Malevil (65 page)

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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

BOOK: Malevil
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Un silence.

— C’est moche, dit Colin d’un air morose. Il vaudrait beaucoup mieux pour tout le monde que chacun ait sa femme à lui.

Réflexion qui, à la réflexion, ne me paraît pas bien gentille pour Miette. Pauvre Miette : encore un qui s’est un peu lassé de ton fonctionnariat.

Je change de sujet.

— Colin, je voudrais que cet après-midi, tu dormes tout ton saoul.

Comme je l’avais prévu, il se rebiffe.

— Et pourquoi moi ? dit-il en carrant les épaules.

Effectivement, pourquoi lui ? Ce n’est pas parce qu’il est petit que.

Je dis avec gravité :

— Je veux te confier un rôle très important dans le dispositif de défense.

— Ah, dit-il rasséréné.

— Je voudrais que tu occupes le trou individuel que Meyssonnier est en train de creuser.

— Et qui va occuper la casemate ?

— Hervé et Maurice.

— Et moi, le trou ?

— Oui. Ça veut dire que tu dormiras pas de la nuit. Eux, ils pourront dormir chacun son tour, mais pas toi.

— C’est pas une nuit blanche qui me fait peur, dit Colin d’un air négligent. Il ajoute : qu’est-ce que j’aurai comme arme ?

— Un fusil 36.

— Ah ! dit-il très satisfait.

Il lève la tête pour me regarder.

— Et eux autres ?

— Hervé et Maurice ?

— Oui.

— Les leurs.

Un silence.

— Pourquoi tous les trois des fusils 36 ?

— Pour que les gars à Vilmain, quand vous commencerez à leur tirer dans les fesses, ne puissent pas faire la différence, au son, avec leurs propres fusils.

Il s’arrête et me regarde avec un sourire en gondole.

— Au son, mais pas au toucher. Il ajoute : tu as des idées qui viendraient à personne.

— Toi aussi.

— Moi ?

— Je te dirai plus tard. J’ai pas fini. Cette nuit, je te confierai mes jumelles.

— Ah ! dit Colin.

J’ajoute :

— Je crois que Vilmain attaquera au petit jour. Je compte sur toi pour le détecter le premier et pour me signaler sa présence.

— Avec la torche électrique ?

— Surtout pas. Tu te révélerais.

— Comment, alors ?

Je le regarde.

— Le cri de la chouette.

Il me regarde à son tour, il me fait un sourire radieux, et il a l’air si naïvement fier que sa réaction me fait un peu de peine, bien que je l’aie anticipée. Si c’était possible, je donnerais volontiers la moitié des centimètres que j’ai de plus que lui pour qu’il cesse de se chercher dans la plus petite chose des compensations à sa taille.

— Tu as parlé d’une idée à moi, dit Colin au bout d’un moment.

— Une idée de Catie et une idée de toi.

— Une idée de Catie ? dit Colin.

— Tu vois, tu n’aurais pas cru. Dans ta pensée, tu l’avais peut-être un peu trop spécialisée.

Le temps de nous permettre un petit rire « entre hommes » et je reprends :

— Si Vilmain se retire, on va le poursuivre à cheval, mais pas sur la route. Par le raccourci où nous sommes. On arrivera bien avant lui à l’endroit de la pancarte. Et là, on lui tendra une embuscade.

— L’idée de l’embuscade, c’est moi ! dit Colin avec une discrète fierté. Et Catie ?

— Catie, elle a pensé aux chevaux. Et moi, j’ai pensé au sentier.

Je le laisse baigner dans sa gloire. On marche cinq bonnes minutes en silence et il reprend avec une voix un peu changée :

— Tu crois qu’on va lui foutre la pile, à Vilmain ?

— Je le crois, oui.

J’ajoute :

— Je n’ai qu’une peur, maintenant. C’est qu’il ne vienne pas.

