Malevil (30 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Silence. Thomas, qui se sent battu, je crois, a renoncé à discuter, et les autres ne paraissent pas disposés à parler.

Comme il faut, quand même, qu’ils se prononcent, je les regarde d’un air interrogatif et je dis :

— Alors ?

— Je n’aimerais pas ça, dit Peyssou.

— Quoi, ça ?

— Ton système, là-bas, dans l’Inde.

— Ce n’est pas une question d’aimer, c’est une nécessité.

— Quand même, dit Peyssou, partager une femme à plusieurs, moi, je dis non.

Un silence.

— Je suis de son avis, dit Colin.

— Moi aussi, dit Meyssonnier.

— Moi aussi, dit Thomas avec un sourire exaspérant.

Je regarde le feu. Il vient de m’arriver quelque chose de stupéfiant : je suis mis en minorité ! Je suis battu ! Depuis que j’ai pris, si je puis dire, la tête de la direction collégiale du
Cercle,
à douze ans, c’est la première fois. Et bien que je reconnaisse que c’est là chez moi un sentiment puéril, je suis très mortifié. En même temps, je voudrais ne pas le paraître, et comme si de rien n’était, reprendre la parole, enchaîner, passer à l’ordre du jour. Je n’y arrive pas. J’ai la gorge serrée. Mon esprit est un blanc total. Non seulement je suis battu, mais mon silence me fait perdre la face.

Celui qui me sauve et certes, sans le vouloir, c’est Thomas.

— Eh bien, tu vois, dit-il sans aucune élégance. La monogamie l’emporte.

Mais il est vrai que je l’ai, à l’instant, un peu bousculé. Il doit avoir sur le coeur l’« idée de curé ».

La remarque de Thomas est accueillie avec froideur. Je regarde mes compagnons. Ils sont rouges, mal à l’aise et au moins aussi gênés que moi par mon échec. Surtout, me dira plus tard Colin, après une journée que tu nous avais rendu tant de services.

Leur confusion me réconforte.

— Je suis tout prêt, dis-je, à considérer votre avis comme un vote et à m’incliner. Encore faut-il bien comprendre ce que ce vote signifie. Est-ce qu’il veut dire qu’on va forcer Miette à faire choix d’un seul partenaire et à s’y tenir ?

— Non, dit Meyssonnier. Pas du tout. On la forcera pas.

Mais si elle s’en tient à un seul mari, on va rien faire pour l’en détourner.

Bien. Voilà qui est clair. Et claire aussi, la différence stylistique. J’ai dit « partenaire » et il a dit « mari ». J’ai envie de faire remarquer au communiste Meyssonnier qu’il a une conception petit-bourgeoise du mariage. Stoïque, je m’en abstiens. Je regarde les trois autres.

— C’est bien ça ?

C’est bien ça. Respectons l’hymen. Pas d’adultère, même consenti. Morale conventionnelle pas morte. À mon avis, ce respectable système ne peut absolument pas fonctionner dans une communauté de six hommes ayant reçu en partage une femme unique. Mais on ne peut pas avoir raison contre tous. La position de mes compagnons me paraît maximaliste et insensée : Rester célibataire jusqu’à la fin de ses jours, plutôt que de ne pas avoir une femme à soi seul. Il est vrai que chacun espère sans doute être l’élu.

Je me tais. Je suis inquiet pour l’avenir. J’ai peur des frustrations, des jalousies, peut-être même des envies de meurtre. Et aussi, pourquoi ne pas le dire, j’éprouve maintenant un cuisant regret de n’avoir pas pris Miette à
l’Étang
quand j’en avais l’occasion. Je ne suis pas bien récompensé d’avoir contrôlé mes « passions », comme je disais du temps du
Cercle.

Le lendemain, à l’aube, après une très mauvaise nuit, je suis réveillé par la cloche du châtelet d’entrée sonnant à toute volée. C’est une grosse cloche d’église que j’ai achetée dans une vente et que j’ai fait monter sur le côté du porche pour permettre aux visiteurs et aux touristes de se faire ouvrir. Mais son bourdon fait un vacarme qu’on entend de si loin — de La Roque même, m’a-t-on dit — que j’ai placé à côté de la porte une sonnerie électrique, inutile aujourd’hui.

