ? dit Colin en pâlissant.

— De force ou pas de force, dit le vieux Pougès avec une méchanceté à faire grincer des dents. L’Agnès dit que c’est de force. Moi, j’en sais rien, tu la connais mieux que moi, mon gars, tu dois savoir.

— Bref, dis-je avec irritation.

— Bref, le Pimont, son sang lui fait qu’un tour. Il te prend un petit couteau de cuisine et il te le lui plante dans le dos. Eh bé, tu croirais pas, ça lui a fait ni chaud ni froid, à Armand. Il s’est retourné et il a dit : je vais t’apprendre à me foutre un coup de poing dans le dos, salaud. Et là-dessus, à bout portant, il te lui fait sauter la gueule avec sa pétoire, que le pauvre Pimont,
il avait pour ainsi dire plus de figure. On a tous rappliqué et voilà Armand sur le seuil de Pimont, blanc qu’il était, mais autrement droit comme un i, il nous raconte son histoire de coup de poing dans le dos. Et maintenant, barrez-vous, qu’il dit, ou je tire dans le tas ! Et le voilà qui braque sa pétoire sur nous et marche à reculons jusqu’à la porte du château. Eh bé, tu vois, Emmanuel, c’est seulement quand il s’est retourné pour ouvrir la porte du château qu’on a vu le couteau planté dans son dos. Et bien visible, qu’il était, vu qu’Armand, il avait sa veste noire et que le manche du couteau était rouge. Et le voilà quand même qui s’en va, l’Armand, avec son couteau dans le dos !

— Et Agnès ? dit Colin.

— Comme folle, tu penses, reprend le vieux Pougès avec une insensibilité totale. Son homme tout bousillé, un grand trou dans la gueule et une flaque de sang sur son parquet que tu aurais dit qu’on avait tué un boeuf. Heureusement, Judith l’a prise chez elle avec le bébé. Mais attends, attends, poursuivit-il, comme si la suite lui paraissait bien plus importante. L’Armand, il arrive au château et te raconte tout le truc à Fulbert, devant Josepha et Gazel. Et Josepha qui lui dit dans son charabia : Mais M. Armand, vous avez un couteau dans le dos ! Il veut pas croire. Il tâte avec sa main, et le voilà qui tombe sur le nez ! Évanoui. C’est la Josepha qui nous l’a dit.

— Et ensuite, dis-je avec impatience.

— Ensuite, c’est tout, dit le vieux Pougès en lorgnant son verre plein.

— Comment, c’est tout ? C’est comme ça que vous êtes, à La Roque ? On vous tue un homme chez lui en plein jour, devant tout le monde, on connaît le meurtrier, et personne ne dit rien ? Pas même Marcel ? Pas même Judith ?

— Ah, eux ! dit Pougès avec négligence, mais quand même sans me regarder. Eux, ils ont rien fait que de convoquer le village et de faire voter un machin. Soi-disant que l’Armand il devait être jugé et puni pour meurtre.

— Et c’est rien, ça ? dis-je avec indignation. Tu trouves que c’est rien ?

J’ajoute avec colère :

— Et toi, bien sûr, dans le vote, tu t’es abstenu.

Le vieux Pougès me regarde avec reproche en tirant sur sa moustache.

— Dans ton intérêt, Emmanuel. Faut pas que je me mette trop dans le camp à Marcel, si je suis pour continuer mes promenades en vélo.

Et ce disant, il me fait un clin d’oeil.

— Et Fulbert, qu’est-ce qu’il a dit, de ce vote ?

— Il a dit non. Il est venu nous le dire par le guichet de la porte, que c’était un cas de légitime défense et qu’il y avait pas lieu à jugement. Les gars l’ont un peu hué. Et depuis, le Fulbert, il a un peu les chocottes, surtout que l’Armand est au lit. Alors, il nous fait passer les rations par le guichet et il sort plus du château. Il attend que ça se tasse. À ta santé, Emmanuel.

Ces derniers mots, ça a l’air d’une politesse et c’est tout le contraire. Ça veut dire que maintenant il boit et qu’on veuille bien lui foutre la paix, vu qu’il nous a assez payés comme ça.

Le silence s’établit. Nous non plus, nous ne parlons pas. Mais nous n’avons pas besoin de paroles. Nous savons que nous sommes tous bien d’accord et que nous n’allons pas laisser un meurtre impuni. Il est temps d’aller remettre de l’ordre dans les affaires de La Roque.

Note de Thomas

Cette expédition à La Roque eut lieu, mais beaucoup plus tard que prévu, et non sans que nous ayons nous-mêmes affronté un danger mortel. C’est pourquoi je me permets d’interrompre le récit d’Emmanuel par des remarques qui ne seraient pas à leur place plus loin quand les choses recommenceront à bouger.

Je dois dire que je suis très affecté par la façon dénigrante dont Emmanuel présente Catie dans ces pages. Venant surtout d’Emmanuel, je ne puis comprendre un tel parti pris. Dans la scène de la confession, où il lui reproche sa « coquetterie », il va jusqu’à écrire : « 
comme elle est fière de son petit sexe, cette petite guenon ».

Je pose la question : pourquoi ne le serait-elle pas ? Qu’on me permette de le dire, du moins à mots couverts, une Catie dans ce domaine vaut, à elle seule, une dizaine de Miette.

D’ailleurs quand Emmanuel parle de la « coquetterie » de Catie, sa psychologie est en défaut. La chose est beaucoup plus sérieuse. Catie n’est pas coquette. Elle ne peut pas voir un homme qui lui plut sans désirer se donner à lui. Au fond, ce que sa soeur fait par devoir, elle le ferait volontiers par plaisir.