XVII

Cette nuit-là, comme la nuit précédente, je me réserve l’aube. Un seul changement : Évelyne est autorisée à partager mon matelas par terre dans la cuisine du châtelet d’entrée et à participer à ma dernière vigile.

Elle a deux missions : dès que je lui presse l’épaule, elle alerte les combattants du châtelet et aussitôt elle gagne la Maternité et selle Amarante et les deux juments blanches, en prévision de la poursuite. Je n’emmènerai pas Malabar. Je crains que mêlé aux juments, il nous trahisse par ses hennissements.

Tous les rôles sont distribués. La Menou, au pont-levis. Et la Falvine, dans la cave du logis, où sa présence doit, en principe, rassurer les vaches et le taureau que nous y avons attaché. C’est ce que j’ai trouvé de mieux pour éloigner son caquetage.

J’ai numéroté les meurtrières de 1 à 7 en allant du sud au nord. À l’appel d’Évelyne, chacun doit gagner la sienne, au plus vite et sans bruit. Au n°1, Jacquet. Au n°2, Peyssou. Au 3, Thomas, au 4, moi Au 5, Meyssonnier. Miette et Catie aux 6 et 7. Ces deux dernières meurtrières à l’intérieur du châtelet d’entrée. Car elles sont astucieusement coudées, permettant à nos guerrières de tirer, mais non d’être atteintes par la riposte de l’adversaire : nous sommes tous bien d’accord là-dessus, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre nos femmes, l’avenir de la communauté repose sur elles.

À l’extérieur, Hervé et Maurice ont pris place dans la casemate. Colin, dans le trou individuel. C’est lui qui doit commander le tir des deux antres par un coup de feu — à son jugement, mais seulement quand Vilmain et sa bande seront bien accrochés.

— J’emporte aussi mon arc, dit Colin la veille au soir.

— Ton arc ! Et tu as un fusil !

— Ça, dit Colin, c’est encore une de mes idées. L’effet de terreur, tu comprends. Pas de bruit ni de fumée, et pan ! une flèche dans le coffre ! Ça va les secouer. Et après, seulement après, je tire avec mon 36.

Il a l’air si heureux de son idée que je le laisse faire. Et le soir, nous le regardons partir du haut des remparts, son 36 à la bretelle, et son arc immense en bandoulière. Meyssonnier hausse les épaules et Thomas est furieux : tu lui passes tout, dit-il avec reproche.

J’ai peu dormi, mais comme la nuit précédente, ma dernière veille à l’aube, assis sur le petit banc de Meyssonnier derrière la meurtrière n° 4, me trouve très dispos. Le canon de mon Springfield repose sur la pierre centenaire du merlon et sa crosse sur ma cuisse. N’est-ce pas étrange que je sois là, moi, homme du XX
e
siècle, là où tant d’archers anglais ou protestants montèrent la garde dans leur cotte de mailles ? Si Évelyne n’était pas à côté de moi, si les compagnons ne dormaient pas dans le châtelet, je ne me donnerais pas tant de peine pour survivre dans ces conditions si précaires. Ce combat contre les bandes, cette vie abrutissante de garnison sur le qui-vive, nous allons la mener pendant combien d’années ?

Évelyne est assise à côté de moi sur un petit banc qu’elle aime bien. Son dos est appuyé contre mon mollet gauche et sa tête repose sur mon genou. Si légère, sa tête, que je la sens à peine. Elle ne dort pas. De temps en temps, de la main gauche, je lui caresse le cou et la joue. Aussitôt, la petite main rejoint la mienne. Il a été convenu que pas un mot ne sera échangé.

Je sais bien que mes rapports avec Évelyne choquent mes compagnons, alors même qu’ils admirent ma patience à la soigner, à la gymnastiquer, à l’instruire. Au fond, si je faisais d’elle ma femme, ils désapprouveraient peut-être. Mais ils comprendraient davantage. Il est vrai que moi-même j’ai renoncé à me comprendre. Mes relations avec Évelyne sont platoniques tout en étant pénétrées d’éléments sensuels. Je ne suis pas tenté de la posséder, et pourtant, son petit corps me ravit Et ses yeux limpides, et ses longs cheveux. Si Évelyne devient un jour une belle jeune fille, il est probable qu’étant l’homme que je suis, je n’y résisterai pas. Pourtant, il me semble que je perdrais beaucoup. J’aimerais cent fois mieux qu’elle reste ce qu’elle est et que nos rapports ne changent pas.