Je me demande ce qui peut bien arriver, pour qu’on sonne si fort et si longtemps. Je jaillis de mon lit, enfile mon pantalon sur mon pyjama, mes bottes sur mes pieds nus, et saisissant ma carabine, suivi de Thomas qui s’arme lui aussi, je dégringole l’escalier à vis jusqu’au rez-de-chaussée et franchissant le pont-levis, je gagne en courant la première enceinte.

Tout le château est rassemblé là, habillé à la diable, devant la Maternité. Rien que de très heureux : la Marquise de
l’Étang
vient d’accoucher d’un veau dans un coin du box et elle est en train d’en faire un autre dans le coin opposé. Chargé par sa mère de nous apprendre la nouvelle, Momo, délirant d’enthousiasme, a trouvé plus digne de la circonstance de sonner la cloche. Je l’engueule sec. Je lui rappelle mes défenses expresses et répétées. Et me tournant vers la Falvine, je la complimente sur les deux veaux de sa vache, qui sont d’ailleurs des velles. La Falvine est plus gonflée d’orgueil que si elle les avait faites elle-même, et caquette sans arrêt dans le box avec la Menou, prêtes bien inutilement toutes les deux à aider, puisque la deuxième génisse est déjà là, ronde, baveuse et attendrissante. Commentaires de Peyssou, Meyssonnier, Colin et Jacquet, dominés par les rappels tonitruants que fait Peyssou de tous les cas, rares, mais mémorables, où il a vu, ou su, qu’une vache avait fait des jumeaux. Nous sommes tous appuyés à la cloison de bois du box, le menton sur la lisse, Miette parmi nous.

Elle est peu vêtue, les cheveux emmêlés, tiède encore de sommeil. À sa vue, mon coeur cogne comme un idiot. Bien. Admirons plutôt les velles. Elles sont couleur acajou, et pas du tout petites, comme on aurait pu croire.

— Que tu n’aurais pas dit, remarque le Peyssou, à voir la mère, qu’elle allait en poser deux, vu qu’elle était pas plus grosse que pour un.

— J’ai bien connu des vaches qui étaient plus grosses que celle-là, confirme la Menou. Et voilà celle-là qui t’en fait deux, et deux beaux. À se demander où elle les mettait.

— Tu peux dire que tu as de la chance, dit Peyssou à la Falvine (je ne sais pas pourquoi nous faisons tous honneur à la Falvine d’une vache qui, en fait, appartient maintenant à Malevil, sinon, peut-être, que nous avons à coeur de lui compenser l’accueil de la Menou). Une vache qui fait des jumeaux, reprend Peyssou avec une gravité courtoise, je pense bien que tu n’as pas envie de la vendre, Falvine. Par contre, tu vendrais tes deux veaux à huit jours que ça t’irait chercher dans les soixante mille balles. Sans compter tout le lait que tu te ferais dans la suite. Ça vaut de l’or, une vache comme ça. D’autant qu’elle pourrait bien recommencer à t’en faire deux.

— Et ces veaux, à qui tu les vendrais, maintenant, couillon ? dit Colin.

— C’est pour dire, fait Peyssou d’un air songeur, les yeux mi-clos. Il doit rêver à une étable-modèle dans un monde meilleur, avec station de traite électrique et rien que des vaches spécialisées dans la production des jumeaux. Il en oublie de regarder Miette. Il est vrai que ce matin, après le vote d’hier soir, nous ne la regardons que furtivement. Chacun a peur, devant l’autre, d’avoir l’air de trop pousser ses pions.