Sur ce sujet, comme sur tous les sujets, Catie est tout à fait franche. La veille de notre mariage elle m’a dit : la seule chose que je ne puisse pas te promettre, c’est de t’être fidèle.

Je suis donc prévenu, et l’étant, il serait absurde de ma part d’être jaloux. D’autant plus que je me suis donné, en épousant Catie, un privilège exorbitant. Quand Emmanuel est revenu de
l’Etang
portant Miette en croupe, il aurait pu, lui aussi, déclarer d’emblée : Miette est à moi. Et Miette, certes, ne demandait pas mieux. Au lieu de cela, Emmanuel s’est effacé, il a pris ses distances avec Miette et Miette a compris ce qu’il attendait d’elle. La première générosité n’a pas été le fait de Miette, mais bel et bien d’Emmanuel.

En cela, il s’est montré sage et fort. Je ne l’ai pas imité. Oublieux que j’avais partagé Miette avec les compagnons, j’ai voulu avoir Catie pour moi seul. Et dans une communauté de six hommes, j’ai confisqué à mon seul profit la seule femme valable — je dis valable — sous prétexte que je l’aimais.

Certes, j’ai pour elle gratitude et amitié. Mais le premier feu du désir passé, est-ce que je l’aime ? Je veux dire est-ce que je l’aime plus que j’aime Emmanuel, Peyssou ou Meyssonnier ? Et pourquoi
aimerait-on davantage une femme — sous prétexte qu’on couche avec elle — que son ami. Je soupçonne beaucoup de mensonges et de conventions dans ce romantisme de pacotille.

Autre question : est-ce que le fait d’« 
aimer
 » une femme vous confère le droit de l’accaparer dans une société où le nombre de femmes est très limité. Si oui, Peyssou, qui montre un fort penchant pour Catie, a tout autant de droit que moi à sa possession exclusive. Quant à Catie elle-même, si elle consultait ses goûts paysans, ne serait-elle pas plus attirée par Peyssou que par moi ? Mon impression, c’est que je me suis fourré dans une situation très fausse où mon amour-propre va laisser des plumes. Catie ne me sera pas fidèle, je le sais, et je me défends d’avance d’en être irrité. Si choquant que cela soit pour les habitudes mentales héritées du temps d’avant, Emmanuel a raison : Dans une communauté où tout repose sur l’affection mutuelle des membres, les liens exclusifs d’homme à femmes ne sont plus à leur place.

Je veux revenir sur les sentiments négatifs d’Emmanuel à l’égard de Catie. Ils créent à Malevil un malaise persistant. Catie admire Emmanuel et souffre d’être si peu appréciée par lui. Elle a l’impression qu’il la compare sans arrêt à Miette, et toujours à son désavantage. De là, je crois, son attitude rétive et indisciplinée. À mon avis, cette attitude disparaîtrait si Emmanuel attachait plus de prix à Catie en tant qu’être humain.

J’en viens maintenant à parler d’Évelyne. Sur ce sujet, je voudrais être franc, sans être odieux.

Je dis tout de suite ma conviction : je suis persuadé que sur le plan physique il n’y a rien, absolument rien, entre Évelyne et Emmanuel.

Catie a été longtemps persuadée du contraire, et nous en avons souvent discuté.

Ce qui a fait naître toutes ces spéculations, c’est un incident tout à fait surprenant qui se situe entre notre retour à Malevil et l’affaire des pillards, et qu’Emmanuel a passé sous silence dans son récit. Ce n’est pas la première fois, je l’ai déjà noté, qu’Emmanuel omet des choses qui le gênent.

On connaît le rite de Malevil : chaque soir, la veillée finie, Miette vient prendre par la main le compagnon qu’elle a élu. C’est un rite qui, je dois le dire, m’a d’abord choqué. Et ensuite, dans l’impatience où j’étais de voir revenir mon tour, je m’y suis habitué. Maintenant que je suis marié et bien installé dans mon privilège — du moins, pour un temps —, il me choque à nouveau. Oui, je sais ce qu’on va dire. Que l’homme a deux morales, selon qu’il bénéficie ou non de l’acte qui le scandalise.

Bref, ce soir-là, un mois peut-être après l’arrivée d’Évelyne à Malevil, Miette, la veillée finie, se dirigea vers Emmanuel et en lui souriant d’un air tendre, elle lui prit la main. Aussitôt, Évelyne, qui se trouvait debout à la gauche d’Emmanuel, passa à sa droite et sans dire un mot, avec une décision et une force qui nous surprirent, dénoua les deux mains. Étonnée et chagrinée qu’Emmanuel eût laissé partir la sienne sans résister, Miette ne lutta pas. Elle regardait Emmanuel. Mais Emmanuel ne bougeait pas, et ne disait pas un seul mot. Il considérait Évelyne avec un air d’extrême attention, comme s’il essayait de comprendre ce qu’elle faisait — qui était pourtant bien évident pour tout le monde. Et quand Évelyne saisit dans sa « menotte » la main qu’elle venait de libérer, Emmanuel la laissa faire.

Je n’ai pas oublié le regard qu’Évelyne lança alors à Miette. Ce n’était pas un regard d’enfant, mais de femme. Et qui disait aussi clairement que des paroles : il est à moi.

Ce que pensa Miette de cet incident, on peut le deviner. Mais elle ne fit aucun commentaire. Quand le tour d’Emmanuel revint, elle le passa et Emmanuel n’eut pas l’air de s’en apercevoir.

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