Cet après-midi, dans le tiroir de mon bureau qu’elle « rangeait », pendant que je faisais une courte sieste, elle a trouvé un petit poignard effilé et tranchant que l’oncle m’avait donné comme coupe-papier. À la fin de mon somme, elle me l’a demandé.

— Qu’est-ce que tu veux en faire ?

— Tu sais bien.

Je le sais, en effet. Et je ne veux pas le lui entendre répéter. Je fais oui de la tête.

Et aussitôt, elle attache une ficelle à la boucle du fourreau et le suspend à sa ceinture. Le soir, tout Malevil lui a fait des compliments et des plaisanteries sur sa petite dague. Et moi-même, je lui ai demandé si elle comptait avec lui passer Vilmain « au fil de l’épée ». Je faisais semblant, comme les autres, d’être dupe de son jeu puéril. Mais je sais bien, moi, la résolution qui se cache derrière ce jeu.

La nuit est fraîche et la grisaille vient à peine de succéder au noir d’encre. Par la meurtrière du merlon, je vois peu de choses. Je suis surtout « attentif de l’ouïe ». C’est une phrase de Meyssonnier, qui a dû l’emprunter à sa préparation militaire. Les oiseaux morts, l’aube est étrangement silencieuse. Et Craâ lui-même me boude. J’attends. Ce crétin belliqueux va sûrement attaquer. Parce qu’ayant dit qu’il le ferait il ne saurait comment s’y prendre pour revenir sur sa décision. Et aussi parce qu’il a une confiance aveugle dans sa supériorité technologique, représentée par un bazooka d’un modèle ancien.

Ce qu’il y a de nauséeux, chez ce type d’homme, c’est qu’on peut savoir d’avance comment son esprit va fonctionner. Puisque c’est moi qui ai le bazooka, c’est à moi à faire la loi. Et sa loi, ça consiste à nous massacrer. On lui a tué deux « gonziers ». Il veut « se payer Malevil ».

Il ne se paiera rien du tout J’ai eu des bouffées de peur toute la journée, c’est fini. La route est claire. Et à part, disons, une certaine dose de fébrilité résiduelle, je suis calme. J’attends d’une seconde à l’autre l’ululement de Colin.

Je l’attends et quand il vient, il me surprend au point de me paralyser. Il faut qu’Évelyne me touche la main pour que je me souvienne que j’ai à lui serrer l’épaule. Ce que je fais, assez comiquement à mon sens, puisqu’elle sait que je vais le faire.

Évelyne me quitte, emportant comme convenu son tabouret pour que personne ne vienne buter contre lui et moi, je me retrouve à genoux devant le petit banc où je m’étais assis, le coude gauche appuyé sur lui et la joue contre le bois de mon arme. J’entends derrière moi et je vois du coin de l’oeil, car la nuit s’éclaircit de seconde en seconde, les compagnons gagner leurs emplacements. Tout cela se fait avec un silence et une rapidité remarquables.

Après quoi il se passe un temps infini. Vilmain ne se décide pas à ouvrir le feu contre la palissade et chose absurde, je ressens une vive contrariété à voir le peu d’empressement qu’il met à jouer le rôle que je lui ai assigné dans mon scénario. Je n’ai pas conscience de dire alors quoi que ce soit, mais Meyssonnier m’assure plus tard que je n’arrête pas de grommeler à voix basse :
mais qu’est-ce qu’il fout, bon Dieu, qu’est-ce qu’il fout ?