Je compte : Princesse, Marquise et les deux nouveau-nées, que nous décidons d’appeler Comtesse et Baronne pour compléter le Gotha. Ah ! j’oubliais : laissée à
l’Étang,
Noiraude, moins aristocratique, mais en pleine lactation, et sans veau. Voici Malevil en possession de cinq vaches, d’un taureau adulte et d’un taurillon, Prince. Mais celui-ci, nous allons le garder aussi, car nous ne pouvons pas courir le risque d’un mâle unique. Côté hippique, nous avons trois juments : Amarante, Bel Amour, sa fille Malice et l’étalon Malabar. Je ne compte pas les cochons, trop nombreux maintenant pour que nous puissions tous les élever. J’éprouve à la pensée de toutes ces bêtes un chaleureux sentiment de sécurité, à peine tempéré par la peur que les champs ne consentent plus à les nourrir et nous non plus. Curieux comme, l’argent parti, les faux besoins se sont évanouis avec lui. Comme au temps de la Bible, nous pensons en termes de nourriture, de terre, de troupeau et de conservation de la tribu. Miette, par exemple. Je ne la regarde pas du tout comme je considérais Birgitta. Avec Birgitta, comme si la chose allait de soi, je dissociais la sexualité de sa fin, tandis que Miette, je ne la conçois que féconde.

Même avec deux charrettes, on mit quatre jours à vider l’Étang. Les citadins se plaignent de leurs déménagements, ils ne savent pas ce qu’on peut accumuler de choses dans une ferme au cours d’une vie, toutes utiles, et la plupart encombrantes. Sans compter, bien sûr, les bêtes, le fourrage et le grain.

Le cinquième jour enfin, on put reprendre le labourage de la petite pièce dans les Rhunes, occasion pour nous d’appliquer les nouvelles consignes de sécurité. Jacquet laboura, tandis que l’un d’entre nous, à tour de rôle, montait la garde, armé de la carabine dans la petite colline qui dominait les Rhunes à l’Ouest. Si la sentinelle voyait un ou plusieurs individus suspects, la consigne était de tirer en l’air et de ne pas se montrer, ce qui laisserait le temps à Jacquet de se réfugier au château avec le cheval et à nous-mêmes d’arriver sur les lieux en renfort avec les fusils — trois, maintenant, avec le fusil de Wahrwoorde, quatre avec la carabine.

C’était bien peu. Je pensai alors à l’arc de Wahrwoorde, qui s’était avéré une arme si redoutable et si précise en combat rapproché. Birgitta m’avait appris la théorie du tir, bien plus délicate qu’on ne le croirait à vue de nez et au milieu du scepticisme général, je commençai à m’exercer sur le chemin qui menait à la première enceinte. Avec un peu d’assiduité, j’obtins des résultats satisfaisants et j’augmentai peu à peu ma distance. À quarante mètres, j’arrivais à placer, dans mes bons jours, une flèche sur trois dans la cible. Ce n’était pas Guillaume Tell, ni même le Wahrwoorde, mais au fond c’était plutôt mieux que ce que pouvait faire à la même distance un fusil de chasse qui, à partir de cinquante mètres, disperse énormément ses plombs. J’étais étonné, aussi, de la force de pénétration de la flèche qui se fichait si bien dans l’épaisse cible tressée qu’il me fallait quelquefois les deux mains pour l’en retirer.

Devant ces résultats, l’esprit de compétition se réveilla chez mes compagnons et l’entraînement à l’arc devint notre passe-temps favori. Je fus même bientôt rattrapé et dépassé par le petit Colin qui, à soixante mètres, mettait ses trois flèches avec régularité dans la cible et commença même, petit à petit, à les rapprocher du centre.

De nous cinq, de nous six en comptant Jacquet, mais il n’était pas encore admis à tirer, Colin était de beaucoup le plus petit et le moins robuste. Nous y étions si habitués que sa petitesse nous paraissait appartenir à son essence et que nous l’appelions le petit Colin, même devant lui. Nous ne pensions pas qu’il pût s’en offenser, puisqu’il n’avait jamais protesté contre cette appellation. Et là, tout d’un coup, à voir l’immense bonheur que lui donna sa supériorité sur nous, l’arc en main, je me rendis compte qu’il avait toujours souffert de sa fragile stature. L’arc lui-même était plus grand que lui. Mais quand il le prenait en main, ce qui lui arrivait souvent, car il commença à s’exercer plus qu’aucun d’entre nous, il était roi. À midi, après le repas, je le voyais assis contre une des deux fenêtres à meneaux de la grande salle, en train de potasser le petit manuel de tir à l’arc que Birgitta m’avait fait acheter et que je n’avais jamais ouvert. Bref, le petit Colin devint notre grand archer. C’est ainsi que je commençai à l’appeler, notant combien le mot « grand », même au sens figuré, lui faisait plaisir.