Enfin, la détonation que nous attendons tous éclate. Et en un sens, elle nous déçoit, car elle est beaucoup moins forte que je n’avais pensé. Elle doit décevoir aussi Vilmain, car l’obus n’emporte pas toute la palissade et ne projette même par les deux vantaux hors de leurs gonds. Il se contente d’en déchiqueter le centre, y ouvrant un trou d’un mètre cinquante de diamètre, mais laissant subsister, déchiquetées, mais tenant bon, sa partie haute et sa partie basse.

Que se passe-t-il alors ? Je dois donner par un coup de sifflet prolongé le signal du tir. Je ne le donne pas. Et pourtant, nous nous mettons tous à tirer, moi compris, chacun pensant sans doute que l’autre a aperçu quelque chose. En fait, personne ne voit rien, parce qu’il n’y a rien à voir. L’adversaire n’est pas sur la brèche.

Les témoignages de nos prisonniers seront là-dessus formels : au moment où nous tirons, les gars de Vilmain sont à une dizaine de mètres plus bas, tout à fait hors d’atteinte de nos coups, étant protégés par l’avancée de la falaise. Ils se dirigent précisément vers la brèche que le bazooka a faite dans la palissade quand le tir prématuré et totalement sans objet de nos fusils les arrête dans leur progression. Non parce qu’il leur fait du mal, mais parce que prenant en enfilade ce qui reste de la palissade il en fait voler des fragments et du moins quant aux plombs de nos fusils de chasse, crépite sans arrêt sur le bois. Les assaillants se couchent alors et tiraillent. En fait la même avancée de falaise qui nous empêche de les atteindre les empêche aussi de nous voir. Ainsi, les deux armées face à face font un feu d’enfer sur des objectifs néant.

Je finis par le comprendre, et Meyssonnier aussi, car il me dit :

— Faut arrêter ça, c’est idiot.

Je suis bien d’accord, mais pour arrêter ça, il me faut mon sifflet (celui de Peyssou) et je fouille dans toutes mes poches, la sueur au front, sans réussir à le trouver. Je me rends compte, ce faisant, et tout angoissé que je sois, à quel point je suis ridicule. Le général en chef ne peut plus commander ses troupes, parce qu’il a égaré son sifflet ! J’aurais pu hurler : Cessez le feu ! Même Miette et Catie, dans le châtelet d’entrée, m’auraient entendu. Mais non, je ne sais pourquoi, il me paraît très important, à cet instant, de faire les choses dans les règles.

Je la trouve enfin, cette précieuse relique. Il n’y a pas de mystère, elle était là où je l’avais mise, dans la poche de poitrine de ma chemise. Je siffle trois coups brefs, qui, répétés à quelques secondes d’intervalle, arrivent à faire taire nos fusils.

Cependant, mon sifflet a dû réveiller un écho dans l’âme militaire de Vilmain, car du rempart où je suis accroupi, je l’entends hurler à ses hommes : Vous tirez sur quoi, bande de cons ?

Là-dessus, de part et d’autre, le silence succède au déchaînement. Silence de mort serait trop dire, car personne n’a été touché. Cette première phase du combat s’achève dans la farce et dans l’immobilité. Nous ne ressentons pas le besoin de sortir de Malevil à la recherche de l’ennemi, et celui-ci n’a aucune envie d’aller à la rencontre de nos halles en se présentant sur une brèche d’un mètre cinquante de diamètre.

Ce qui suit, je ne l’ai pas vu, c’est le commando extérieur qui me l’a raconté.

Hervé et Maurice sont désespérés. Une erreur a été faite sur l’emplacement de la casemate. Car elle donne de bonnes vues sur le flanc des gens qui circulent sur le chemin de Malevil quand ils circulent debout. Mais dès qu’ils sont couchés, et c’est le cas, ils disparaissent. Le talus herbeux du chemin les dérobe en totalité. Hervé et Maurice ne peuvent donc pas tirer. En outre, à supposer même qu’un ennemi se dresse, ils ne savent pas s’ils devraient faire feu, car le fusil de Colin reste muet.

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