Il décida Meyssonnier à mettre en chantier avec sa collaboration, trois autres arcs. Chacun, selon lui, devait avoir le sien, et on put l’entendre se lamenter de n’avoir pas sa petite forge de la Roque (il menait de front serrurerie et plomberie) pour nous fabriquer des pointes de flèches. J’encourageais toutes ses initiatives, parce que je pensais au temps où n’ayant plus de cartouches, ni de quoi en fabriquer, nos fusils ne nous serviraient plus à rien, dans un monde où la violence, en toute probabilité, ne disparaîtrait pas faute d’armes à feu.

Un mois s’était déjà écoulé depuis que Momo avait sonné la cloche pour annoncer à l’aube la naissance des deux jumeaux de Marquise, quand un soir, vers les sept heures, alors que je me préparais à fermer ma chambre du donjon pour descendre au logis, ma Bible sous le bras, Thomas déjà sur le palier me disant, tu as tout du saint homme, et moi, la main droite tournant la clef, mais la tête dirigée du côté de Thomas, pour lui répondre, quand tout d’un coup le bourdon résonna à nouveau, non pas à la volée, comme précédemment, mais sur deux notes graves, et une troisième plus faible, rendant insolite et lourd le silence qui suivit. Je m’immobilisai. Ce ne pouvait être Momo. Ce n’était pas là son style. Je rouvris la porte, déposai la Bible sur la table, pris ma carabine et passai un fusil à Thomas.

Sans un mot et Thomas, dès qu’on fut sur le plat, me devançant de sa foulée rapide, je courus jusqu’au châtelet d’entrée. Il était désert. La Menou et Momo devaient être au logis, la première préparant le repas du soir, le second tournant autour d’elle dans l’espoir de grappiller. Quant à Colin et Peyssou, qui devaient coucher ce soir au châtelet d’entrée, ils n’étaient nullement tenus de se trouver là pendant le jour. Je me rendis compte, en visitant au pas de course les pièces désertes du châtelet, Thomas restant dehors à surveiller la porte, combien nos consignes de sécurité étaient insuffisantes. Les murs de la première enceinte, beaucoup moins hauts que ceux de la seconde, n’étaient pas hors d’échelle, ni hors de portée d’une corde munie d’un grappin. Quant aux douves, elles n’étaient pas franchies par un pont-levis, connue celles de la deuxième enceinte, mais par un pont qui permettait de s’approcher du pied des remparts et de les escalader, alors que nous étions tous rassemblés au logis en train de dîner.

Je ressortis du châtelet, je dis à Thomas, à voix basse, de prendre l’escalier du rempart et d’en haut de mettre en joue le ou les visiteurs par les ouvertures des mâchicoulis qui surplombaient le portail. J’attendis qu’il fût en place, puis m’approchai à pas de loup du judas, le tirai doucement de deux ou trois millimètres et approchai mon oeil avec prudence.

À un mètre de moi environ, le pont déjà franchi par conséquent, je vis un homme d’une quarantaine d’années à cheval sur un grand âne gris, le canon de son fusil en bandoulière émergeant de son épaule gauche. Il était tête nue, très brun de peau et de cheveu, vêtu d’un costume anthracite assez poussiéreux et, détail qui me frappa, il portait en sautoir sur sa poitrine, à la manière des évêques, un crucifix d’argent. Il me parut grand et vigoureux. Sa physionomie était empreinte du plus grand calme et j’observai qu’il ne sourcilla pas quand levant les yeux dans la direction des mâchicoulis, il aperçut Thomas qui le mettait en joue.

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